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Le Collier de la Reine, Tome I
Beausire eut ce courage; il passa et regarda la maison.
Quel spectacle!
Une allée gorgée de fantassins de la garde de Paris, au milieu desquels on voyait un commissaire du Châtelet tout en noir.
Ces gens… le rapide coup d'œil de Beausire les vit troublés, effarés, désappointés. On a ou l'on n'a pas l'habitude de lire sur les visages des gens de la police; quand on l'a comme l'avait Beausire, on n'a pas besoin de s'y prendre à deux fois pour deviner que ces messieurs ont manqué leur coup.
Beausire se dit que monsieur de Crosne, prévenu sans doute n'importe comment ou par qui, avait voulu faire prendre Beausire et n'avait trouvé qu'Oliva. Inde iroe7.
De là le désappointement. Certes, si Beausire se fût trouvé dans des circonstances ordinaires, s'il n'eût eu cent mille livres dans sa poche, il se fût jeté au milieu des alguazils, en criant comme Nisus: «Me voici! me voici! C'est moi qui ai fait tout!»
Mais l'idée que ces gens-là palperaient les cent mille livres, en feraient des gorges chaudes toute leur vie, l'idée que le coup de main si audacieux et si subtil tenté par lui, Beausire, ne profiterait qu'aux agents du lieutenant de police, cette idée triompha de tous ses scrupules, disons-le, et étouffa tous ses chagrins d'amour.
«Logique… se dit-il: je me fais prendre… Je fais prendre les cent mille livres. Je ne sers pas Oliva… Je me ruine… Je lui prouve que je l'aime comme un insensé… Mais je mérite qu'elle me dise: "Vous êtes une brute; il fallait m'aimer moins et me sauver."
«Décidément, jouons des jambes et mettons en sûreté l'argent, qui est la source de tout: liberté, bonheur, philosophie.»
Cela dit, Beausire appuya les billets de caisse sur son cœur et se reprit à courir vers le Luxembourg, car il n'allait plus que par instinct depuis une heure, et cent fois ayant été chercher Oliva au jardin du Luxembourg, il laissait ses jambes le porter là.
Pour un homme aussi entêté de logique, c'était un pauvre raisonnement.
En effet, les archers, qui savent les habitudes des voleurs, comme Beausire savait les habitudes des archers, eussent été naturellement chercher Beausire au Luxembourg.
Mais le ciel ou le diable avait décidé que monsieur de Crosne ne ferait rien avec Beausire cette fois.
À peine l'amant de Nicole tournait-il la rue Saint-Germain-des-Prés, qu'il faillit être renversé par un beau carrosse dont les chevaux couraient fièrement vers la rue Dauphine.
Beausire n'eut que le temps, grâce à cette légèreté parisienne inconnue au reste des Européens, d'esquiver le timon. Il est vrai qu'il n'esquiva pas le juron et le coup de fouet du cocher; mais un propriétaire de cent mille livres ne s'arrête pas aux misères d'un pareil point d'honneur, surtout quand il a les compagnies de l'Étoile et les gardes de Paris à ses trousses.
Beausire se jeta donc de côté; mais en se cambrant, il vit dans ce carrosse Oliva et un fort bel homme qui causaient avec vivacité.
Il jeta un petit cri qui ne fit qu'animer davantage les chevaux. Il eût bien suivi la voiture, mais cette voiture s'en allait rue Dauphine, la seule rue de Paris où Beausire ne voulait point passer en ce moment.
Et puis, quelle apparence que ce fût Oliva qui occupât ce carrosse – fantômes, visions, absurdités-, c'était voir, non pas trouble, mais double, c'était voir Oliva quand même.
Il y avait encore ce raisonnement à se faire, c'est qu'Oliva n'était pas dans ce carrosse, puisque les archers l'arrêtaient chez elle rue Dauphine.
Le pauvre Beausire, aux abois, moralement et physiquement, se jeta dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, gagna le Luxembourg, traversa le quartier déjà désert, et parvint hors barrière à se réfugier dans un petit cabinet dont l'hôtesse avait pour lui toutes sortes d'égards.
Il s'installa dans ce bouge, cacha ses billets sous un carreau de la chambre, appuya sur ce carreau le pied de son lit, et se coucha, suant et pestant, mais entremêlant ses blasphèmes de remerciements à Mercure, ses nausées fiévreuses d'une infusion de vin sucré avec de la cannelle, breuvage tout à fait propre à ranimer la transpiration à la peau et la confiance au cœur.
Il était sûr que la police ne le trouverait plus. Il était sûr que nul ne le dépouillerait de son argent.
Il était sûr que Nicole, fût-elle arrêtée, n'était coupable d'aucun crime, et que le temps se passait des éternelles réclusions sans motif.
Il était sûr enfin que les cent mille livres lui serviraient même à arracher de la prison, si on la retenait, Oliva, sa compagne inséparable.
Restaient les compagnons de l'ambassade; avec eux le compte était plus difficile à régler.
Mais Beausire avait prévu les chicanes. Il les laissait tous en France, et partait pour la Suisse, pays libre et moral, aussitôt que mademoiselle Oliva se serait trouvée libre.
Rien de tout ce que méditait Beausire, en buvant son vin chaud, ne succéda selon ses prévisions: c'était écrit.
L'homme a presque toujours le tort de se figurer qu'il voit les choses quand il ne les voit pas; il a plus tort encore de se figurer qu'il ne les a pas vues quand réellement il les a vues.
Nous allons commenter cette glose au lecteur.
Chapitre XLV
Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l'on veut faire d'elle
Si monsieur Beausire eût bien voulu s'en rapporter à ses yeux qui étaient excellents, au lieu de faire travailler son esprit que tout aveuglait alors, monsieur de Beausire se fût épargné beaucoup de chagrins et de déceptions.
En effet, c'était bien mademoiselle Oliva qu'il avait vue dans le carrosse, aux côtés d'un homme qu'il n'avait pas reconnu en ne le regardant qu'une fois, et qu'il eût reconnu en le regardant deux fois; Oliva, qui le matin avait été comme d'habitude faire sa promenade dans le jardin du Luxembourg, et qui, au lieu de rentrer à deux heures pour dîner, avait rencontré, accosté, questionné cet étrange ami qu'elle s'était fait le jour du bal de l'Opéra.
En effet, au moment où elle payait sa chaise pour revenir, et souriait au cafetier du jardin dont elle était la pratique assidue, Cagliostro, débouchant d'une allée, était accouru vers elle et lui avait pris le bras.
Elle poussa un petit cri.
– Où allez-vous? dit-il.
– Mais, rue Dauphine, chez nous.
– Voilà qui va servir à souhait les gens qui vous y attendent, repartit le seigneur inconnu.
– Des gens… qui m'attendent… comment cela? Mais personne ne m'attend.
– Oh! si fait; une douzaine de visiteurs à peu près.
– Une douzaine de visiteurs! s'écria Oliva en riant; pourquoi pas un régiment tout de suite?
– Ma foi, c'eût été possible d'envoyer un régiment rue Dauphine qu'il y serait.
– Vous m'étonnez!
– Je vous étonnerai bien plus encore si je vous laisse aller rue Dauphine.
– Parce que?
– Parce que vous y serez arrêtée, ma chère.
– Arrêtée, moi?
– Assurément; ces douze messieurs qui vous attendent sont des archers expédiés par monsieur de Crosne.
Oliva frissonna: certaines gens ont toujours peur de certaines choses.
Néanmoins, se raidissant après une inspection de conscience un peu plus approfondie:
– Je n'ai rien fait, dit-elle. Pourquoi m'arrêterait-on?
– Pourquoi arrête-t-on une femme? Pour des intrigues, pour des niaiseries.
– Je n'ai point d'intrigues.
– Vous en avez peut-être bien eu?
– Oh! je ne dis pas.
– Bref, on a tort sans doute de vous arrêter; mais on cherche à vous arrêter, c'est le fait. Allons-nous toujours rue Dauphine?
Oliva s'arrêta pâle et troublée.
– Vous jouez avec moi comme un chat avec une pauvre souris, dit-elle. Voyons; si vous savez quelque chose, dites-le moi. N'est-ce pas à Beausire qu'on en veut?
Et elle arrêtait sur Cagliostro un regard suppliant.
– Peut-être bien. Je le soupçonnerais d'avoir la conscience moins nette que vous.
– Pauvre garçon!
– Plaignez-le, mais s'il est pris, ne l'imitez pas en vous laissant prendre à votre tour.
– Mais quel intérêt avez-vous à me protéger? Quel intérêt avez-vous à vous occuper de moi? Tenez, fit-elle hardiment, ce n'est pas naturel qu'un homme tel que vous…
– N'achevez pas, vous diriez une sottise; et les moments sont précieux, parce que les agents de monsieur de Crosne ne vous voyant pas rentrer, seraient capables de venir vous chercher ici.
– Ici! on sait que je suis ici?
– La belle affaire de le savoir; je le sais bien, moi! Je continue. Comme je m'intéresse à votre personne et vous veux du bien, le reste ne vous regarde pas. Vite, gagnons la rue d'Enfer. Mon carrosse vous y attend. Ah! vous doutez encore?
– Oui.
– Eh bien! nous allons faire une chose assez imprudente, mais qui vous convaincra une fois pour toutes, j'espère. Nous allons passer devant votre maison dans mon carrosse, et quand vous aurez vu ces messieurs de la police d'assez loin pour n'être pas prise, et d'assez près pour juger de leur disposition, eh bien! alors vous estimerez mes bonnes intentions ce qu'elles valent.
En disant ces mots, il avait conduit Oliva jusqu'à la grille de la rue d'Enfer. Le carrosse s'était rapproché, avait reçu le couple et conduit Cagliostro et Oliva dans la rue Dauphine, à l'endroit où Beausire les avait aperçus tous deux.
Certes, s'il eût crié à ce moment, s'il eût suivi la voiture, Oliva eût out fait pour se rapprocher de lui, pour le sauver, poursuivi, ou se sauver avec lui, libre.
Mais Cagliostro vit ce malheureux, détourna l'attention d'Oliva en lui montrant la foule qui déjà s'attroupait par curiosité autour du guet.
Du moment où Oliva eut distingué les soldats de la police et sa maison envahie, elle se jeta dans les bras de son protecteur avec un désespoir qui eût attendri tout autre homme que cet homme de fer.
Lui se contenta de serrer la main de la jeune femme et de la cacher elle-même en abaissant le store.
– Sauvez-moi! sauvez-moi! répétait pendant ce temps la pauvre fille.
– Je vous le promets, dit-il.
– Mais puisque vous dites que ces hommes de police savent tout, ils me trouveront toujours.
– Non pas, non pas; à l'endroit où vous serez, nul ne vous découvrira; car si l'on vient vous prendre chez vous, on ne viendra pas vous prendre chez moi.
– Oh! fit-elle avec effroi, chez vous… nous allons chez vous?
– Vous êtes folle, répliqua-t-il; on dirait que vous ne vous souvenez plus de ce dont nous sommes convenus. Je ne suis pas votre amant, ma belle, et ne veux pas l'être.
– Alors, c'est la prison que vous m'offrez?
– Si vous préférez l'hôpital, vous êtes libre.
– Allons, répliqua-t-elle épouvantée, je me livre à vous; faites de moi ce que vous voudrez.
Il la conduisit rue Neuve-Saint-Gilles, dans cette maison où nous l'avons vu recevoir Philippe de Taverney.
Quand il l'eut installée loin du domestique et de toute surveillance, dans un petit appartement, au deuxième étage:
– Il importe que vous soyez plus heureuse que vous n'allez être ici.
– Heureuse! Comment cela? fit-elle, le cœur gros. Heureuse, sans liberté, sans la promenade! C'est si triste ici. Pas même de jardin. J'en mourrai.
Et elle jetait un coup d'œil vague et désespéré sur l'extérieur.
– Vous avez raison, dit-il, je veux que vous ne manquiez de rien; vous seriez mal ici, et d'ailleurs mes gens finiraient par vous voir et vous gêner.
– Ou par me vendre, ajouta-t-elle.
– Quant à cela, ne craignez rien, mes gens ne vendent que ce que je leur achète, ma chère enfant; mais pour que vous ayez toute la tranquillité désirable, je vais m'occuper de vous procurer une autre demeure.
Oliva se montra un peu consolée par ces promesses. D'ailleurs le séjour de son nouvel appartement lui plut. Elle y trouva l'aisance et des livres amusants.
Son protecteur la quitta en lui disant:
– Je ne veux point vous prendre par la famine, chère enfant. Si vous voulez me voir, sonnez-moi, j'arriverai tout de suite, si je me trouve chez moi, ou sitôt mon retour, si je suis sorti.
Il lui baisa la main et la quitta.
– Ah! cria-t-elle, faites-moi surtout avoir des nouvelles de Beausire.
– Avant tout, lui répondit le comte.
Et il l'enferma dans sa chambre.
Puis, en descendant l'escalier, rêveur:
– Ce sera, dit-il, une profanation que de la loger dans cette maison de la rue Saint-Claude. Mais il faut que nul ne la voie, et dans cette maison nul ne la verra. S'il faut, au contraire, qu'une seule personne l'aperçoive, cette personne l'apercevra dans cette seule maison de la rue Saint-Claude. Allons, encore ce sacrifice. Éteignons cette dernière étincelle du flambeau qui brûla autrefois.
Le comte prit un large surtout, chercha des clefs dans son secrétaire, en choisit plusieurs, qu'il regarda d'un air attendri, et sortit seul à pied de son hôtel, en remontant la rue Saint-Louis du Marais.
Chapitre XLVI
La maison déserte
Monsieur de Cagliostro arriva seul à cette ancienne maison de la rue Saint-Claude, que nos lecteurs ne doivent pas avoir tout à fait oubliée. La nuit tombait comme il s'arrêtait en face de la porte, et l'on n'apercevait plus que quelques rares passants sur la chaussée du boulevard.
Les pas d'un cheval retentissant dans la rue Saint-Louis, une fenêtre qui se fermait avec un bruit de vieilles ferrures, le grincement des barres de la massive porte cochère après le retour du maître de l'hôtel voisin, voici les seuls mouvements de ce quartier à l'heure où nous parlons.
Un chien aboyait, ou plutôt hurlait, dans le petit enclos du couvent, et une bouffée de vent attiédi roulait jusque dans la rue Saint-Claude les trois quarts mélancoliques de l'heure sonnant à Saint-Paul.
C'était neuf heures moins un quart.
Le comte arriva, comme nous avons dit, en face de la porte cochère, tira de dessous sa houppelande une grosse clef, broya pour la faire entrer dans la serrure une foule de débris qui s'y étaient réfugiés, poussés par les vents depuis plusieurs années.
La paille sèche, dont un fétu s'était introduit dans l'ogivique entrée de la serrure; la petite graine, qui courait vers le midi pour devenir une ravenelle ou une mauve, et qui un jour se trouva emprisonnée dans ce sombre réservoir; l'éclat de pierre envolé du bâtiment voisin; les mouches casernées depuis dix ans dans cet hôpital de fer, et dont les cadavres avaient fini par combler la profondeur; tout cela cria et se moulut en poussière sous la pression de la clef.
Une fois que la clef eut accompli ses évolutions dans la serrure, il ne s'agit plus que d'ouvrir la porte.
Mais le temps avait fait son œuvre. Le bois s'était gonflé dans les jointures, la rouille avait mordu dans les gonds. L'herbe avait poussé dans tous les interstices du pavé, verdissant le bas de la porte de ses humides émanations; partout une espèce de mastic pareil aux constructions des hirondelles calfeutrait chaque interstice, et les vigoureuses végétations des madrépores terrestres, superposant leurs arcades, avaient masqué le bois sous la chair vivace de leurs cotylédons.
Cagliostro sentit la résistance; il appuya le poing, puis le coude, puis l'épaule, et enfonça toutes ces barricades qui cédèrent l'une après l'autre avec un craquement de mauvaise humeur.
Quand cette porte s'ouvrit, toute la cour apparut désolée, moussue comme un cimetière, aux yeux de Cagliostro.
Il referma la porte derrière lui, et ses pas s'imprimèrent dans le chiendent rétif et dru qui avait envahi l'aire des pavés eux-mêmes.
Nul ne l'avait vu entrer, nul ne le voyait dans l'enceinte de ces murs énormes. Il put s'arrêter un moment et rentrer peu à peu dans sa vie passée comme il venait de rentrer dans sa maison.
L'une était désolée et vide, l'autre ruinée et déserte.
Le perron, de douze marches, n'avait plus que trois degrés entiers.
Les autres, minés par le travail de l'eau des pluies, par le jeu des pariétaires et des pavots envahisseurs, avaient d'abord chancelé puis roulé loin de leurs attaches. En tombant, les pierres s'étaient brisées, l'herbe avait monté sur les ruines et planté fièrement, comme les étendards de la dévastation, ses panaches au-dessus d'elles.
Cagliostro monta le perron tremblant sous ses pieds, et à l'aide d'une seconde clef, pénétra dans l'antichambre immense.
Là seulement il alluma une lanterne dont il avait pris soin de se munir; mais si soigneusement qu'il eût allumé la bougie, l'haleine sinistre de la maison l'éteignit du premier coup.
Le souffle de la mort réagissait violemment contre la vie; l'obscurité tuait la lumière.
Cagliostro ralluma sa lanterne et continua son chemin.
Dans la salle à manger, les dressoirs moisis dans leurs angles avaient presque perdu la forme première, les dalles visqueuses n'en retenaient plus le pied. Toutes les portes intérieures étaient ouvertes, laissant la pensée pénétrer librement avec la vue dans ces profondeurs funèbres où elles avaient déjà laissé passer la mort.
Le comte sentit comme un frisson hérisser sa chair, car, à l'extrémité du salon, là où jadis commençait l'escalier, un bruit s'était fait entendre.
Ce bruit, autrefois, annonçait une chère présence, ce bruit éveillait dans tous les sens du maître de cette maison la vie, l'espoir, le bonheur. Ce bruit, qui ne représentait rien à l'heure présente, rappelait tout dans le passé.
Cagliostro, le sourcil froncé, la respiration lente, la main froide, se dirigea vers la statue d'Harpocrate, près de laquelle jouait le ressort de l'ancienne porte de communication, lien mystérieux, insaisissable, qui unissait la maison connue à la maison secrète.
Le ressort fonctionna sans peine, quoique les boiseries vermoulues tremblassent à l'entour. Mais à peine le comte eut-il posé le pied sur l'escalier secret, que ce bruit étrange recommença de se faire entendre. Cagliostro étendit sa main avec sa lanterne pour en découvrir la cause: il ne vit qu'une grosse couleuvre qui descendait lentement l'escalier et fouettait de sa queue chaque marche sonore.
Le reptile attacha tranquillement son œil noir sur Cagliostro, puis se glissa dans le premier trou de la boiserie et disparut.
Sans doute c'était le génie de la solitude.
Le comte poursuivit sa marche.
Partout dans cette ascension l'accompagnait un souvenir, ou, pour mieux dire, une ombre; et lorsque sur les parois la lumière dessinait une silhouette mobile, le comte tressaillait, pensant que son ombre à lui était une ombre étrangère ressuscitée pour faire, elle aussi, la visite du mystérieux séjour.
Ainsi marchant, ainsi rêvant, il arriva jusqu'à la plaque de cette cheminée qui servait de passage entre la chambre des armes de Balsamo et la retraite parfumée de Lorenza Feliciani.
Les murs étaient nus, les chambres vides. Dans le foyer encore béant gisait un amas énorme de cendres, parmi lesquelles scintillaient quelques petits lingots d'or et d'argent.
Cette cendre fine, blanche et parfumée, c'était le mobilier de Lorenza que Balsamo avait brûlé jusqu'à la dernière parcelle; c'étaient les armoires d'écaille, le clavecin et la corbeille de bois de rose, le beau lit diapré de porcelaines de Sèvres, dont on retrouvait la poussière micacée pareille à celle de la poudre de marbre; c'étaient les moulures et les ornements de métal fondus au grand feu hermétique; c'étaient les rideaux et les tapis de brocard de soie; c'étaient les boîtes d'aloès et de santal dont l'odeur pénétrante s'exhalant par les cheminées, lors de l'incendie, avait parfumé toute la zone de Paris sur laquelle avait passé la fumée; en sorte que durant deux jours les passants avaient levé la tête pour respirer ces arômes étranges mêlés à notre air parisien; en sorte que le courtaud du quartier des Halles et la grisette du quartier Saint-Honoré avaient vécu enivrés de ces arômes violents et enflammés que la brise enlève aux rampes du Liban et aux plaines de la Syrie.
Ces parfums, disons-nous, la chambre déserte et froide les gardait encore. Cagliostro se baissa, prit une pincée de cendres, la respira longtemps avec une passion sauvage.
– Ainsi puissé-je, murmura-t-il, absorber un reste de cette âme qui, autrefois, se communiquait à cette poussière.
Puis il revit les barreaux de fer, la tristesse de la cour voisine, et par l'escalier, les hautes déchirures que l'incendie avait faites à cette maison intérieure, dont il avait dévoré l'étage supérieur.
Spectacle sinistre et beau! La chambre d'Althotas avait disparu; il ne restait des murs que sept à huit crénelures sur lesquelles le feu avait promené ses langues qui dévorent et noircissent.
Pour quiconque eût ignoré l'histoire douloureuse de Balsamo et de Lorenza, il était impossible de ne pas déplorer cette ruine. Tout dans cette maison respirait la grandeur abaissée, la splendeur éteinte, le bonheur perdu.
Cagliostro s'imprégna donc de ces rêves. L'homme descendit des hauteurs de sa philosophie pour se repétrir dans ce peu d'humanité tendre qu'on appelle les sentiments du cœur, et qui ne sont pas du raisonnement.
Après avoir évoqué les doux fantômes de la solitude et fait la part du ciel, il croyait en être quitte avec la faiblesse humaine, lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur un objet encore brillant parmi tout ce désastre et toutes ces misères.
Il se baissa et vit dans la rainure du parquet, à moitié ensevelie sous la poussière, une petite flèche d'argent qui semblait récemment tombée des cheveux d'une femme.
C'était une de ces épingles italiennes comme les dames de ce temps aimaient à en choisir pour retenir les anneaux de la chevelure, devenue trop lourde quand elle était poudrée.
Le philosophe, le savant, le prophète, le contempteur de l'humanité, celui qui voulait que le ciel lui-même comptât avec lui, cet homme qui avait refoulé tant de douleurs chez lui et tiré tant de gouttes de sang du cœur des autres, Cagliostro l'athée, le charlatan, le sceptique rieur, ramassa cette épingle, l'approcha de ses lèvres, et, bien sûr qu'on ne pouvait le voir, il laissa une larme monter jusqu'à ses yeux en murmurant:
– Lorenza!
Et puis ce fut tout. Il y avait du démon dans cet homme.
Il cherchait la lutte, et, pour son propre bonheur, l'entretenait en lui.
Après avoir baisé ardemment cette relique sacrée, il ouvrit la fenêtre, passa son bras à travers les barreaux et lança le frêle morceau de métal dans l'enclos du couvent voisin, dans les branches, dans l'air, dans la poussière, on ne sait où.
Il se punissait ainsi d'avoir fait usage de son cœur.
«Adieu! dit-il à l'insensible objet qui se perdait peut-être pour jamais. Adieu, souvenir qui m'était envoyé pour m'attendrir, pour m'amoindrir sans doute. Désormais, je ne penserai plus qu'à la terre.
«Oui, cette maison va être profanée. Que dis-je? elle l'est déjà! J'ai rouvert les portes, j'ai apporté la lumière aux murailles, j'ai vu l'intérieur du tombeau, j'ai fouillé la cendre de la mort.
«Profanée est donc la maison! Qu'elle le soit tout à fait et pour un bien quelconque!
«Une femme encore traversera cette cour, une femme appuiera ses pieds sur l'escalier, une femme chantera peut-être sous cette voûte où vibre encore le dernier soupir de Lorenza!
«Soit. Mais toutes ces profanations auront lieu dans un but, dans le but de servir ma cause. Si Dieu y perd, Satan ne fera qu'y gagner.»
Il posa sa lanterne sur l'escalier.
– Toute cette cage d'escalier, dit-il, tombera. Toute cette maison intérieure tombera aussi. Le mystère s'envolera, l'hôtel restera cachette et cessera d'être sanctuaire.
Il écrivit à la hâte sur ses tablettes les lignes suivantes:
«À monsieur Lenoir, mon architecte:
Nettoyer cour et vestibule; restaurer remises et écuries; démolir le pavillon intérieur; réduire l'hôtel à deux étages: huit jours.»
– Maintenant, dit-il, voyons si l'on aperçoit bien d'ici la fenêtre de la petite comtesse.
Il s'approcha d'une fenêtre située au second étage de l'hôtel.
On embrassait de là toute la façade opposée de la rue Saint-Claude par-dessus la porte cochère.
En face, à soixante pieds au plus, on voyait le logement occupé par Jeanne de La Motte.
– C'est infaillible, les deux femmes se verront, dit Cagliostro. Bien.
Il reprit sa lanterne et descendit l'escalier.
Une grande heure après, il était rentré chez lui et envoyait son devis à l'architecte.
Il faut dire que dès le lendemain cinquante ouvriers avaient envahi l'hôtel, que le marteau, la scie et les pics résonnaient partout, que l'herbe amassée en gros tas commençait à fumer dans un coin de la cour, et que le soir, à sa rentrée, le passant, fidèle à son inspection quotidienne, vit un gros rat pendu par une patte au bas d'un cerceau dans la cour, au milieu d'un cercle de manœuvres, maçons, qui raillaient sa moustache grisonnante et son embonpoint vénérable.