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Dominique
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Dominique

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Chaque saison nous ramenait ses hôtes, et chacun d'eux choisissait aussitôt ses logements, les oiseaux de printemps dans les arbres à fleurs, ceux d'automne un peu plus haut, ceux d'hiver dans les broussailles, les buissons persistants et les lauriers. Quelquefois en plein hiver ou bien aux premières brumes, un matin, un oiseau plus rare s'envolait à l'endroit du bois le plus abandonné avec un battement d'ailes inconnu, très bruyant et un peu gauche, quoique rapide. C'était une bécasse arrivée la nuit; elle montait en battant les branches et se glissait entre les rameaux des grands arbres nus; à peine apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit. Puis on n'en rencontrait plus que l'année suivante, à la même époque, au même lieu, à ce point qu'il semblait que c'était le même émigrant qui revenait.

Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par des soirées tièdes, et quand il y avait dans l'air je ne sais quel épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troënes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d'aromes, toute la nuit, pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie, – pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Dès que le temps était triste, ils se taisaient; ils reprenaient avec le soleil, avec les vents plus doux, avec l'espoir de l'été prochain. Puis, les couvées faites, on ne les entendait plus. Et quelquefois, à la fin de juin, par un jour brûlant, dans la robuste épaisseur d'un arbre en pleines feuilles, je voyais un petit oiseau muet et de couleur douteuse, peureux, dépaysé, qui errait tout seul et prenait son vol: c'était l'oiseau du printemps qui nous quittait.

Au dehors, les foins blondissaient prêts à mûrir. Le bois des plus vieux sarments éclatait; la vigne montrait ses premiers bourgeons. Les blés étaient verts; ils s'étendaient au loin dans la plaine onduleuse, où les sainfoins se teignaient d'amarante, où les colzas éblouissaient la vue comme des carrés d'or. Un monde infini d'insectes, de papillons, d'oiseaux agrestes, s'agitait, se multipliait à ce soleil de juin dans une expansion inouïe. Les hirondelles remplissaient l'air, et le soir, quand les martinets avaient fini de se poursuivre avec leurs cris aigus, alors les chauves-souris sortaient, et ce bizarre essaim, qui semblait ressuscité par les soirées chaudes, commençait ses rondes nocturnes autour des clochetons. La récolte des foins venue, la vie des campagnes n'était plus qu'une fête. C'était le premier grand travail en commun qui fît sortir les attelages au complet et réunît sur un même point un grand nombre de travailleurs.

J'étais là quand on fauchait, là quand on relevait les fourrages, et je me laissais emmener par les chariots qui revenaient avec leurs immenses charges. Étendu tout à fait à plat sur le sommet de la charge, comme un enfant couché dans un énorme lit, et balancé par le mouvement doux de la voiture roulant sur des herbes coupées, je regardais de plus haut que d'habitude un horizon qui me semblait n'avoir plus de fin. Je voyais la mer s'étendre à perte de vue par-dessus la lisière verdoyante des champs; les oiseaux passaient plus près de moi; je ne sais quelle enivrante sensation d'un air plus large, d'une étendue plus vaste, me faisait perdre un moment la notion de la vie réelle. Presque aussitôt les foins rentrés, c'étaient les blés qui jaunissaient. Même travail alors, même mouvement, dans une saison plus chaude, sous un soleil plus cru: – des vents violents alternant avec des calmes plats, des midis accablants, des nuits belles comme des aurores, et l'irritante électricité des jours orageux. Moins d'ivresse avec plus d'abondance, des monceaux de gerbes tombant sur une terre lasse de produire et consumée de soleil: voilà l'été. Vous connaissez l'automne dans nos pays, c'est la saison bénie. Puis l'hiver arrivait; le cercle de l'année se refermait sur lui. J'habitais un peu plus ma chambre; mes yeux, toujours en éveil, s'exerçaient encore à percer les brouillards de décembre et les immenses rideaux de pluie qui couvraient la campagne d'un deuil plus sombre que les frimas.

Les arbres entièrement dépouillés, j'embrassais mieux l'étendue du parc. Rien ne le grandissait comme un léger brouillard d'hiver qui en bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances; Plus de bruit, ou fort peu; mais chaque note plus distincte. Une sonorité extrême dans l'air, surtout le soir et la nuit. Le chant d'un roitelet de muraille se prolongeait à l'infini dans des allées muettes et vides, sans obstacles au son, imbibées d'air humide et pénétrées de silence. Le recueillement qui descendait alors sur les Trembles était inexprimable; pendant quatre mois d'hiver, j'amassais dans ce lieu où je vous parle, je condensais, je concentrais, je forçais à ne plus jamais s'échapper ce monde ailé, subtil, de visions et d'odeurs, de bruit et d'images qui m'avait fait vivre pendant les huit autres mois de l'année d'une vie si active et qui ressemblait si bien à des rêves.

Augustin s'emparait de moi. La saison lui venait en aide, je lui appartenais alors presque sans partage, et j'expiais de mon mieux ce long oubli de tant de jours sans emploi. Étaient-ils sans profit?

Très peu sensible aux choses qui nous entouraient, tandis que son élève en était à ce point absorbé, assez indifférent au cours des saisons pour se tromper de mois comme il se serait trompé d'heure, invulnérable à tant de sensations dont j'étais traversé, délicieusement blessé dans tout mon être, froid, méthodique, correct et régulier d'humeur autant que je l'étais peu, Augustin vivait à mes côtés sans prendre garde à ce qui se passait en moi, ni le soupçonner. Il sortait peu, quittait rarement sa chambre, y travaillait depuis le matin jusqu'à la nuit, et ne se permettait de relâche que dans les soirées d'été, où l'on ne veillait point, et parce que la lumière du jour venait à lui manquer. Il lisait, prenait des notes: pendant des mois entiers, je le voyais écrire. C'était de la prose, et le plus souvent de longues pages de dialogues. Un calendrier lui servait à choisir des séries de noms propres. Il les alignait sur une page blanche avec des annotations à la suite; il leur donnait un âge, il indiquait la physionomie de chacun, son caractère, une originalité, une bizarrerie, un ridicule. C'était là, dans ses combinaisons variables, le personnel imaginé pour des drames ou des comédies. Il écrivait rapidement, d'une écriture déliée, symétrique, très nette à l'œil, et semblait se dicter à lui-même à demi-voix. Quelquefois il souriait quand une observation plus aiguë naissait sous sa plume, et après chaque couplet un peu long, où sans doute un de ses personnages avait raisonné juste et serré, il réfléchissait un moment, le temps de reprendre haleine, et je l'entendais qui disait: «Voyons, qu'allons-nous répondre?» Lorsque par hasard il était en humeur de confidence, il m'appelait près de lui et me disait: «Écoutez donc cela, monsieur Dominique.» Rarement j'avais l'air de comprendre. Comment me serais-je intéressé à des personnages que je n'avais pas vus, que je ne connaissais point?

Toutes ces complications de diverses existences si parfaitement étrangères à la mienne me semblaient appartenir à une société imaginaire où je n'avais nulle envie de pénétrer. «Allons, vous comprendrez cela plus tard», disait Augustin. Confusément j'apercevais bien que ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c'était le spectacle même du jeu de la vie, le mécanisme des sentiments, le conflit des intérêts, des ambitions, des vices; mais, je le répète, il était assez indifférent pour moi que ce monde fût un échiquier, comme me le disait encore Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu'il y eût des règles pour un pareil jeu. Augustin écrivait souvent des lettres. Il en recevait quelquefois; plusieurs portaient le timbre de Paris. Il décachetait celles-ci avec plus d'empressement, les lisait à la hâte; une légère émotion animait un moment son visage, ordinairement très discret, et la réception de ces lettres était toujours suivie, soit d'un abattement qui ne durait jamais plus de quelques heures, soit d'un redoublement de verve qui l'entraînait à toute bride pendant plusieurs semaines.

Une ou deux fois je le vis faire un paquet de certains papiers, les mettre sous enveloppe avec l'adresse de Paris et les confier avec des recommandations pressantes au facteur rural de Villeneuve. Il attendait alors dans une anxiété visible une réponse à son envoi, réponse qui venait ou ne venait pas; puis il reprenait du papier blanc, comme un laboureur passe à un nouveau sillon. Il se levait tôt, courait à son bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s'il pleuvait ou s'il faisait beau temps; et je crois bien que le jour où il a quitté les Trembles il ignorait qu'il y eût sur les tourelles des girouettes sans cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l'air et le retour alternatif de certaines influences. «Qu'est-ce que cela vous fait?» me disait-il, lorsqu'il me voyait m'inquiéter du vent. Grâce à une prodigieuse activité dont sa santé ne se ressentait point et qui semblait son naturel élément, il suffisait à tout, à mon travail en même temps qu'au sien. Il me plongeait dans les livres, me les faisait lire et relire, me faisait traduire, analyser, copier, et ne me lâchait en plein air que lorsqu'il me voyait trop étourdi par cette immersion violente dans une mer de mots. J'appris avec lui rapidement, et d'ailleurs sans trop d'ennuis, tout ce que doit savoir un enfant dont l'avenir n'est pas encore déterminé, mais dont on veut d'abord faire un collégien. Son but était d'abréger mes années de collège en me préparant le plus vite possible aux hautes classes. Quatre années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il me jugea prêt à me présenter en seconde. Je vis approcher avec un inconcevable effroi le moment où j'allais quitter les Trembles.

Jamais je n'oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ: ce fut un accès de sensibilité maladive qui n'avait plus aucune apparence de raison; un vrai malheur ne l'aurait pas développée davantage. L'automne était venu; tout y concourait. Un seul détail vous en donnera l'idée.

Augustin m'avait imposé, comme essai définitif de ma force, une composition latine dont le sujet était le départ d'Annibal quittant l'Italie. Je descendis sur la terrasse ombragée de vignes, et c'est en plein air, sur la banquette même qui borde le jardin, que je me mis à écrire. Le sujet était du petit nombre des faits historiques qui, dès lors, avaient par exception le don de m'émouvoir beaucoup. Il en était ainsi de tout ce qui se rattachait à ce nom, et la bataille de Zama m'avait toujours causé la plus personnelle émotion, comme une catastrophe où je ne regardais que l'héroïsme sans m'occuper du droit. Je me rappelai tout ce que j'avais lu, je tâchai de me représenter l'homme arrêté par la fortune ennemie de son pays, cédant à des fatalités de race plutôt qu'à des défaites militaires, descendant au rivage, ne le quittant qu'à regret, lui jetant un dernier adieu de désespoir et de défi, et tant bien que mal j'essayai d'exprimer ce qui me paraissait être la vérité, sinon historique, au moins lyrique.

La pierre qui me servait de pupitre était tiède; des lézards s'y promenaient à côté de ma main sous un soleil doux. Les arbres, qui déjà n'étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à l'automne, de déclin, de défaillance et d'adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu'un souffle d'air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu'au fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d'amertume et de ravissement. Quand Augustin descendit sur la terrasse, il me trouva tout en larmes.

«Qu'avez-vous? me dit-il. Est-ce Annibal qui vous fait pleurer?»

Mais je lui tendis, sans répondre, la page que je venais d'écrire.

Il me regarda de nouveau avec une sorte de surprise, s'assura qu'il n'y avait autour de nous personne à qui il pût attribuer l'effet d'une aussi singulière émotion, jeta un coup d'œil rapide et distrait sur le parc, sur le jardin, sur le ciel, et me dit encore:

«Mais qu'avez-vous donc?»

Puis il reprit la page et se mit à lire.

«C'est bien, me dit-il quand il eut achevé, mais un peu mou. Vous pouvez mieux faire, quoiqu'une pareille composition vous classe à un bon rang dans une seconde de force moyenne. Annibal exprime trop de regrets; il n'a pas assez de confiance dans le peuple qui l'attend en armes de l'autre côté de la mer. Il devinait Zama, direz-vous; mais s'il a perdu Zama, ce n'est pas sa faute. Il l'aurait gagné, s'il avait eu le soleil à dos. D'ailleurs, après Zama, il lui restait Antiochus. Après la trahison d'Antiochus, il avait le poison. Rien n'est perdu pour un homme tant qu'il n'a pas dit son dernier mot.»

Il tenait à la main une lettre tout ouverte qu'il venait à la minute même de recevoir de Paris. Il était plus animé que de coutume; une certaine excitation forte, joyeuse et résolue éclairait ses yeux, dont le regard était toujours très direct, mais qui s'illuminaient peu d'habitude.

«Mon cher Dominique, reprit-il en faisant avec moi quelques pas sur la terrasse, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, une nouvelle qui vous fera plaisir, car je sais l'amitié que vous avez pour moi. Le jour où vous entrerez au collège, je partirai pour Paris. Il y a longtemps que je m'y prépare. Tout est prêt aujourd'hui pour assurer la vie que je dois y mener. J'y suis attendu. En voici la preuve.»

Et en disant cela il me montrait la lettre.

«Aujourd'hui le succès ne dépend que d'un petit effort, et j'en ai fait de plus grands; vous êtes là pour le dire, vous qui m'avez vu à l'œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique: dans trois jours, vous serez un collégien de seconde, c'est-à-dire un peu moins qu'un homme, mais beaucoup plus qu'un enfant. L'âge est indifférent. Vous avez seize ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir dix-huit. Quittez les Trembles et n'y pensez plus. N'y pensez jamais que plus tard, et quand il s'agira de régler vos comptes de fortune. La campagne n'est pas faite pour vous, ni l'isolement, qui vous tuerait. Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher, c'est l'impossible; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n'est pas là; regardez directement devant vous à hauteur d'homme, et vous la verrez. Vous avez beaucoup d'intelligence, un beau patrimoine, un nom qui vous recommande; avec un pareil lot dans son trousseau de collège, on arrive à tout. – Encore un conseil: attendez-vous à n'être pas très heureux pendant vos années d'études. Songez que la soumission n'engage à rien pour l'avenir, et que la discipline imposée n'est rien non plus quand on a le bon esprit de se l'imposer soi-même. Ne comptez pas trop sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument de les choisir; et quant aux jalousies dont vous serez l'objet, si vous avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d'avance et tenez-les pour un apprentissage. Maintenant, ne passez pas un seul jour sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous reverrons.»

Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne fit qu'un bond jusqu'à l'escalier qui menait à sa chambre.

Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait des plates-bandes.

«Qu'y a-t-il donc, monsieur Dominique? me demanda André en remarquant que j'étais dans le plus grand trouble.

– Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre André.»

Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu'au soir.

IV

TROIS jours après, je quittai les Trembles en compagnie de madame Ceyssac et d'Augustin. C'était le matin de très bonne heure. Toute la maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait à la tête des chevaux, plus triste que je ne l'avais jamais vu depuis le dernier événement qui avait mis la maison en deuil; puis il monta sur le siège, quoiqu'il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je connaissais si bien tous les visages, j'aperçus deux ou trois de mes petits compagnons d'autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes, qui s'en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu'il s'agissait de quelque chose de plus qu'une promenade, ils me firent des signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait. Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux; je vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me considérait avec bonté. La physionomie d'Augustin rayonnait. J'éprouvais presque autant d'embarras que j'avais de chagrin.

Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous séparaient d'Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante:

«Madame, voici qu'on aperçoit les tours de Saint-Pierre.»

Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de clochers d'église, commençait à se montrer derrière un rideau d'oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de limon. Au bord et parmi des joncs pliés en deux par le cours de l'eau, il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands échoués dans la vase, comme s'ils n'eussent jamais flotté. Des oies descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu'on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, et une humidité qui n'était plus celle de la mer me donnait le frisson, comme s'il eût fait très froid. La voiture atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long boulevard où l'obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux qui résonna sur un pavé plus dur m'avertit que nous entrions dans la ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du départ, que douze lieues me séparaient des Trembles; je me dis que tout était fini; irrévocablement fini, et j'entrai dans la maison de madame Ceyssac comme on franchit le seuil d'une prison.

C'était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvents, avec un très petit jardin qui moisissait dans l'ombre de ses hautes clôtures, de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la loi de l'étiquette, l'aisance, un grand bien-être et l'ennui. A l'étage supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c'est-à-dire sur des toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers. C'est là qu'était ma chambre.

Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures, ou tous les quarts d'heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct; pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une sorte de bruit pareil à celui d'une crécelle agitée violemment retentissait dans ce silence particulier des villes qu'on pourrait appeler le sommeil du bruit, et j'entendais une voix singulière, une voix d'homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s'élevant de syllabe en syllabe: «Il est une heure, il est deux heures, il est trois heures, trois heures sonnées.»

Augustin entra dans ma chambre au petit jour.

«Je désire, me dit-il, vous introduire au collège et faire entendre au proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s'adressait pas à un homme qui m'a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait apprécier mon zèle.»

La visite eut lieu comme il avait dit; mais j'étais absent de moi-même. Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d'étude avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles.

Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se rendit sur la place, où, tout attelée et déjà prête à partir, stationnait la voiture de Paris.

«Madame, dit-il à ma tante, qui l'accompagnait avec moi, je vous remercie encore une fois d'un intérêt qui ne s'est pas démenti pendant quatre années. J'ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l'amour de l'étude et les goûts d'un homme. Il est certain de me retrouver à Paris quand il y viendra, et assuré de mon dévouement, à quelque moment que ce soit, comme aujourd'hui.

– Écrivez-moi, me dit-il en m'embrassant avec une véritable émotion. Je vous promets d'en faire autant. Bon courage et bonnes chances! Vous les avez toutes pour vous.»

A peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon rassembla les rênes.

«Adieu!» me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié radieuse.

Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d'attelage et la voiture se mit à rouler vers Paris.

Le lendemain, à huit heures, j'étais au collège. J'entrai le dernier pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les nouveaux venus. J'y marchai droit devant moi, l'œil fixé sur une porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit: Seconde. Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnants, blême et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie.

«Allons, me dit-il, allons un peu plus vite.»

Ce rappel à l'exactitude, le premier mot de discipline qu'un inconnu m'eût encore adressé, me fit lever la tête et le considérer. Il avait l'air ennuyé, indifférent, et ne songeait déjà plus à ce qu'il m'avait dit. Je me rappelai la recommandation d'Augustin. Un éclair de stoïcisme et de décision me traversa l'esprit.

«Il a raison, pensai-je, je suis d'une demi-minute en retard», et j'entrai.

Le professeur monta dans sa chaire et se mit à dicter. C'était une composition de début. Pour la première fois mon amour-propre avait à lutter contre des ambitions rivales. J'examinai mes nouveaux camarades, et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre; il pleuvait. A travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le vent et dont les rameaux trop à l'étroit se frottaient contre les murs noirâtres du préau. Ce bruit familier du vent pluvieux dans les arbres se répandait comme un murmure intermittent au milieu du silence des cours. Je l'écoutais sans trop d'amertume dans une sorte de tristesse frissonnante et recueillie dont la douceur par moments devenait extrême.

«Vous ne travaillez donc pas? me dit tout à coup le professeur. Cela vous regarde…»

Puis il s'occupa d'autre chose. Je n'entendis plus que les plumes courant sur des papiers.

Un peu plus tard, l'élève auprès de qui j'étais placé me glissait adroitement un billet. Ce billet contenait une phrase extraite de la dictée, avec ces mots:

«Aidez-moi, si vous le pouvez; tâchez de m'épargner un contre-sens.»

Tout aussitôt je lui renvoyai la traduction, bonne ou mauvaise, mais copiée sur ma propre version, moins les termes, avec un point d'interrogation qui voulait dire:

«Je ne réponds de rien, examinez.»

Il me fit un sourire de remercîment, et sans examiner davantage il passa outre. Quelques instants après il m'adressait un second message, et celui-ci portait:

«Vous êtes nouveau?»

La question me prouvait qu'il l'était aussi. J'eus un mouvement de joie véritable en répondant à mon compagnon de solitude:

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