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Le Grand Ski-Lift
Il avait marché une heure quand il entendit la rumeur produite par les touristes : le crissement des carres des skis qui mordaient la neige, les voix des personnes qui passaient, quelques cris⦠Il arriva, épuisé, aux abords de la piste. Il était couvert de neige. Il devait avant tout se reposer sans attirer lâattention ; il craignait en effet que des surveillants ne puissent le remarquer en ce moment critique, lâinstant de la transition : lâentrée dans le Grand Ski-lift. Il décida alors dâaller jusquâau bord de la piste pour donner lâimpression de reprendre son souffle après une chute⦠Il attendit un moment de calme, puis parcourut en courant la distance qui le séparait encore de lâorée de la forêt pour rejoindre le bord de la piste. Dès quâil atteignit la neige damée, il jeta ses skis, simulant une chute. Quelques skieurs passèrent : ils nâétaient pas nombreux, des groupes de quatre, cinq personnes au maximum. Plus rarement quelques couples. Mais aucun skieur isolé.
Il était donc arrivé sur le circuit du Grand Ski-lift ! Une remarquable preuve de caractère, peut-être le début dâun changement qui était son véritable objectif.
En réalité, il nâavait pas de tableau précis de la situation, et encore moins de stratégie sur le comportement à adopter. Dans lâétat actuel des choses, il ne se demandait pas combien de temps ces vacances pouvaient durer, il savait simplement quâil avait encore de nombreux jours devant lui, il réfléchirait au reste en cours de route. Le froid se fit sentir ; il se leva, rechaussa ses skis pour descendre dans la vallée. Ensuite, il chercherait lâhôtel. La piste était formée par un ravin qui serpentait dans la forêt. De part et dâautre trônaient les montagnes derrière lesquelles le soleil avait depuis peu disparu. La lumière était uniforme, une luminescence diffuse dans laquelle on devinait cependant lâapproche de lâobscurité : il en éprouvait de lâinquiétude et de la mélancolie. Il commença à descendre en pensant quâil sâen sortirait quoi quâil en soit, il se souvenait avoir été plutôt bon skieur, des années auparavant. En fait, il nâavait jamais atteint un grand niveau technique à cause de certains défauts de position quâil avait et du manque dâentraînement sérieux. Peut-être avait-il été trop désireux dâatteindre la perfection stylistique. Cette forme dâesprit lâavait sans aucun doute pénalisé, puisquâelle ne lui avait jamais permis de développer lâharmonie de ses mouvements.
Quelques mètres plus bas, il croisa ses skis et tomba. Il se releva aussitôt, conscient dâavoir oublié les mouvements de base. Il se concentra alors sur la position de départ, et, cherchant à faire porter son poids vers lâaval, il recommença à descendre en diagonale. Il fit un virage en chasse-neige, puis un autre, sans tomber, mais dès quâil essaya de rapprocher ses skis, il se retrouva à nouveau dans la neige.
La piste était déserte, il était tard. Ce devait être lâheure du coucher du soleil.
Il avait donc oublié comment on skiait. Il déplora cet inconvénient et se demanda ce quâil avait bien pu faire pendant toutes ces années. De toute évidence, il avait été prisonnier dâun monde dont le ski était exclu. En un instant, il comprit quâil sâétait négligéâ¦
à ce moment-là , le problème contingent était de descendre dans la vallée sans éveiller de soupçons. Alors, patiemment, et avec un brin dâastuce, Oskar profita des parties les plus faciles pour descendre en diagonale, faisant ses virages sans trop dâaccrocs. En bas, on apercevait déjà le village, de nombreuses lumières allumées. Au débouché de la piste, il y avait un télésiège. Des machinistes en contrôlaient la mécanique, les installations étaient maintenant à lâarrêt. Le guide lui avait conseillé dâaller au « Petit Cerf », un endroit modeste, pour ne pas se faire remarquer. Oskar se trouvait au centre dâune vaste clairière ouverte dans la forêt à travers laquelle il était descendu, le village sâétendait devant lui. Des skieurs étaient installés dans les bars, il y avait une certaine animation bien que lâendroit ne fût pas bondé.
â Excusez-moi, Monsieur, pourriez-vous mâindiquer lâhôtel « Le Petit Cerf » ? demanda-t-il à un homme qui passait.
â Vous allez voir, câest simple : vous devez suivre cette petite rue qui monte et puis tourner à gauche près de la petite tour avec lâhorloge. Vous ne pourrez pas rater lâenseigne.
Bien, lâhôtel nâétait pas loin. Les indications de lâhomme étaient précises, il arriva à lâhôtel en quelques minutes. Il laissa ses skis sur un râtelier et entra par une porte qui fit tinter une clochette.
â Bonsoir, vous arrivez tout juste ? Vous devez être fatigué par la traversée -lâaccueillit une dame assez grasse, aux cheveux jaunes. De quelle vallée venez-vous ?
Oskar réfléchit un instant, et mentit :
â Des pistes du Nord. Oui, en effet, je suis très fatigué, avez-vous une chambre libre ?
â Bien sûr ! De toute façon, même si nous sommes dans la période de Noël, on trouvera toujours une chambre libre pour un membre permanent du Grand Ski-lift.
La patronne afficha un sourire bienveillant en regardant la carte glissée dans une poche transparente de sa veste matelassée. Oskar comprenait, maintenant, pourquoi elle lui avait demandé de quelle région il arrivait. Au fond, il aurait aussi bien pu arriver par un moyen de transport classique. Mais il avait la carte du Grand Ski-lift, et des skis pour tout bagage. Rien que de très normal, donc, pour un membre permanent.
La chambre quâon lui donna était très confortable. Il ferma la porte à clef, mangea une tablette de chocolat et se glissa entre les draps. Une clarté hivernale entrait par la fenêtre, une espèce de lumière absolue qui éveillait depuis toujours en lui une grande mélancolie, comme si cela avait été un signe dâimmobilité : un cadre inchangé, les mêmes choses pour lâéternité, et un Soi perdu pour toujours dans des mondes parallèles.
Le lendemain, il se réveilla tôt, descendit dans la salle à manger, où une dame prenait son petit déjeuner avec une petite fille. Il nây avait personne dâautre, la dame le salua, puis, après un bref moment de silence, sâadressa à lui :
â Vous avez vu le beau temps que nous avons pour Noël ? Mes enfants mâont dit que la neige est merveilleuse. Vous skiez, vous aussi ?
â Oui, bien sûr. Mais cela fait des années que je ne vais pas à la montagne, je pense que je devrais prendre quelques cours.
â Ãa fait du bien. Mais ne vous inquiétez pas, mon mari a eu le même problème. Jeune homme, il était même champion en herbe, mais à cause de son travail, il a arrêté de venir à la montagne. Il y a quelques années, il a recommencé à skier avec un moniteur, et il affirme que maintenant, il skie mieux quâavant.
Oskar ébaucha un sourire forcé :
â Câest toujours la même histoire, pour tout le monde. Quand on est jeune, on a du temps pour soi, mais après, avec le travailâ¦
Il se limita à cette phrase automatique, mais il sentit en un éclair lâodeur dâune atmosphère létale qui se libérait. Cette dame se sentait stable, son centre de gravité était dans la Vie Conventionnelle. Elle nâavait pas de doutes à confesser, elle, câétait un individu sélectionné au cours de millions dâannées pour vivre en captivité. Une personne inutile, sans aucun doute, pour quelquâun qui, comme lui, devait franchir le Mur.
â Je suis heureux dâavoir fait votre connaissance, madame, mais je dois y aller, jâai un rendez-vous sur les pistes.
Dehors, le soleil extrêmement lumineux surexposait le paysage. De toute façon Oskar ne se trouvait pas dans un endroit qui lui était familier. Le cadre qui sâétalait sous ses yeux lui donnait la sensation que les Autres se trouvaient à leur aise, il voyait en effet une multitude de skieurs qui, par petits groupes, se dirigeait vers les installations. Ils avaient lâair tranquilles, sûrs de ce quâils devaient faire. On voyait quâils avaient tous un programme.
Quand il arriva à la sortie du village, il remarqua que quelques skieurs isolés se dirigeaient vers une petite vallée : peut-être aurait-il trouvé par là des pistes moins fréquentées. Il ne devait pas oublier quâil était entré illégalement dans le Grand Ski-lift et quâil espérait se fondre dans cet environnement. Les skis sur lâépaule, il arriva au fond de la petite vallée où tournait une remontée peu utilisée. Il pourrait montrer sa carte et commencer à sâentraîner sur les pistes damées, sans crainte dâêtre repéré.
Il passa sa journée à monter et descendre la même piste. Personne ne lui prêtait attention, les employés des remontées étaient distraits, ils discutaient entre eux. Ce fut une journée de ski pénible. Il avait essayé de se rappeler des mouvements de base, mais câétait difficile, il ne se souvenait presque de rien. Quiconque lâaurait vu, haletant, le pantalon trempé de neige, aurait inévitablement pensé quâOskar Zerbi était débutant. Au cours de cette première journée, il pensa plusieurs fois quâil était inutile de rester dans le Grand Ski-lift. Cela nâavait aucun sens. Et il se demanda quel pouvait être le véritable motif pour lequel il sâétait aventuré de façon si risquée dans des vacances de ce genre. Voulait-il se retrouver lui-même par le ski ? Une idée incompréhensible, en apparence.
Oskar observait attentivement les autres skieurs pour en reproduire le style, et comprendre éventuellement quelque chose dâessentiel quâil ne savait pas encore. Pendant sa dernière descente, il vit un skieur expert qui faisait ses virages avec une grande souplesse, et il essaya de lâimiter. Mais il ne put réussir un seul virage sans défauts, comme lâavait en revanche fait le skieur-guide ; il perçut cependant quelque chose, et comprit quâen restant quelques jours, il pourrait faire des progrès importants.
à lâhôtel, il dîna dans sa chambre, car il avait peur de rencontrer la dame-qui-avait-envie-de-parler. Avant de sâendormir, il pensa que ce quâil faisait était encore « standard », et que cela nâaurait apporté aucun changement. Malgré tout, quand il aurait retrouvé un peu dâhabitude du ski, il se serait peut-être amusé.
Il ne pensa plus à rentrer en Ville. Il nâavait rien à faire là -bas.
Le réveillon de Noël
Il passa plusieurs jours à sâentraîner seul, toujours sur la même piste. Il en connaissait maintenant par cÅur chaque creux et chaque variation de pente. Il savait bien à quels endroits il devait se concentrer pour pouvoir descendre sans fautes, au moins sur cette piste. Cela faisait plusieurs jours quâil skiait dans le Grand Ski-lift sans encombre. à midi, il sâarrêta dans une buvette au départ du télésiège.
Il sâétait assis de façon à avoir le visage à lâombre pour ne pas être gêné par la lumière intense du soleil. Il regardait vers le village, lâesprit vide. Dans ces journées dâexercice intense, il ne pensait pas, se bornant à réexaminer mentalement la piste, pour pouvoir encore mieux la descendre.
Il sâétait installé à une table à lâécart, un jeune couple était assis à quelques mètres : les deux enfants qui jouaient un peu plus loin devait être les leurs. à un certain moment, il se rendit compte que lâhomme le regardait : il nây avait pas dâautres touristes installés, et cela lâinquiéta. Il nâavait pas complètement oublié quâil se trouvait illégalement dans le Circuit, et il sentit un frisson de peur en se sentant observé. Ces vacances étranges avaient commencé de façon non conventionnelle, et il devait les normaliser dâune façon ou dâune autre. Il aurait par exemple pu rentrer en Ville, à son travail et à sa famille. Mais après cette considération de bon sens, il sentit comme un vide, prouvant que dans la réalité des choses les événements étaient enchevêtrés de façon plus complexe. Lâhomme se leva et vint vers lui en souriant.
â Excusez-moi, Monsieur, mais ma femme et moi étions en train de penser quâil est parfaitement ridicule que dans un endroit aussi isolé vous mangiez tout seul dans votre coin.
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