bannerbanner
Albert
Albert

Полная версия

Albert

Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
2 из 3

Albert savait-il même le nom de l’amour?

Mais, en était-ce?

Août revenait, torpide. Le jour de la Saint-Hyacinthe, l’enfant osa (seul il y avait pensé) grimper l’escalier en tire-bouchon et pénétrer dans la grande pièce sombre. Un bouquet aux mains, il se présenta. «Mon oncle» dit-il, «s’il m’était permis de voir ma cousine …»

– «Elle est malade.»

Néanmoins, on l’introduisit dans la chambre où, emmaillotée de couvertures, malgré la chaleur, sur une chaise longue, la petite reposait. Ses yeux aux iris dilatés envahissaient extrêmement son teint si pâle. Des maigreurs élégantes et tristes s’accentuaient à ses joues. Belle d’une beauté non habituelle et d’une morbidesse captivante, elle semblait une moisson de lis couchée – humides très peu des atteintes prochaines d’une imperceptible défleuraison.

«Jacinthe» dit Albert en s’approchant sur la pointe des pieds, «je vous apporte des jacinthes pour votre fête …» – Elle éleva sur lui ses souriants regards, qui l’enlacèrent de remerciement et de gentillesse. «Ces jacinthes me sont très agréables» dit-elle en répandant, de ses doigts mièvres, leurs érubescences sur les laits de ses coussins.

Enchantement des choses futiles! Une adoration s’insinua et remua l’âme impressionnée d’Albert. D’inconnues sensibilités en son sein s’accumulèrent, le gonflant d’une intempérance extraordinaire de plaisir. Rien, jusqu’à ces moments, n’eût fait prévoir ces émotions éprouvées. A quelle attraction inouïe cédait-il, sans cause précise sinon Jacinthe: et, celle-ci, était elle-même nommée en un intime aveu?

Au fort d’un silence plein d’aspirations retenues, la petite, comme obéissant à un caprice, mais à un caprice saturé d’exquises pensées, amena son ami sur elle d’un geste subit autour du cou.

«Embrassez-moi!» voulut-elle dans un murmure.

Albert déposa sur sa lèvre un baiser qui ne quitta jamais sa mémoire. Au toucher de cette peau satinée et déteinte, de vifs battements surprirent ses tempes et provoquèrent une espèce de subtil vertige. Il ne fit que l’effleurer, car les enfants sont exempts des notions charnelles et ne connaissent de l’amour que ce qu’en connaissent les caresses ingénues des sylphes. Cependant, toute sa substance tressaillit, de même qu’au contact d’un fluide, où il est plongé, un organisme; et une lente ambroisie le noya.

«Nous nous marierons ensemble» lui dit-il après ce baiser. – «Oui» répondit solennellement Jacinthe.

Alors, il perçut une ambition nette, lucide, claire, au milieu du fouillis confus de ses précédents essors: épouser Jacinthe lui parut être le but formel de sa vie. Un bonheur incomparable en résultait, et une invincible audace pour y tendre.

Quelques jours après, on enterrait Jacinthe, morte d’un épuisement de constitution. L’agonie, pointillée de légères souffrances, avait un peu contracté ses traits. Aspergé d’eau bénite et sous un marmottage de prières, le menu cercueil descendit dans la fosse ouverte; et les pelletées de terre, sonnant sur la caisse, symbolisèrent le dédaigneux oubli des vivants par la disparition totale du corps dont ils se débarrassaient.

De désespérées larmes jaillissaient deux à deux et dégringolaient le long des joues d’Albert.

C’était sa première ambition qui venait d’être anéantie, comme une bulle de savon brillamment enluminée, sur laquelle a soufflé le hasard.

Son père, le voyant pleurer, ne soupçonnant point que des attaches de cœur avaient été brisées, lui dit, peut-être pour le consoler:

«Ne pleure donc pas ainsi! Jacinthe est fille unique: tu hériteras.»

V

L’ÉCOLE

Albert avait dix ans.

C’est, en somme, le seul âge où l’on puisse raisonnablement être heureux: à neuf la conscience n’est pas assez développée pour que soient jugées et notées distinctement les sensations par le cerveau; à onze, c’est l’acheminement vers la puberté, cette chute de l’ange qui devient brute. A dix ans, au contraire, tout festonne, tout s’égaye, tout est concord, et, pourvu que les parents aient eu la sagesse de laisser inculte une intelligence que ne souilleront que trop tôt l’instruction, les livres, les hommes, qu’ils n’aient ingurgité à leur patient ni alphabet, ni calcul, ni grammaire, ni rhétorique, ni beaux-arts, ni usages de la société, ni préceptes pour se tenir à table, ni syntaxes latines, ni gouvernantes anglaises, que l’enfant soit ignare comme un crustacé et n’ait encore vécu que pour les drues prairies ensoleillées et les hautaines forêts nigrescentes, c’est à peu près l’insouciance et peut-être la félicité, si tant est qu’il soit possible de prononcer ce mot à propos du ridicule bipède qui s’est mis, on ne sait pourquoi, à pulluler sur la planète.

Albert, né en France, se trouvait malheureusement la proie de l’éducation.

Une bâtisse d’aspect malséant et sordide, aux murs usés, flétris, crasseux de renfrognements et de gronderies, où chaque pierre, suppurant, engendrait une désolation, était le tabernacle sacré voué par l’Etat au culte du Jéhovah moderne.

Sur les orthodoxes autels, les sacrificateurs, pontifiant, égorgeaient cent et cent victimes. Ils officiaient au rite des formules consacrées, répétant les dévotions conformes, psalmodiant les credo. Les alleluia satisfaits et spécieux montaient baignés d’encens. Devant d’omnipotentes reliques liturgiquement se prosternaient des génuflexions et des hommages. Les grâces et les bénédicités à des saints innombrables se récitaient. Une multitude de dogmes anciens et récents rivalisaient de divinisme et de quia absurdum. Hors cela, point de salut! Autour de ces idoles ventrues, de mirobolantes bayadères chorégraphiaient leurs pas sentencieux. C’était l’exaltation intarissable des arbitraires conventions du siècle, la parfumée fumée au nez des anthropomorphiques et soi-disant découvertes lois, le bigotisme intellectuel et scolastique, le génie décrété, mesuré, pesé et servi tout chaud par petites tranches aux catéchumènes ahuris. Autant d’abécédaires, autant de sacerdoces. Nulle part ailleurs, ce fanatisme sous prétexte de libre arbitre! Les théogonies, les talmuds, les béguinages, les hagiologiques édifications s’enchevêtraient, se mêlaient, se combinaient, se pétrifiaient pierre philosophale à l’usage des adeptes et des ouailles. O massorètes! ô rhéteurs! D’où vînt la manne, de quel ciel germanique, classique ou cabalistique, elle était aussitôt dévorée, digérée, assimilée. L’Antéchrist du scepticisme avait beau se lever et accourir du sein des inconnaissables, il était refoulé à grands coups de syllogismes, et les arguments le réduisaient en poussière. Toutes les sciences et toutes les lettres formaient les colonnes corinthiennes et les ogives et les coupoles du temple majestueux et colossal. Des cathèdres de tous les styles descendaient les divers articles de foi comme une stérile pluie aux prétentions fertilisantes. Conclaves et sanhédrins faisaient chorus. C’était là que l’on montrait dépouillé de voiles le grand Abracadabra! La plus autoritaire des religions et la plus orgueilleuse – puisqu’elle n’a d’autre base que le pédantisme humain – régnait sans conteste en cette pagode: l’Université.

Nullitas nullitatum!

La première fois que l’on mit Albert en présence d’un texte, il éprouva cette surprise désagréable, qui le frappait à chaque occasion nouvelle de hasarder un pas dans les domaines de l’inexploré. Quelle folie avait saisi un mortel de laisser en termes barbares à la postérité des appréciations dont nul n’avait que faire, et des récits dont le plus drôle était même incapable de dérider un Auvergnat? Quelle folie plus folle encore saisissait à leur tour des contemporains d’épeler ardument ces antiquailles, dont le sens paraissait peu clair et dont la véracité semblait douteuse? L’humanité était-elle assez intéressante pour que, non content de l’actuel spectacle, on fouillât dans son passé?

Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris…

Eh bien! quoi! Ces armes, ce guerrier, où, morbleu! leurs exploits pretintaillés touchaient-ils l’examen? Où le plaisir d’ouïr leurs ronflants et charivaresques gestes? Qui s’inquiétait que ce roman eût existé ou non? Un emballé de plus ou de moins sur la terre: la belle équipée! Et ces rivages – aujourd’hui déserts – de Troie, dût-on savoir qu’autrefois, dit-on, ils étaient florissants? Un silence éternel n’eût en rien nui. – Ah! la nuit!

Si une langue parlée par des ancêtres éveillait à peine chez Albert une curiosité, ce n’était plus que du dégoût que lui inspirait un idiome barbouillé par des étrangers. Au-delà d’une frontière, serait-il un changement à ce que l’on voit autour de soi? – Nul. – Qu’un rustre s’avisât de nommer Fuchs ce qu’il désignait renard, la bête n’en avait pas un poil ajouté à la queue, pas un gloutonnement supprimé au museau. C’étaient, là comme ici, les mêmes élucubrations, les mêmes maladresses, les mêmes charlataneries et les mêmes turpitudes. Alors?

Certes! tout ce qui concernait l’histoire de l’homme sur le globe n’ameutait en lui que les froideurs et les réserves; il lui suffisait de la petite ville, pour laquelle, sans doute, il avait parfois des inclinations et des jalousies, cependant que, dans le fond, il méprisait. Les guerres, les politiques, les bassesses et les vilenies, il les retrouvait – en moindres proportions, mais identiques – à ses horizons journaliers. Une femme battait son mari: n’était-ce point la même chose que l’Eglise de Rome matant le monde? Un chien se faisait-il écraser par une voiture, cela reproduisait l’invasion des Goths passant sur le corps de la civilisation. Deux mioches se claquant sur la place publique ressemblaient à s’y méprendre au combat de Pharsale entre César et Pompée.

La géographie semait en d’autres parages les fleuves, les montagnes, les bourgs et les casemates dont il avait des échantillons.

La zoologie décrivait chez les animaux les morphes, les économies, les appétits et les besoins dont il se sentait lui-même l’objet.

Quid novi?

Albert se voyait presque forcé de répondre: Rien.

En définitive, les mathématiques seules offraient des perspectives aimables et pertinentes. L’idéale exactitude qui les composait avait d’immuables et infinies transcendances, où le catégorique représentait l’immatérialité de l’entendement et le nécessaire automatisme du concept. L’écolier éprouvait une joie craintive à déduire les prédéterminations inexorables contenues en leurs triangles fatidiques. Il les estima pour leur noblesse et pour la pure beauté de ces rapports, qui ne s’adaptaient à rien de concret.

VI

LES ANNÉES STUDIEUSES

Albert n’en fit pas moins ses humanités avec la plus têtue des applications.

Car, s’il lui arrivait de critiquer l’enseignement, ce n’était ni par paresse, ni par irritation du travail, ni par aucune des fastidiosités communes aux inintelligents: mais il pressentait des lacunes considérables dans les satisfactions données par l’Etat aux esprits; et de ce que dans maint cas celui-ci ne fût peut-être point coupable, la faute, retombant entière sur la science, ne lui paraissait que plus cruelle ou plus sotte.

Tempête tortueuse en les dévoyés replis de sa pensée.

La société, cependant – prise pour ce qu’elle était, c’est-à-dire telle que l’avaient façonnée les péripéties du développement humain – voulait et réclamait de ses membres une éducation aussi obligatoire qu’arbitrairement conventionnelle. Chacun, sous peine infamante, devait s’y soumettre; chacun devait s’étendre sur ce niveleur lit de Procuste, d’où il se relevait uniforme et moulé. Le sort de celui qui n’y passait restait incompatible avec les manifestations civiles: soit méprisé, s’il y avait insuffisance, soit incompris, s’il y avait originalité. Nul autre chemin n’était meilleur que la grande route tracée – bien qu’elle se trainât en des lieux inutiles, en des palus stagnants, en des landes désertes, bien qu’elle se perdît sur des sommets arides et dans d’obscures fondrières, bien qu’elle fût parcourue par une détestable et dépitante foule de remorqués et d’imbéciles – pour voyager vers un avenir à la fois certain et lucratif, propice aux ambitions, donnant droit de cité en les diverses carrières qui conduisent aux honneurs et aux richesses.

Voilà pourquoi – sage malgré une tournure d’esprit qui le poussait aux témérités – Albert consacra sa jeunesse aux études reçues, qu’il voulait tout d’abord épuiser.

Du reste, en s’acharnant à pénétrer dans l’intime des initiations proposées, il surprit un charme: le charme de classer une acquisition, indépendant de l’ineptie ou de la curiosité de celle-ci.

Il érigea de la sorte un monument, où il n’y avait point encore, sans doute, de matériaux fournis par lui, mais où les moindres pièces de l’architecture pédagogique se trouvaient aux places déterminées: depuis les soubassements grammaticaux et nomenclateurs du langage, jusqu’aux superfétatoires volutes de la rhétorique et du style, depuis les grossières assises des globes et des atlas, jusqu’aux arabesques décoratives des causes qui suscitèrent les peuples et précipitèrent leurs décadences, depuis les fondations profondes de la physique déduisant la totalité des phénomènes du mouvement hypothétique d’une hypothétique substance, jusqu’aux infiniment bariolées mosaïques des conchyologies et des anatomies comparées.

A l’issue de ses classes, il savait tout ce que peut savoir un adolescent.

Il avait en ses hexamétriques pérégrinations suivi le dolent Publius Maro, vécu de ses dactyles et sucé ses spondées, admirant comme il fallait la reine de Carthage s’offrant en holocauste à l’amour dans les embrasements de son palais, le vénérable Anchise retrouvé aux enfers et le

Tu Marcellus eris…

Il avait épousé les querelles de l’exact et vindicatif Flaccus, des odes passant aux épodes, et s’arrêtant à éplucher les phrases, les mots, les syllabes de l’épître aux Pisons. Il avait glosé le scrupuleux Annæus et le farouche Titus Carus. Il avait appris par cœur l’éminent Tullius. Il avait lu l’auteur des Annales, l’auteur des Décades, l’auteur des Fastes, l’auteur des Commentaires, l’auteur des Vies, l’auteur de la Pharsale, l’auteur de la Marmite, l’auteur de l’Eunuque, l’auteur des Parentales, l’auteur des Satires et l’auteur du Moineau de Lesbie. Il avait expliqué Coluthus, expliqué Athénée, expliqué Lucien, expliqué Plutarque, expliqué Denys, expliqué Diodore, expliqué Polybe, expliqué Thalès, expliqué Homère. Il avait épilogué sur Villehardouin, sur Montaigne, sur Ronsard, sur Nicole, sur Lamotte, sur Buffon, sur Châteaubriand, sur M. de Lamartine et sur le serment que Louis-le-Germanique prêta à son frère Charles-le-Chauve en 842.

Il avait fait des vers latins.

Il s’était promené dans tout le cirque immense des âges, assistant aux clowneries des siècles et aux déhanchements caricaturesques des époques. Il s’était instruit des pharaoniques cabrioles exécutées, comme entrée, par les dynasties égyptiennes sur l’arène encore intacte. Il s’était fait témoin de la jonglerie par laquelle les Hébreux dérobèrent une contrée, des tours de force qu’accomplit Cyrus pour se filouter un empire, des passe-passe de Cambyse et des facéties de Cyrus-le-Jeune. Il s’était soigneusement enquis des péripéties fanfaronnes où la pantomime grecque glissa, de cette pantomime elle-même, dont les plus minces rôles furent tenus par des chefs d’emploi grimaçant pour un rien et battant des entrechats en équilibre sur une aiguille. Il s’était rendu compte du décor romain, des trucs des deux triumvirats et du fabuleux fiasco de la machine s’effondrant. Il s’était mis aux premières loges pour les grandes parades grotesques du moyen-âge, où se mêlèrent en une charivarique bouffonnerie, prêtres, moines, écuyers, valets, seigneurs, sorcières, fous, soudards, mignons, ribaudes et croisés; pour les contorsions fantaisistes et mièvres de la Renaissance; pour la superbe pièce droite que produisit, aux applaudissements niais de l’univers, le matamore Louis XIV culotté d’azur; pour la Révolution sans culotte titubant avec des indécences de grosse femme sur un fond de feu de Bengale pourpre; pour le fameux dresseur Bonaparte montant en haute école son étalon, qui le culbuta, au plus beau moment, d’une ruade; pour l’intermède de singes imitant et ridiculisant les sauts de carpe antérieurs; pour l’hercule allemand faisant des effets de muscles à soulever des poids faux, et pour la troisième République présentant un âne en liberté.

Il s’était diverti de constater qu’en somme la représentation avait mal marché.

Quant à la nature, Albert l’avait envisagée sous toutes ses faces, dans tous ses aspects et suivant toutes ses transformations. Rien d’elle ne lui était demeuré étranger: ni tendresses, ni sourires, ni vindictes, ni démences, ni dépravations, ni bévues. La dépeçant en analyste et la synthétisant en contemplateur, il n’avait négligé que de se pourvoir d’estime à son endroit.

Ours, faucons, fourmis, vers, zoophytes, forêts, graminées et cryptogames, métaux, schistes, charbons et théorie des volcans, protoxides, sulfures, azotates, terrains quaternaires, électricités, réactions, un amoncellement de choses et d’êtres, de résultats et de causes – provenant d’où? servant à quoi? – dont il avait scruté jusqu’aux éléments, dont il avait atteint jusqu’aux axiomes. Et quoique ses inhérentes antipathies revinsent en chaque instant lui démontrer qu’entre ces connaissances et rien il n’y avait pas l’ombre d’une différence, il s’était cependant hissé de volonté aux cimes de ces inauthentiques monts, d’où la vue s’étend, dit-on, sur des étendues, presque sans bornes, de science.

VII

PARIS

Se sentant supérieur à la province, Albert vint à Paris.

Paris, centre du monde, pouvait lui montrer du neuf et lui ouvrir une voie.

Là seulement, ayant en main les complètes cartes, il jouerait à coup sûr et saurait choisir ses alternatives.

Il s’était à cela résolu, poussé par cet inextinguible besoin d’étreindre quelque chose de grand – Albert ignorait encore quoi – quelque chose qui flattât ses orgueilleuses cupidités vitales, quelque chose qui sérieusement captivât son héroïsme d’intelligence et de passion. Tant qu’en la petite ville, peu grouillante et peu sublime, il avait vécu, melliflument s’étaient écoulées les saisons à la préparation avide et obstinée de temps où tendaient en houle la foule de ses fallacieux désirs. Ceinte de dignité, luxueuse de prestance et de gloire, là-bas, avec des tuméfactions de splendeur, sous le ciel ardent, gonflait la cité des rêves. Là-bas, avait-il pensé, s’érigeraient, échafaudés hardiment, les monceaux épiques de ses destins: et, sur le trophée, il planterait – oriflamme – son sourire.

Outre ces hallucinations, d’autres puissants attraits l’adduisaient.

Parmi ces attraits régnait l’attrait du beau.

En chaque âme se traîne une traîne d’idéal, sainte, enjolivée, chérie, courte ou encombrante, prétentieuse ou modeste, suivant les génies ou les sèves, qui déborde parfois et qu’on coupe souvent, une traîne qui est la plus magnifique ou la moins sordide part de la robe dont se drapent les personnages humains: les imaginations y ont brodé des fantaisies fabuleuses, où s’évoquent en magiques chevauchées un million de nobles extravagances, de coloris surprenants, de bruyantes apparitions; ors, carmins, diamants, ciels, pétales, porcelaines, iris, festons, ogives, soies, marbres s’y emmêlent, et – par-dessus tout – la forme, la solennelle et divine forme.

Il comptait trouver à Paris l’idéal réalisé de la beauté.

Cette ville dont les livres parlaient en surprenants termes, qui depuis des siècles tenait dans l’intellect des hommes une si grande place, ce rendez-vous de tout ce qu’il y a d’illustre et de noble, ce berceau de l’art, ce lit unique de l’amour, ce dispensateur de toute lumière, de tout bienfait, de toute jouissance, cette cité vieille et moderne devait être un Eden éminent, la perfection, la grâce, la splendeur, le grandiose.

N’était-ce point là que s’étaient déroulées les plus tragiques, les plus émouvantes et les plus héroïques histoires?

N’était-ce point là que les royaumes, les républiques et les empires les plus merveilleux avaient fleuri?

N’était-ce point là, de l’aveu de tous, le joyau de la planète Terre?

Il arriva.

De la boue l’accueillit: car il pleuvait à Paris comme dans le plus obscur village de France. Des pavés graisseux et tumultueux. Il vit d’abord de grossiers chars, des tombereaux lourdauds et ignobles traînant avec bruit la vulgarité de matériaux. Un grouillement nauséabond d’humains louches et débiles constituait aux rues de triviales animations. Des gris visqueux de bâtisses trouant de cheminées le visqueux gris du ciel. Des trottoirs, des réverbères, des devantures, des cafés, des omnibus. Il fit des pas, passa plus loin, regarda encore, trouva la même chose. Rien de neuf: ce n’était qu’une exagération des villes connues. De grands édifices quadrangulaires, qu’il rencontra, portaient des noms vénérés et célèbres: tout cela était laid, laid, laid. Il franchit sur un pont disgracieux une rivière sale. Un oisif interrogé avoua que c’était la Seine. Des quais mornes et minables bordaient ce bourbier. Là-bas, une cathédrale lamentable succombait de honte sous le poids terrible d’une renommée fabuleuse. Ici, un palais – qui voulait être luxueux – attestait des origines antiques, et faisait dire: «Ce n’est que ça!» Une colonnade, une prétention à être quelque chose, s’allongeant, coiffée de pavillons – relativement moins infime que ce que l’on voit partout ailleurs, mais combien misérable en comparaison des œuvres du rêve! – s’étendait, témoin et travail d’une suite de générations: le Louvre! Furent aperçus des théâtres, des églises, des jardins, des places. Une perspective illustre, bornée par deux arcs de triomphe, la promenade des Champs-Elysées, gloire et panache de la ville, parut, à ses yeux chercheurs de magnificence, une mesquinerie et une pitié. Il parcourut vainement les artères les plus retentissantes et les plus connues. Nulle approbation ne sourit en son regard. Les musées, les monuments, les marbres, les bronzes, depuis l’obélisque rose, coquet débris d’une race ensevelie, jusqu’aux vases funéraires du Père-Lachaise, depuis les minarets clairs du Trocadéro, jusqu’au palais de Cluny, sombre et fouillé, se baignant d’un fouillis de feuillages, rien ne l’émut dans l’émotion cuisante de cette effrayante déconvenue. Sur un haut sommet il grimpa, pour embrasser d’un regard circulaire et malveillant le monstre. Paris tenait dans son œil. Au-delà même, il apercevait les collines de ce qui n’était plus Paris. Des toits, une mare de toits, d’une couleur horrible, de formes innommables, un flux de choses embryonnaires, des crottes houleuses tassées les unes contre les autres, avec des espaces, des trous, où bleuissaient des végétations; par-dessus, émergeant, mais ridiculement, un hérissement de pointes et de bosses, comme des bouts de bâton et de cailloux jetés au hasard par une main de garnement, et qui seraient restés plantés là. Une plaque grisâtre, cabolée, fragment de tôle enfoui dans la vase, représentait l’Opéra; les Invalides n’apparaissaient plus que comme un vieux chaudron de cuivre retourné; Saint-Eustache était une chauve-souris crevée et gisant sur le dos; les deux tours de Saint-Sulpice, dissemblablement fichées, semblaient, dans un coin d’ombre, les deux jambes crispées d’une grosse grenouille plongeant; une antique savate éculée, voilà ce que devenait le vaisseau de Notre-Dame: et Paris, c’était ce sordide étang où croupissaient ces détritus. Paris, à quatre-vingts mètres, ce n’était pas autre chose! Qu’on prît un ballon, et que, de la nacelle, le regard atterré contemplât fuir Paris, au bout d’une demi-heure d’ascension, Paris devait avoir disparu, rasé, anéanti, Paris, la grande merveille, l’ouvrage capital des hommes!

Alors, si Paris se trouvait un pareil limon, qu’étaient, sans doute, les autres villes célèbres du monde: Londres, Pékin, Moscou, Naples, Vienne, Genève?

De la merde.

Et depuis dix mille ans que l’homme peuplait la terre, voilà tout ce qu’il avait su faire pour la marquer de son génie! Depuis dix mille ans que ce roi des êtres taillait la pierre, construisait, forgeait, calculait, peignait, sculptait, pensait, le suprême de son effort se réduisait à avoir créé cela!

Misérable insecte, va! – Ainsi, toi, si apte à imaginer le beau, tu ne l’avais pas été à réaliser en une œuvre digne ces concepts que tu traînes dans ton cerveau comme un boulet! Ou plutôt – car il semblait possible aux moyens humains d’approcher infiniment plus près de la noblesse – ou plutôt, tu as eu peur de donner de trop grands coups d’aile, tu es resté dans les bas-fonds, n’osant t’élever aux merveilles de l’exécution hardie! Ainsi, il ne s’était pas trouvé un roi assez puissant et assez fou de splendeur pour jeter les fondements d’une ville architecturale, magnifique, parfaite, où tout fût combiné d’avance pour le charme de l’œil et la satisfaction de l’intelligence, où les maisons fussent prédisposées pour la glorification d’un même plan, où ce fussent des amoncellements de palais, de constructions sublimes, de jardins divins, où l’or s’alliât aux pierres précieuses en de superbes harmonies de couleurs; une ville où rien ne fût livré au hasard, mais qui fût composée comme un tableau de maître: sans ces compromissions honteuses avec les soi-disantes nécessités d’existence, avec l’industrie, le commerce, la médiocrité, la misère, qui étranglent les perspectives, flanquent un monument d’un ministère ou d’un magasin, une façade de théâtre d’un hôtel et d’une maison de rapport, salissent d’accointances infâmes les décors les plus recherchés, mettent des tables de café sur les asphaltes et dans les avenues des omnibus! Ainsi – à défaut d’un peuple capable de payer ce luxe – les nations ne s’étaient pas unies pour ériger sur la planète de leurs souffrances la Ville consolatrice et belle!

На страницу:
2 из 3