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Nach Paris! Roman
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Nach Paris! Roman

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Je suis enchanté… khrr, khrr… de vous revoir. J'ai passé brillamment mon examen. Je viens d'entrer… khrr, khrr… avec mon grade dans la compagnie… khrr, khrr… du capitaine Tintenfass.

– Très heureux… tous mes compliments, cher baron.

– Savez-vous qu'on m'a promis… khrr, khrr… le porte épée pour dans quinze jours?

– Vraiment?

– Oui, cher ami, pour dans quinze jours… khrr, khrr… s'il y a la guerre.

– Sapristi!.. Et vous croyez à la guerre?

– Si j'y crois… khrr, khrr!.. J'ai des renseignements certains.

– Ah! ah! voyons? s'écrièrent Kœnig et Schimmel intéressés.

– Je tiens mes informations… khrr, khrr.. de haute source. La guerre éclatera… dans quatre jours. Elle nous sera déclarée… khrr, khrr.. par la Russie. Vingt-quatre heures après… khrr, khrr… nous envahissons la France.

– Par où? demanda Schimmel.

– C'est le secret… khrr… du grand État-major. Mais je consens… khrr, khrr… à le trahir pour vous. Sachez donc, meine Herren, que tandis que nous portons trois armées sur la frontière… nous en jetons quatre autres… khrr, khrr… sur la Suisse.

– C'est impossible, déclara Kœnig.

– Je sais ce que je dis… khrr khrr… affirma le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Quatre armées. Le Rhin franchi sur vingt points à la fois… khrr, khrr… nous bousculons les Helvètes… khrr, khrr… et les rejetons dans leurs montagnes. Le plateau est à nous. Zurich, Berne, Fribourg occupés… khrr… Lausanne emporté… khrr… Genève pulvérisé… khrr, khrr… Par toutes les passes, routes, vallées du Jura, nous débordons sur la France surprise… khrr, khrr… Besançon, Dijon, Lyon sont saisis… khrr… le Creusot, Bourges détruits… khrr… la France coupée en deux… khrr, khrr… Pendant que nous tenons la ligne de la Loire, l'armée de Metz rompt la digue de Verdun… khrr… Nous marchons sur Parie par l'est et par le sud. Nous dirigeons une armée sur Bordeaux… khrr… une autre sur Toulon… khrr… En deux mois, la France annihilée est réduite à se rendre… khrr, khrr… Nous l'occupons avec notre landwehr… khrr… et nous retournons l'active sur la Russie… khrr, khrr… Tel est, meine Herren, le plan du grand État-major… khrr, khrr, khrr…

– Vous êtes fou! s'écria Kœnig qui avait suivi ce développement avec une impatience marquée. Tout ce beau plan pèche par la base. La Suisse est un pays neutre et l'Allemagne n'envahira pas un territoire dont la neutralité a été reconnue par l'Europe.

Démonté par cette simple observation, le baron n'eut d'autre ressource que d'arguer de son ignorance.

– Tiens, fit-il, la Suisse est neutre?.. khrr, khrr… Vous me l'apprenez… khrr… On m'avait pourtant affirmé…

– On vous en a conté, mon bon. La neutralité helvétique est inviolable et constitue pour nos armées un obstacle beaucoup plus infranchissable que celui des forteresses françaises. Nous ne pouvons passer par la Suisse.

– Ce ne serait pourtant pas si bête, murmura Schimmel pensif.

– Ce ne serait pas si bête évidemment, dit Kœnig, mais ce serait déloyal. Or, l'Allemagne ne peut faire une guerre déloyale. Notre force, c'est notre droit.

– Que faites vous donc de la formule de Bismarck: la force prime le droit?

– Jamais Bismarck n'a voulu dire que là où le droit existe, la force n'a pas à le respecter, répliqua Kœnig avec irritation. Bismarck entendait que là où le droit n'existe pas ou est contestable, la force le crée, ce que j'admets. Ainsi dans la question de l'Alsace-Lorraine…

– La force était de notre côté, fit Schimmel.

– Oui, reprit Kœnig. Mais le droit n'était pas du côté de la France. La France avait conquis l'Alsace-Lorraine par la force, nous la reconquérions par la force: rien de plus légitime. Il en est autrement d'un droit reconnu par l'Allemagne, comme l'état de neutralité permanente de la Suisse. Jamais Bismarck n'aurait conseillé, même dans un intérêt stratégique éminent, la violation du territoire suisse.

La discussion se poursuivit quelque temps, coupée par les «khrr, khrr» du baron et les «parfaitement», «très juste» de Max Helmuth, lequel approuvait successivement toutes les répliques des interlocuteurs, y compris les gargouillements de Waldkatzenbach, dont la noblesse équivalait pour lui à la dignité d'officier. On parla du Danemark, du Hanovre, du partage de la Pologne et l'on fût remonté aux invasions des Barbares, si un incident imprévu ne s'était produit, qui mit en révolution toute l'assemblée des dîneurs.

Nous étions justement en train de partager la Pologne en même temps qu'un superbe poulet, quand nous vîmes entrer comme un bolide l'adjudant du régiment, le premier-lieutenant Derschlag. Il accourait tout essoufflé, la tunique fumante sous l'écharpe en sautoir. Cette survenue sensationnelle avait suffi pour arrêter toutes les conversations et suspendre toutes les fourchettes.

– Messieurs, j'arrive… bégayait-il, j'arrive des bureaux de la Gazette de Mag… de Magdebourg. On vient de recevoir… une dépêche. J'en ai pris… pris copie. Je vais… vous la lire.

Il tira un papier mouillé de sa poche intérieure, souffla encore quelques instants, puis commença d'une voix à peine moins haletante:

– «Vienne, 28 juillet»… Messieurs, c'est une dépêche de Vienne… «Le Journal officiel de la double monarchie publie la déclaration suivante… suivante, signée du ministre des Affaires Etrangères, le comte Berch… Berchtold: Le Gouvernement royal de Serbie n'ayant pas répondu d'une manière satis… satisfaisante à la note qui lui avait été remise par le ministre d'Autriche-Hongrie à Bel… Belgrade, à la date du 23 juillet 1914, le Gouvernement impérial et royal se trouve dans la né… se trouve dans la nécessité…

On eut entendu voler une mouche. Seul un monosyllabe sonore du capitaine Kaiserkopf tomba comme une bombe:

– Sauf!

– «… Nécessité, continuait l'adjudant, de pourvoir lui-même à la sauvegarde de ses droits et intérêts et de recourir, à cet effet… effet, à la force des armes…»

Une immense acclamation retentit, qui fit trembler les vitres. Tout le monde était debout. Mais Derschlag agitait un grand geste au-dessus des têtes, pour réclamer le silence, car il n'avait pas fini.

– Messieurs, messieurs… Voici comment se termine la déclaration impériale… périale et royale. Écoutez.

Il prononça d'une voix forte:

– «L'Autriche Hongrie… se considère donc, de ce moment, en état de guerre avec la Serbie.»

Ce fut du délire. Des casquettes volèrent. On monta sur les tables. Les hoch!, les heil!, les hurra! ne cessaient pas. Les majors s'étaient précipités vers l'adjudant pour relire la bienheureuse dépêche. Kaiserkopf hurlait comme un démon. Des officiers dansaient, d'autres s'embrassaient. Une formidable jubilation soulevait la salle, gonflait les corps, secouait les uniformes, remplissait la cohue multicolore d'une frénésie de gestes, de clameurs et de chocs de sabres.

– Khrr, khrr!.. khrr, khrr!.. crachotait éperdument Hildebrand von Waldkatzenbach.

Et tout à coup, comme sur un signal invisible, de toutes les poitrines jaillit, éclata en une harmonie énorme, terrible et mystique le choral exaltant du Deutschland, Deutschland über alles, dont la mélodie n'est autre, comme chacun sait, que l'hymne national autrichien. Ce fut une minute inoubliable!..

Aussi, je laisse à penser quelle gravité, quel enthousiasme signalèrent, une heure plus tard, la revue de bataillon, quels hourras accueillirent l'arrivée du colonel von Steinitz, quelle rectitude, quel ensemble marquèrent les mouvements et les présentations d'arme. Du haut en bas, la grande nouvelle avait filtré, des officiers aux feldwebels, de ceux-ci aux sous-officiers, aux exempts, aux soldats. Cette simple annonce qu'une déclaration de guerre avait été faite quelque part en Europe transformait déjà l'atmosphère et nous jetait en pleine fièvre belliqueuse. Chacun avait maintenant revêtu l'uniforme de guerre, jusqu'au major von Nippenburg, qui présentait son bataillon au colonel von Steinitz. Seuls, le colonel et son adjudant, le premier-lieutenant Derschlag, conservaient encore l'uniforme bleu de la paix. Quel spectacle! Entre ses favoris à l'autrichienne et sous ses lunettes d'or, le colonel von Steinitz, d'habitude renfrogné comme une taupe, dissimulait mal un sourire satisfait. Si la revue du bataillon von Putz avait été superbe, la nôtre, on peut le dire, fut incomparable.

Mais ce fut bien autre chose, à quatre heures, quand les trois bataillons se trouvèrent réunis. Il semblait que la cour principale, de dimensions pourtant colossales, fût trop petite pour contenir cette masse d'hommes. Assemblés par colonnes de sections, les douze compagnies, sur neuf rangs de profondeur en y comprenant les serre-files, chacune derrière son capitaine à cheval, les lieutenants chefs de section à droite, les gradés d'aile gauche à gauche, les drapeaux à la droite des troisièmes compagnies avec leurs cravates aux couleurs de l'empire et leurs deux sous-officiers de garde, construisaient un gigantesque mur gris, au sommet barbelé de pointes de casques. Du haut de son cheval de bronze, l'empereur Guillaume Ier paraissait ordonner la revue du geste de son sabre levé.

Nous attendions depuis une demi-heure, l'arme au pied, sous le soleil oblique, pendant que le colonel, les deux majors et le capitaine d'état-major Morgenstein, qui remplaçait au commandement du troisième bataillon le lieutenant-colonel Preuss absent, évoluaient de-ci de-là, au pas souple de leurs bêtes, se joignaient, se séparaient, se retrouvaient de nouveau, traçant des figures de quadrille comme dans une piste de cirque, quand un soudain raplapla de tambours crépita au corps de garde. Des quatre fers de son gros alezan le colonel von Steinitz se porta à la rencontre d'un groupe d'officiers généraux qui faisaient leur entrée par la petite porte de la caserne. Je reconnus le général-major von Morlach, qui commandait notre brigade, le général-lieutenant von Zillisheim, commandant la division, le général de la cavalerie von Kahlberg, commandant la place de Magdebourg. Il y avait avec eux un colonel et un lieutenant-colonel d'état major et deux ou trois officiers d'ordonnance. Tous étaient à pied et en petite tenue. L'épée à la main, penché sur l'encolure de son cheval, le colonel von Steinitz s'entretint avec eux, puis, tandis qu'ils se dirigeaient, au petit carillon de leurs éperons et de leurs dards de sabres, du côté de Guillaume Ier, la galopade du gros alezan retentit de nouveau, un commandement partit, les cornets sonnèrent et les chefs de bataillons crièrent de tous leurs poumons:

– Præsentiert's Gewehr!.. Præsentiert's… Gewehr!

Comme un immense mécanisme d'horlogerie, le mouvement se déclencha, raide, dans le bruissement des manches de tunique ployées et des biceps saillis.

Nous restâmes ainsi cinq minutes. Les généraux faisaient avec lenteur le tour de Guillaume Ier, plongeant voluptueusement leurs yeux âpres dans cette haie profonde de fusils.

Nouvelle sonnerie, nouveau commandement hurlé par les trois chefs:

– Gewehr… ab!

Cinq mille crosses s'abattirent sur le sol dur en un seul coup de tonnerre.

– Taratata!.. taratata!.. trompetèrent de nouveau les cornets.

– Seitengewehr… auf!

Un long crissement aigu, comme celui d'une formidable faux qu'eût aiguisée un titan, et les baïonnettes jaillirent.

– Das Gewehr… über!

La forêt métallique se dressa. Elle perça la nappe du soleil déclinant qui la fit étinceler de toutes ses pointes.

Une force surhumaine émanait de cet ensemble massif. Le poids en semblait décuplé par l'espace restreint où elle se tassait. J'en étais ému, tremblant jusqu'aux moelles. Même aux grandes manœuvres, je n'avais rien éprouvé de pareil.

Mais pas plus que le matin, dans la cour de l'intendance, sous le terrible œil gris du capitaine Kaiserkopf, dont la carrure se dressait maintenant de dos devant moi, immobile, sur le derrière énorme de son cheval, la mince ligne de l'épée dépassant légèrement la patte de l'épaule droite, pas plus, dis-je, que le matin, il ne nous fut ordonné, du gant impérieux du colonel von Steinitz, d'exécuter la moindre évolution. Mettant pied à terre, le colonel rejoignit les généraux et leur suite, et tous ensemble, dans le cliquetis de leurs sabres et le bourdonnement de leurs paroles indistinctes, firent longuement le tour des fronts au port d'arme. Chaque drapeau s'inclina silencieusement sur leur passage. Il n'y eut ni roulements de tambours, ni sifflements de fifres, ni claironnements de trompettes. La musique du régiment elle-même, groupée dans un angle, toute gonflée de ses bombardons, de ses trombones, de ses ophicléides, épauletée de ses nids d'hirondelles, avec son stabshoboïst, ses neuf musiciens sous-officiers et son tambour-maître armé de sa canne enrubannée à pomme d'argent, s'abstint de ses cadences habituelles et de ses glorieuses fanfares.

Leur promenade terminée, notre surprise ne fut pas moindre de voir les généraux s'engager mystérieusement dans l'escalier qui montait chez le colonel. Les majors et le capitaine Morgenstein les suivirent, après avoir commandé le repos aux troupes. Nous attendîmes longtemps. Descendus de leurs bêtes, les capitaines avaient pris place à leur tour sous la statue de Guillaume Ier et, tout en surveillant de l'œil leurs compagnies, discutaient gravement à voix basse. Les havresacs avaient été mis à terre et les faisceaux formés.

A sept heures, on commença à faire souper les hommes. On les envoyait compagnie par compagnie aux cuisines; chacune avait un quart d'heure pour manger. Pendant ce temps, les officiers gagnaient la cantine pour dépêcher un morceau.

La nuit tombait quand nous vîmes reparaître les généraux. Ils s'en allèrent aussi sobrement qu'ils étaient venus, et nous entendîmes le lointain ébrouement de leurs automobiles. Nous remarquâmes alors que notre colonel, qui les avait reconduits à l'entrée, arborait maintenant l'uniforme de guerre.

A dix heures, les voitures du train commencèrent à partir. Les premières furent celles du train régimentaire, comprenant les fourgons à bagages, les fourgons à vivres et la voiture d'outils; puis vint le train de combat, avec les voitures de munitions, les douze cuisines roulantes et la voiture médicale; toutes étaient à deux chevaux et sans lumières. La compagnie de mitrailleuses partit ensuite, avec ses six pièces portées sur roues, ses trois caissons, ses soixante chevaux et sa centaine d'hommes.

A minuit, le premier bataillon se forma en colonne de route et le major von Putz en prit la tête.

Nous vîmes la première compagnie disparaître dans le gouffre obscur de la grande porte; puis la seconde, puis la troisième puis la quatrième. Il était minuit vingt quand la dernière section eut été avalée par l'ombre.

A une heure, le capitaine Kaiserkopf monta à cheval. Le major von Nippenburg vint se placer à son côté et après avoir consulté sa montre, cria de sa voix de fausset:

– Rechts um! Das Gewehr… über!.. Marsch!

– Marsch!.. Marsch!.. répétèrent les lieutenants.

Et nous nous trouvâmes noyés dans l'obscurité et dans l'air soudain plus pur de l'extérieur, tandis que retentissait derrière nous le «Gewehr… über… Marsch!.. Marsch!» de la sixième compagnie du capitaine Tintenfass.

Par des rues désertes et à peine éclairées nous fûmes dirigés sur la gare de Neustadt. Les abords en étaient gardés par des sentinelles prises dans notre quatrième bataillon, qui restait au dépôt. Sur le quai d'embarquement, nous retrouvâmes, enveloppés dans leurs manteaux, le colonel von Steinitz et les généraux de l'après-midi. Le premier bataillon était déjà loin.

Un long train nous attendait. J'espérais pouvoir m'installer en première classe avec les officiers, mais j'étais toujours de service et je dus monter en troisième avec mes hommes. Les ordres étaient stricts: pas de cris, pas de chants, pas de lumières, et, sitôt le jour venu, tous stores baissés. Un peu après deux heures, le train s'ébranla, sans autre bruit que celui des essieux, sans autre apparat que le geste des officiers généraux restés sur le quai qui faisaient le salut militaire.

IV

– Où diable sommes-nous? s'écriait, vingt-six heures plus tard, l'élégant lieutenant von Bückling en promenant son monocle ahuri et son oeil mal éveillé sur un paysage qu'il ne connaissait pas.

Le train s'était arrêté le long d'un interminable quai de débarquement, au milieu d'un plexus de voies de garage et de rampes de chargement. De droite et de gauche, au delà des lignes, se dessinaient dans le fin brouillard de l'aurore des toits de baraquements et des silhouettes de tentes. Une colline estompait au loin sa forme indécise qu'égratignait le coup d'ongle d'un clocher.

– Où diable sommes-nous?

Actifs, nerveux ou bouffis de sommeil, officiers et sous officiers dégringolaient des wagons, se concertaient hâtivement avant de procéder au débarquement du bataillon. Sur le quai, jambes écartées, la badine à la main et le cigare à la bouche, le lieutenant colonel Preuss et le feldwebel Schlapps nous attendaient, avec un petit sourire satisfait dans les volutes de leur fumée, comme pour nous dire: – Vous allez voir quels beaux cantonnements nous vous avons préparés!

Mais ce qu'il fallut voir, surtout, ce fut la rencontre de Schlapps et du capitaine Kaiserkopf. Elle fut touchante. On eût cru que les deux hommes allaient s'embrasser.

– Ah! cochon de feldwebel! s'écriait jovialement Kaiserkopf, tu m'as bien manqué depuis huit jours que tu es loin!

– Ne m'en parlez pas, capitaine! S'il n'y avait pas eu tant à faire, j'aurais crevé d'ennui par ici. Pas une femme dans ce nom de Dieu de pays!

– Mais où diable sommes-nous? continuait à demander le lieutenant von Bückling, battant d'un talon énervé l'asphalte du quai.

Schimmel, qui semblait s'y reconnaître, répondit, après avoir identifié ce qui était visible du paysage:

– Ce doit être le camp d'Elsenborn.

La brume légère se déchira comme une gaze au vif coup de ciseaux d'un soleil rayonnant. Les plans s'éclairèrent et les lieux se précisèrent. Partout, entre les horizons de sapins, surgissaient de longues constructions basses au toit de zinc. Çà et là, des édifices plus hauts, une maison à deux étages, la tourelle d'un observatoire, arrêtaient le regard. Des drapeaux flottaient hissés à des mâts.

Extrait de son train, le bataillon se dirigea avec armes et bagages sur ses cantonnements.

Le camp grouillait d'une vie intense et mystérieuse. De toutes ses ruelles et de tous ses carrefours, par les trous de toutes ses tentes et les portes de toutes ses baraques sortaient des myriades de soldats gris, qui s'agitaient, circulaient, couraient portés sur leurs deux pattes, se croisaient en tous sens, leur grosse tête ronde dominée par la corne pointue de leur casque ou l'antenne de leur fusil. Il y en avait de toutes les sortes: les plus nombreux, les fantassins de la ligne, fourmis guerrières, aux boutons jaunes, aux parements rouges, à la longue baïonnette aiguë comme une tarière; puis les gros scarabées de l'artillerie, avec leur casque à boule, leur col noir, leurs pattes d'épaules à grenade et leur baïonnette courte; les pionniers, piocheurs et fouilleurs, tout bossus de leur sac chargé d'outils; les chasseurs, verdâtres comme des sauterelles, avec leurs passeports vert clair et leur singulier shako à forme acridienne; les hussards, au dolman étroit articulé de brandebourgs; les uhlans à chapska plate comme un dos de punaise; les infirmiers, les brancardiers, les télégraphistes et les aérostiers, le bâton d'Esculape à la manche ou la lettre à l'épaule, porteurs de civières ou tendeurs de fils, et les grands cuirassiers haut bottés, membrus et coléoptériques, semblables aux gros oryctes boursouflés, la corne au nez et le cuir aux pattes, zigzaguant partout lourdement, l'air ahuri sous leur énorme casque.

Si le silence était prescrit dans la caserne de Magdebourg, la fourmilière d'Elsenborn échappait à cette contrainte. Entourée d'un large désert de forêts de sapins, nulle oreille indiscrète n'en pouvait surprendre l'extraordinaire bruissement, nul œil n'en pouvait soupçonner l'invraisemblable rassemblement. Aussi tout le camp retentissait-il d'un immense bourdonnement qui devait couvrir plusieurs kilomètres à la ronde. Les stridences des cornets, la sibilation des fifres, l'ardente crécelle des tambours menaient un vacarme incessant. Au milieu des résonances des cuivres, du tintement des cymbales, des lourdes décharges des caisses, les musiques de régiment s'évertuaient à battre l'air de leurs éclats. Des galopades de chevaux pétillaient. Des trains ronflaient comme de faux bourdons. Des automobiles vrombissaient. Libérée, l'innombrable voix des troupes se répandait en sonorités surprenantes, vibrait, crépitait, grinçait, grésillait, crissait, cliquetait, chantait, s'égosillait. Des frémissements d'élytres, des claquements d'ailes, des frottements d'articles battaient de tous côtés, comme si l'énorme amas ravageur s'apprêtait à prendre subitement son vol pour aller s'abattre quelque part au loin.

Le lieutenant-colonel Preuss et le feldwebel Schlapps avaient raison d'être fiers de leurs préparatifs. Nos cantonnements étaient excellents. Les soldats occupaient de vastes dortoirs, frais et propres entre leurs parois de sapin; les officiers avaient chacun deux chambres étroites, l'une avec le lit de sangle, l'autre meublée d'une table et de deux chaises; le colonel von Steinitz disposait pour lui seul et ses ordonnances d'une petite maison isolée. Il y avait des cuisines, des boulangeries, un casino pour les officiers, un petit théâtre pour les soldats, le tout également en bois. Le temps était superbe, il faisait très chaud; après la buée trouble de la caserne de Magdebourg, nous respirions avec délice le plein air libre du camp, chargé des aromes de l'été et du souffle vivifiant des forêts.

Un jour, deux jours passèrent. Des troupes partaient, d'autres arrivaient. Le long des voies qui ceignaient le camp, c'était un continuel mouvement de trains regorgeant d'hommes. On voyait, le jour, leurs anneaux onduler comme des serpents et l'on entendait, la nuit, leurs sifflements. Un troisième jour s'écoula: c'était le premier août. N'eût été l'incertitude où nous étions de ce qui se préparait, le séjour d'Elsenborn ne nous eût pas paru désagréable. De modestes exercices occupaient une partie de notre temps et maintenaient les troupes en haleine sans les fatiguer. Kasper, mon exempt, me rendait les plus grands services et me déchargeait de toutes les basses besognes du sous-officier. J'en profitais pour fréquenter les officiers. J'écoutais leurs conversations, j'observais leurs caractères, j'enregistrais leurs opinions; j'essayais de me faire une idée juste sur les graves événements qui s'élaboraient. Mais, pour le moment, l'atmosphère d'attente où nous nous trouvions énervait et déconcertait les esprits. Nous ne savions rien. De rares journaux filtrant de Malmédy avec un jour de retard ou apportés par les survenants passaient de mains en mains. Nous apprenions ainsi que les premières hostilités avaient éclaté entre Autrichiens et Serbes, que l'Allemagne venait de demander des explications à la Russie sur la mobilisation de ses troupes, que l'état de danger de guerre avait été déclaré. Les bruits les plus étranges couraient. On assurait que la France effrayée allait rompre son alliance avec la Russie, que la révolution grondait à Paris, que le Président de la République avait été assassiné.

– En tout cas, disait Schimmel, les Français doivent être à l'heure actuelle dans une belle peur. Je les connais. Ce sont des pacifistes à trois poils. Ils ne marcheront pas.

– Ce que je voudrais savoir, moi, faisait Kœnig, c'est où l'on va nous envoyer. Il me semble que nous sommes bien au nord.

Cette observation requit tout notre intérêt quand nous apprîmes du major von Nippenburg qu'il y avait des troupes plus au nord encore. Il s'en concentrait à Eupen, à Aix-la-Chapelle, et jusqu'à Rheydt et Crefeld.

– Il faut être prêt à tout, expliquait-il mystérieusement.

Mais, à part ce renseignement accessoire et en dépit de ses airs entendus, le major von Nippenburg ne paraissait pas en savoir beaucoup plus long que nous. Comme nous, il attendait des ordres. Le colonel von Steinitz était-il mieux informé? C'est possible, mais personne n'eût osé l'interroger. Il se cantonnait dans une réserve hautaine, dont il ne se départait qu'à l'égard du joli lieutenant von Bückling. Mais la faveur marquée qu'il lui témoignait ne procédait pas de sympathies d'ordre militaire et les confidences dont il l'honorait n'avaient rien de stratégique.

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