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Quentin Durward
– Oui, précisément; lui-même. – J'oublie toujours les mots qui commencent par cette lettre impossible[13].
Cette observation écarta des souvenirs plus pénibles, car j'avais à redresser mon ami français sur deux points. Je n'eus raison qu'avec peine pour le premier; car le marquis, avec toute sa répugnance pour les Anglais, ayant passé trois mois à Londres, prétendait que notre langue n'offrait aucune difficulté qui pût l'arrêter un instant, et il en appela à tous les dictionnaires, depuis le plus ancien jusqu'au plus nouveau, pour prouver que bride signifiait la bride d'un cheval. Son scepticisme sur cette question de philologie était tel, que, lorsque je me hasardai à lui dire que, dans tout le roman, il n'était pas une seule fois question de bride, il rejeta gravement la faute de cette inconséquence sur le malheureux auteur. J'eus ensuite la franchise de l'informer, d'après des motifs que personne ne pouvait connaître comme moi, que l'homme de lettres, mon compatriote, dont je parlerai toujours avec le respect que méritent ses talens, n'était pas responsable des ouvrages frivoles qu'il plaisait au public de lui attribuer avec trop de générosité et de précipitation. Surpris par l'impulsion du moment, j'aurais peut-être été plus loin, et confirmé ma dénégation par une preuve positive, en lui disant que personne ne pouvait avoir écrit des ouvrages dont j'étais l'auteur; mais le marquis m'épargna le désagrément de me trahir ainsi, en me répliquant, avec beaucoup de sang-froid, qu'il était charmé d'apprendre que de pareilles bagatelles n'avaient pas été écrites par un homme de condition.
– Nous les lisons, ajouta-t-il, comme nous écoutons les plaisanteries débitées par un comédien, ou comme nos ancêtres écoutaient celles d'un bouffon de profession, dont ils s'amusaient, quoiqu'ils eussent été bien fâchés de les entendre sortir de la bouche d'un homme qui aurait eu de meilleurs droits pour être admis dans leur société.
Cette déclaration me rappela complètement à ma prudence ordinaire; et je craignis tellement de me laisser surprendre, que je n'osai pas même expliquer au digne aristocrate, mon ami, que l'individu qu'il avait nommé devait son avancement, à ce que j'avais entendu dire, à certains ouvrages qu'on pouvait, sans lui faire injure, comparer à des romans en vers.
La vérité est qu'indépendamment de quelques autres préjugés injustes auxquels j'ai déjà fait allusion, le marquis avait contracté une horreur mêlée de mépris pour toute espèce d'écrivains, à l'exception peut-être de ceux qui composent un volume in-folio sur la jurisprudence ou la théologie; et il regardait l'auteur d'un roman, d'une nouvelle, d'un poème, ou d'un ouvrage de critique, comme on regarde un reptile venimeux, c'est-à-dire avec crainte et dégoût. – L'abus de la presse, disait-il, surtout dans ses productions, les plus légères, a empoisonné en Europe toutes les sources de la morale, et regagne encore peu à peu une influence nouvelle après avoir été réduite au silence par le bruit de la guerre. – Il regardait tous les écrivains, excepté ceux du plus gros et du plus lourd calibre, comme dévoués à la mauvaise cause, depuis Rousseau et Voltaire, jusqu'à Pigault-Lebrun et l'auteur des romans écossais, quoiqu'il convînt qu'il les lisait pour passer le temps; cependant, comme Pistol mangeant son poireau[14], il ne dévorait l'histoire qu'en exécrant la tendance de l'ouvrage qui l'occupait. Cette observation me fit reculer le franc aveu que ma vanité avait projeté de faire, et j'amenai le marquis à de nouvelles remarques sur le château de ses ancêtres. – Ici, me dit-il, était le théâtre sur lequel mon père obtint plus d'une fois un ordre pour faire paraître quelques-uns des principaux acteurs de la Comédie-Française, quand le roi et madame de Pompadour venaient l'y voir, ce qui lui arriva plus d'une fois. Là-bas, plus au centre, était la salle baronniale, où le seigneur exerçait sa juridiction féodale, quand son bailli avait quelque criminel à juger, car nous avions, comme vos anciens nobles écossais, le droit de haute et basse justice, fossa cum furcâ, comme le disent les juristes. En dessous est la chambre de la question, c'est-à-dire où l'on donnait la torture; et véritablement je suis fâché qu'un droit si sujet à abus ait jamais été accordé à personne. Mais, ajouta-t-il avec un air de dignité que semblait même augmenter le souvenir des atrocités que ses ancêtres avaient commises dans le souterrain dont il me montrait les soupiraux grillés, – tel est l'effet de la superstition, que même encore aujourd'hui, les paysans n'osent approcher de ces cachots dans lesquels on dit que le courroux de mes aïeux commit plus d'un acte de cruauté.
Comme nous approchions de la fenêtre, et que je montrais quelque curiosité de voir ce séjour de terreur, nous entendîmes sortir des éclats de rire de cet abîme souterrain, et nous découvrîmes aisément qu'ils partaient d'un groupe d'enfans qui s'étaient emparés de ce caveau abandonné, pour y jouer à Colin-Maillard.
Le marquis fut un peu déconcerté, et il eut recours à sa tabatière; mais il se remit sur-le-champ. – Ce sont les enfans de Madelon, dit-il, et ils se sont familiarisés avec ces voûtes qui inspirent la terreur au reste des habitans. D'ailleurs, pour vous dire la vérité, ces pauvres enfans sont nés depuis l'époque des prétendues lumières qui ont banni la superstition et la religion en même temps; cela me fait penser à vous dire que c'est aujourd'hui un jour maigre. Je n'ai d'autres convives que vous et le curé de ma paroisse, et je ne blesserais pas volontiers ses opinions. D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton plus ferme et perdant toute contrainte: l'adversité m'a donné sur ce sujet d'autres idées que celles qu'inspire la prospérité; et je remercie le ciel de ne pas rougir en vous avouant que je suis les commandemens de mon église.
Je me hâtai de lui répondre que, quoiqu'ils pussent différer de ceux de la mienne, j'avais tout le respect convenable pour les réglemens religieux de chaque communion chrétienne, sachant que nous nous adressions au même Dieu, adoré d'après le même principe de la rédemption, quoique sous des formes différentes; et que, s'il avait plu au Tout-Puissant de ne pas permettre cette variété de cultes, nos devoirs nous auraient été prescrits aussi distinctement qu'ils l'étaient sous la loi de Moïse.
Le marquis n'avait pas l'habitude de secouer la main[15], mais en cette occasion il saisit la mienne et la secoua cordialement. C'était peut-être la seule manière qu'un zélé catholique pût ou dût employer pour me faire sentir qu'il acquiesçait à mes sentimens.
Ces explications, ces remarques et celles auxquelles donnèrent encore lieu les ruines étendues du château, nous occupèrent pendant deux ou trois tours que nous fîmes sur la longue terrasse, et pendant un quart d'heure que nous restâmes dans un petit pavillon, dont le toit en voûte était encore en assez bon état, quoique le ciment fût détaché sur les côtés.
– C'est ici, dit-il en reprenant le ton de la première partie de notre entretien, que j'aime à venir m'asseoir à midi pour y trouver un abri contre la chaleur, ou le soir pour voir les rayons du soleil couchant s'éteindre dans les belles eaux de la Loire. C'est ici que, comme le dit votre grand poète, avec lequel, quoique Français, je suis plus familier que bien des Anglais, j'aime à m'asseoir,
Montrant le code d'une imagination douce et amère[16].
J'eus grand soin de ne pas protester contre cette variante d'un passage bien connu de Shakspeare, car je présume que notre grand poète aurait perdu quelque chose dans l'opinion d'un juge aussi délicat que le marquis, si je lui avais prouvé que, suivant toutes les autres autorités, il a écrit:
Ruminant les pensées d'une imagination douce et amère[17].
D'ailleurs notre première discussion littéraire me suffisait, étant convaincu depuis long-temps (quoique je ne l'aie été que dix ans après être sorti du collège d'Édimbourg) que l'art de la conversation ne consiste pas à montrer des connaissances supérieures dans des objets de peu d'importance, mais à augmenter, à corriger, à perfectionner ce qu'on peut savoir, en profitant de ce que savent les autres… Je laissai donc le marquis montrer son code suivant son bon plaisir, et j'en fus récompensé par une dissertation savante et bien raisonnée qu'il entama sur le style fleuri d'architecture introduit en France pendant le dix-septième siècle. Il en démontra le mérite et les défauts avec beaucoup de goût; et après avoir ainsi parlé de sujets semblables à celui qui m'a fait faire une digression quelques pages plus haut, il fit en leur faveur un appel d'un autre genre, fondé sur les idées que leur vue faisait naître.
– Qui pourrait détruire sans remords les terrasses du château de Sully? me dit-il. Pouvons-nous les fouler aux pieds sans nous rappeler cet homme d'état aussi distingué par une intégrité sévère que par la force et l'infaillible sagacité de son jugement? Si elles étaient moins larges, moins massives, ou si l'uniformité solennelle en était dénaturée, pourrions-nous supposer qu'elles furent le théâtre de ses méditations, patriotiques? Pouvons-nous nous figurer le duc sur un fauteuil, la duchesse sur un tabouret, dans un salon moderne, donnant des leçons de courage et de loyauté à leurs fils, de modestie et de soumission à leurs filles, celles d'une morale rigide aux uns et aux autres, tandis qu'un cercle de jeune noblesse les écoute avec attention, les yeux modestement baissés, sans parler, sans s'asseoir, à moins de l'ordre exprès donné par Sully lui-même? Non, monsieur, détruisez le pavillon royal dans lequel cette édifiante scène de famille se passait, et vous éloignez de l'esprit la vraisemblance et la vraie couleur d'un tel tableau. Pouvez-vous vous figurer ce pair, ce patriote distingué, se promenant dans un jardin à l'anglaise? Autant vaudrait vous le représenter en frac bleu et en gilet blanc, et non avec son habit à la Henri IV et son chapeau à plumes. Comment aurait-il pu se mouvoir dans le labyrinthe tortueux de ce que vous avez appelé une ferme ornée, au milieu de son cortège ordinaire de deux files de gardes suisses? En vous rappelant sa figure, sa barbe, ses haut-de-chausses à canon, attachés à son justaucorps par mille aiguillettes et nœuds de rubans, si votre imagination se le représente dans un jardin moderne, en quoi le distinguerez-vous d'un vieillard en démence qui a la fantaisie de porter le costume de son trisaïeul, et qu'un détachement de gendarmes conduit à une maison de fous? Mais, si elle existe encore, contemplez la longue et magnifique terrasse où le loyal, le grand Sully, avait coutume de se promener solitairement deux fois par jour, en méditant sur les plans que son patriotisme lui inspirait pour la gloire de la France, ou lorsqu'à une époque plus avancée et plus triste de sa vie, il rêvait douloureusement au souvenir de son maître assassiné, et au destin de son pays déchiré par des factions; jetez sur ce noble arrière-plan d'arcades des vases, des urnes, des statues, tout ce qui peut annoncer la proximité d'un palais ducal, et le tableau sera d'accord dans toutes ses parties avec la noble figure du grand homme. Les factionnaires portant l'arquebuse, placés aux extrémités de cette longue terrasse bien nivelée, annoncent la présence du souverain féodal; sa garde d'honneur le précède et le suit avec la hallebarde haute, l'air martial et imposant, comme si l'ennemi était en présence; tous semblent animés de la même âme que leur noble chef, mesurant leurs pas sur les siens, marchant quand il marche, s'arrêtant quand il s'arrête, observant même ses légères irrégularités de marche et ses haltes d'un instant, occasionnées par ses réflexions; tous exécutant avec une précision militaire les évolutions requises devant et derrière celui qui semble le centre et le ressort de leurs rangs, comme le cœur donne la vie et l'énergie au corps humain. Si vous riez d'une promenade si peu conforme à la liberté frivole des mœurs modernes, ajouta le marquis en me regardant comme s'il eût voulu lire dans le fond de mes pensées, pourriez-vous vous décider à détruire cette autre terrasse que foula aux pieds la séduisante marquise de Sévigné, et au souvenir de laquelle s'unissent tant de souvenirs éveillés par de nombreux passages de ses lettres délicieuses?
Un peu fatigué de la longue tirade du marquis, dont le but était certainement de faire valoir les beautés naturelles de sa propre terrasse, qui, malgré son état de dilapidation, n'avait pas besoin d'une recommandation si solennelle, j'informai mon ami que je venais de recevoir d'Angleterre le journal d'un voyage fait dans le midi de la France par un jeune étudiant d'Oxford, mon ami, poète, dessinateur, et fort instruit, dans lequel il donne une description intéressante et animée du château de Grignan, demeure de la fille chérie de madame de Sévigné, et où elle résidait elle-même fréquemment. J'ajoutai que quiconque lirait cette relation, et ne serait qu'à quarante milles de cet endroit, ne pourrait se dispenser d'y faire un pèlerinage. Le marquis sourit, parut très-content, me demanda le titre de cet ouvrage, et écrivit sous ma dictée: Itinéraire d'un voyage fait en Provence et sur les bords du Rhône, en 1819, par John Hughes, maître ès-arts du collège Oriel, à Oxford. Il ajouta qu'il ne pouvait maintenant acheter des livres pour le château, mais qu'il en recommanderait l'achat au libraire chez lequel il était abonné dans la ville voisine. – Mais, ajouta-t-il, voici le curé qui arrive pour couper court à notre discussion, et je vois La Jeunesse tourner autour du vieux portique, sur la terrasse, pour aller sonner la cloche du dîner, cérémonie assez inutile pour appeler trois personnes; mais je crois que le brave vieillard mourrait de chagrin si je lui disais de s'en dispenser. Ne faites pas attention à lui en ce moment, attendu qu'il désire s'acquitter incognito du service des départemens inférieurs; quand il aura sonné la cloche, il paraîtra dans tout son éclat en qualité de majordome.
Tandis que le marquis parlait ainsi, nous avancions vers la partie orientale du château, seule partie de cet édifice qui fût encore habitable.
– La bande-noire, me dit-il, en dévastant le reste du château pour en prendre le plomb, le bois et les autres matériaux, m'a rendu un service sans le vouloir; celui de le réduire à des dimensions plus convenables à la fortune du propriétaire actuel. La chenille a encore trouvé de quoi placer sa chrysalide dans la feuille: peu lui importe quels sont les insectes qui ont dévoré le reste du buisson.
À ces mots nous arrivâmes à la porte. La Jeunesse nous y attendait avec un air respectueux et empressé, et sa figure, quoique sillonnée de mille rides, était prête à répondre par un sourire à chaque mot que son maître lui adressait avec bonté; ses lèvres laissaient voir alors deux rangs entiers de dents blanches qui avaient résisté à l'âge et aux maladies. Ses bas de soie bien propres, si souvent lavés qu'ils en avaient pris une teinte jaunâtre, sa queue nouée avec une rosette, les deux boucles de cheveux blancs qui accompagnaient ses joues maigres, son habit couleur de perle, sans collet; le solitaire qu'il avait au doigt, son jabot, ses manchettes, et son chapeau à bras, tout annonçait que La Jeunesse avait regardé l'arrivée d'un convive au château comme un événement extraordinaire et qui exigeait qu'il déployât lui-même toute la magnificence et tout l'éclat de son service.
En considérant ce bizarre mais fidèle serviteur du marquis, des préjugés duquel il héritait sans doute comme de ses vieux habits, je ne pus m'empêcher de reconnaître la ressemblance qui existait, ainsi que l'avait dit son maître, entre lui et mon Caleb, le fidèle écuyer du maître de Ravenswood. Mais un Français, un vrai Jean-fait-tout par nature, peut seul se charger d'une multitude de fonctions et y suffire avec plus d'aisance et de souplesse qu'on ne pourrait l'attendre de la lenteur imperturbable d'un Écossais. Supérieur à Caleb par la dextérité, sinon par le zèle, La Jeunesse semblait se multiplier suivant l'occasion, et il s'acquittait de ses divers emplois avec tant d'exactitude et de célérité, qu'un domestique de plus aurait été complètement superflu.
Le dîner surtout fut exquis. La soupe, quoique maigre, épithète que les Anglais emploient avec dérision[18], avait un goût délicieux, et la matelote de brochet et d'anguille me réconcilia, quoique Écossais, avec ce dernier poisson. Il y avait même un petit bouilli pour l'hérétique, et la viande était cuite si à propos, qu'elle conservait tout son jus et était aussi tendre que délicate. Deux autres petits plats non moins bien apprêtés servaient d'accompagnement au potage; mais ce que le vieux maître d'hôtel regardait comme le nec plus ultra de son savoir-faire, et qu'il plaça sur la table d'un air satisfait de lui-même et en me regardant avec un sourire, comme pour jouir de ma surprise, ce fut un énorme plat d'épinards, ne formant pas une surface plane comme ceux qui sortent des mains sans expérience de nos cuisiniers anglais[19], mais offrant à l'œil des coteaux et des vallées où l'on découvrait un noble cerf poursuivi par une meute de chiens et par des cavaliers portant des cors, des fouets, et armés de couteaux de chasse; cerf, chiens, chasseurs, tout était fait de pain artistement taillé, puis grillé et frit dans du beurre. Jouissant des éloges que je ne manquai pas de donner à ce chef-d'œuvre, le vieux La Jeunesse avoua qu'il lui avait coûté près de deux jours de travail pour le porter à sa perfection; et voulant en donner l'honneur à qui de droit, il ajouta qu'une conception aussi brillante ne lui appartenait pas en entier; que Monseigneur avait eu la bonté de lui donner quelques idées fort heureuses, et avait même daigné l'aider à les mettre à exécution, en taillant de ses propres mains quelques-unes des principales figures.
Le marquis rougit un peu de cet éclaircissement, dont il aurait probablement dispensé volontiers son majordome; mais il avoua qu'il avait voulu me surprendre en me mettant sous les yeux une scène tirée d'un poème qui avait eu du succès dans mon pays, milady Lac[20]. Je lui répondis qu'un cortège si splendide retraçait une grande chasse de Louis XIV, plutôt que celle d'un pauvre roi d'écosse, et que le paysage en épinards ressemblait à la forêt de Fontainebleau, plutôt qu'aux montagnes sauvages de Callender. Il me fit une gracieuse inclination de tête en réponse à ce compliment, et reconnut que le souvenir de l'ancienne cour de France, quand elle était dans toute sa splendeur, pouvait bien avoir égaré son imagination. La conversation tomba bientôt sur d'autres objets.
Le dessert était excellent. Le fromage, les fruits, les olives, les cerneaux et le délicieux vin blanc étaient impayables chacun dans son genre: aussi le bon marquis remarqua, avec un air de satisfaction sincère, que son convive y faisait honneur très-cordialement.
– Après tout, me dit-il, et cependant ce n'est qu'avouer une faiblesse presque ridicule, je ne puis m'empêcher d'être charmé de pouvoir encore offrir à un étranger une sorte d'hospitalité qui lui semble agréable. Croyez-moi, ce n'est pas tout-à-fait par orgueil que nous autres, pauvres revenans, nous menons une vie si retirée, et voyons si peu de monde. Il est vrai qu'on n'en voit que trop parmi nous qui errent dans les châteaux de leurs pères, et qu'on prendrait plutôt pour les esprits des anciens propriétaires que pour des êtres vivans rétablis dans leurs possessions. Cependant c'est pour vous-mêmes, plutôt que pour épargner notre susceptibilité, que nous ne recherchons pas la société des voyageurs de votre pays. Nous nous sommes mis dans l'idée que votre nation opulente tient particulièrement au faste et à la grande chère; que vous aimez à avoir toutes vos aises, toutes les jouissances possibles; or, les moyens qui nous restent pour vous bien accueillir sont généralement si limités, que nous sentons que toute dépense et toute ostentation nous sont interdites. Personne ne se soucie d'offrir ce qu'il a de mieux, quand il a raison de croire que ce mieux ne fera pas plaisir; et, comme beaucoup de vos voyageurs publient le journal de leur voyage, on n'aime guère à voir le pauvre dîner qu'on a pu donner à quelque milord anglais figurer éternellement dans un livre.
J'interrompis le marquis pour l'assurer que, si jamais je publiais une relation de mon voyage, et que j'y parlasse du dîner qu'il venait de me donner, ce ne serait que pour le citer comme un des meilleurs repas que j'eusse faits de ma vie. Il me remercia de ce compliment par une nouvelle inclination de tête, et dit qu'il fallait que je ne partageasse guère le goût national, ou que ce qu'on en disait fût grandement exagéré; il me remerciait de lui avoir montré la valeur des possessions qui lui restaient; l'utile avait sans doute survécu au somptueux à Haut-Lieu comme ailleurs; les grottes, les statues, la serre chaude, l'orangerie, le temple, la tour, avaient disparu; mais les vignobles, le potager, le verger, l'étang, existaient encore, et il était charmé de voir que leurs productions réunies eussent suffi à composer un repas trouvé passable par un Anglais. J'espère seulement, ajouta-t-il, que vous me prouverez que vos complimens sont sincères, en acceptant l'hospitalité au château de Haut-Lieu, toutes les fois que vous n'aurez pas d'engagemens préférables pendant votre séjour dans ces environs.
Je me rendis bien volontiers à une invitation faite d'une manière si gracieuse, qu'il semblait qu'en l'acceptant j'obligeasse celui qui la faisait.
La conversation tomba alors sur l'histoire du château et de ses environs; sujet qui plaçait le marquis sur son terrain, quoiqu'il ne fût ni grand antiquaire, ni même très-profond historien dès qu'il ne s'agissait plus de sa propriété. Mais le curé était l'un et l'autre, homme aimable, de plus causant fort bien, plein de prévenance, et mettant dans ses communications cette politesse aisée qui m'a paru être le caractère distinctif des membres du clergé catholique, quel que soit leur degré d'instruction. Ce fut de lui que j'appris qu'il existait encore au château de Haut-Lieu le reste d'une fort belle bibliothèque. Le marquis leva les épaules, tandis que le curé parlait ainsi, porta les yeux de côté et d'autre, et parut éprouver de nouveau ce léger embarras qu'il avait montré involontairement quand La Jeunesse avait jasé de l'intervention de son maître dans les arrangemens de la cuisine.
– Je vous ferais voir mes livres bien volontiers, me dit-il; mais ils sont en si mauvais état, et dans un tel désordre, que je rougis de les montrer à qui que ce soit.
– Pardon, monsieur le marquis, dit le curé; mais vous savez que vous avez permis au docteur Dibdin, le célèbre bibliomane anglais, d'examiner ces précieux restes, et vous n'oubliez pas quel éloge il en a fait.
– Pouvais-je en agir autrement, mon cher ami? répondit le marquis: on avait fait au docteur des rapports exagérés sur le mérite des restes de ce qui avait été autrefois une bibliothèque. Il s'était établi dans l'auberge voisine du château, déterminé à emporter sa pointe, ou à mourir sous les murailles. J'avais même ouï dire qu'il avait mesuré trigonométriquement la hauteur de la petite tour, afin de se pourvoir d'échelles pour l'escalader. Vous n'auriez pas voulu que je réduisisse un respectable docteur en théologie, quoique membre d'une communion différente de la nôtre, à commettre cet acte de violence; ma conscience en aurait été chargée.
– Mais vous savez aussi, monsieur le marquis, reprit le curé, que le docteur Dibdin fut si courroucé de la dilapidation que votre bibliothèque avait soufferte, qu'il avoua qu'il aurait voulu être armé des pouvoirs de notre église pour lancer un anathème contre ceux qui en avaient été coupables.
– Je présume, répliqua notre hôte, que son ressentiment était proportionné à son désappointement.
– Pas du tout! s'écria le curé; car il parlait avec tant d'enthousiasme de la valeur de ce qui vous reste, que je suis convaincu que, s'il n'avait cru devoir céder à vos instantes prières, le château de Haut-Lieu aurait occupé au moins vingt pages dans le bel ouvrage dont il nous a envoyé un exemplaire, et qui sera un monument durable de son zèle et de son érudition[21].
– Le docteur Dibdin est la politesse même, dit le marquis; et, quand nous aurons pris notre café (le voici qui arrive), nous nous rendrons à la petite tour. Comme monsieur n'a pas méprisé mon humble dîner, j'espère qu'il aura la même indulgence pour une bibliothèque en désordre; et je m'estimerai heureux s'il y trouve quelque chose qui puisse l'amuser. D'ailleurs, mon cher curé, vous avez tous les droits possibles sur ces livres, puisque, sans votre intervention, leur propriétaire ne les aurait jamais revus.