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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6
Et changerais-tu ton sort avec le mien?
MANFREDNon, mon ami, je ne voudrais pas te faire un aussi funeste présent; je ne voudrais infliger ma destinée à aucun être vivant: moi seul je puis la supporter-si affreuse qu'elle soit-moi, vivant, je puis soutenir ce qu'aucun homme ne serait capable de supposer, même en rêve, sans en mourir d'effroi.
LE CHASSEUR DE CHAMOISQuoi, si pitoyable pour les maux de tes semblables, et le crime aurait noirci ton cœur! Ne parle pas de la sorte. Je ne croirai jamais qu'un homme qui nourrit des sentimens aussi généreux, ait pu assouvir sa vengeance dans le sang de ses ennemis.
MANFREDOh! non, non, non! les maux que j'ai causés n'ont atteint que ceux qui m'avaient aimé, ceux que j'ai le plus aimés. Je n'ai jamais écrasé un ennemi, que dans une juste et légitime défense. – Ce sont mes embrassemens qui ont été funestes.
LE CHASSEUR DE CHAMOISQue le ciel te fasse paix! Soulage ton ame par la pénitence; je dirai des prières pour toi.
MANFREDElles seront inutiles. Toutefois, je te sais gré de ta commisération. Je m'en vais-il est tems, – adieu! – Tiens, prends cet or et mes remerciemens-n'ajoute rien-c'est un juste salaire-ne me suis pas… je connais le chemin, et je suis hors des pas dangereux de la montagne. – Encore une fois, reste ici; je te l'ordonne. (Manfred sort.)
SCÈNE II
(Une vallée basse dans les Alpes. – Une cataracte.)MANFRED arriveIl n'est pas encore midi-les rayons de l'arc-en-ciel1 se courbent en arceaux sur le torrent qu'ils colorent de tous les feux du ciel; la colonne d'eau, tombant perpendiculairement du haut des rochers, se déroule comme une nappe d'argent et jette çà et là ses traînées d'écume bouillonnante. On dirait, agitant sa longue queue, le coursier dont il est parlé dans l'Apocalypse, ce pâle et gigantesque coursier, monté par la mort. Mes yeux seuls, en ce moment, contemplent ce tableau ravissant. Seul dans cette douce solitude, je partage avec l'esprit de la vallée l'hommage que lui rendent ses eaux. – Évoquons-le.
(Manfred prend un peu d'eau dans le creux de sa main et la jette en l'air en murmurant son évocation. Un instant après, la nymphe des Alpes se montre sous l'arc-en-ciel jeté sur le torrent.)Esprit ravissant! avec ta chevelure de lumière, tes yeux brillans de gloire, avec ces formes que revêtissent les filles de la terre, lorsque, dépouillant leurs charmes terrestres, elles s'élèvent à des formes surhumaines, à l'essence des purs élémens. Les couleurs de la jeunesse-vermeilles comme les joues d'un enfant endormi, bercé sur le sein palpitant de sa mère-vermeilles comme les teintes d'une rose que les derniers feux du jour déposent sur la neige vierge des hauts glaciers, comme si la terre rougissait des embrassemens du ciel; – ces couleurs teignent ton céleste aspect et éclipsent l'éclat de l'arc-en-ciel qui couronne ton front. Esprit ravissant! à travers la sérénité de tes traits où se montre le calme d'une ame qui proclame elle-même son immortalité, je lis que tu pardonneras à un fils de la terre, que daignent parfois visiter les génies mystérieux, que tu lui pardonneras d'avoir osé t'évoquer-t'appeler à lui, et d'arrêter sur toi ses regards.
LA NYMPHEEnfant de la terre! je te connais et je connais les pouvoirs qui sont à tes mains. Je te connais pour un homme aux pensées profondes, aux actions mauvaises ou bonnes, extrême dans le bien comme dans le mal, voué aux angoisses par ton astre fatal. J'attendais que tu m'appellasses à toi. – Que demandes-tu?
MANFREDAdmirer ta beauté-et rien au-delà. La vue de la terre avait troublé mon esprit: j'allai me réfugier dans ses mystères et je pénétrai jusqu'aux retraites cachées de ceux qui la gouvernent; mais hélas! aucun n'a pu exaucer mes vœux. Je leur demandais ce qu'il était au-dessus de leur puissance de m'accorder: aujourd'hui j'ai cessé de les importuner.
LA NYMPHEQuelle est donc cette demande qui est au-dessus de la puissance des êtres les plus puissans de ceux qui dirigent le monde invisible?
MANFREDUne prière. – Mais pourquoi la ferais-je de nouveau? ne sera-ce pas en vain?
LA NYMPHEJe ne sais, parle toujours.
MANFREDEh bien! je parlerai. Qu'importe une torture de plus! tu vas connaître mes souffrances. Dès ma plus tendre jeunesse, mon esprit ne sympathisait point avec les ames de mes semblables et je ne contemplais point la terre avec les yeux des hommes. Leur ambition n'était pas la mienne: le but de leur existence n'était non plus le mien. Mes joies, mes peines, mes passions, mon esprit, tout me rendit étranger à eux. Bien que revêtu de la même forme, je ne me sentis pas attiré vers la chair respirante, et refusai de me mêler à toutes les créatures d'argile qui m'entouraient, toutes, – non, il était une parmi elles, – mais attendons.
J'ai dit que je n'avais aucun rapport avec les hommes, aucun avec les humaines pensées. Loin de là; mes joies étaient la solitude, respirer l'air léger des montagnes couvertes de glace, gravir les cimes où les oiseaux n'osent bâtir leur nid, où l'aile des insectes eux-mêmes n'a jamais effleuré un granit dépouillé de verdure; c'était de me plonger dans le torrent, de m'abandonner au tourbillon formé par le brisement des vagues dans les rivières, ou aux flots de l'océan, essayant ainsi mes jeunes forces. J'aimais, durant la nuit, suivre la marche de la lune, les étoiles et leur riche développement, fixer mes yeux sur les feux de la foudre jusqu'à ce qu'ils en fussent éblouis, ou contempler la chute des feuilles pendant les soirées d'automne, alors que les vents font entendre leurs gémissemens. Tels étaient mes passe-tems-toujours seul; et si un de ces êtres, au nombre desquels j'avais honte de me compter, venait à se rencontrer sur mon chemin, je me sentais aussitôt dégradé et ne me retrouvais plus qu'une misérable créature d'argile. Dans mes courses solitaires, je descendis aux caveaux de la mort, espérant surprendre la cause dans son effet; j'arrachai à ces ossemens blanchis, à ces crânes, à ces cendres amoncelées, les raisonnemens les plus réprouvés. C'est alors que durant de longues années, je passai les nuits dans l'étude des sciences qui ne s'enseignent plus et qui ne furent enseignées qu'au tems jadis. Le tems, le travail, des épreuves terribles et cette soumission non moins terrible qui nous donne tout pouvoir sur l'air et sur les esprits qui peuplent l'air, la terre, l'espace et le monde infini, rendirent mes yeux familiers avec l'éternité, comme avaient fait, avant moi, les mages, comme avait fait celui qui, à Gadara, évoqua de leurs retraites humides Eros et Anteros2, ainsi qu'aujourd'hui, je t'appelle à moi; la soif de la science s'accrut avec la science, aussi bien que la puissance et l'ivresse de l'intelligence la plus éclatante; jusqu'à ce que…
LA NYMPHEPoursuis.
MANFREDHélas! je me perds en d'inutiles paroles, me complaisant à rappeler ces vains attributs, plus j'approche du moment où il me faut découvrir la plaie profonde de mon cœur. – Mais plus de détour. Je ne t'ai nommé ni père, ni mère, ni maîtresse, ni ami, ni aucun être, avec lesquels j'eusse resserré les liens de l'humanité: si ces êtres existèrent pour moi, ils ne me furent pas ce qu'ils sont pour les autres. Mais il en était un…
LA NYMPHEVa, ne crains pas de t'accuser.
MANFREDElle me ressemblait de tous traits-ses yeux, sa chevelure, son visage, tout, jusqu'au son de sa voix, disaient-ils, était semblable aux miens, mais adoucis, mais tempérés par la beauté. Comme moi, elle avait ces pensées solitaires et errantes, cette ardeur pour les sciences secrètes et un esprit capable de comprendre l'univers. Mais, plus que moi, elle avait la douce puissance des larmes, du sourire, et de la pitié-puissance qui m'était déniée; elle avait la tendresse-que jamais je ne ressentis que pour elle seule, et l'humilité-qui toujours me fut inconnue. Ses fautes furent les miennes. – Ses vertus n'appartiennent qu'à elle. Je l'aimai et c'est moi qui la mis au tombeau!
LA NYMPHEQuoi! de ta propre main?
MANFREDNon de ma main; – mais mon cœur brisa son cœur-ce cœur qui s'attacha au mien et qui en fut desséché. Si j'ai versé du sang, ce n'a pas été le sien. – Et pourtant ce pur sang a coulé, – je l'ai vu et je n'ai pu l'étancher.
LA NYMPHEEt c'est pour un pareil-pour un être de cette race que tu méprises, et au-dessus de laquelle tu veux t'élever, pour te mêler à nous et à notre race, que tu mets en oubli les précieux dons de nos sciences, que tu te rejettes dans les basses et lâches passions de l'humanité! loin de moi!
MANFREDFille de l'air! je le dis: depuis cette heure fatale-mais les paroles ne sont que des paroles. – Contemple-moi dans mon sommeil, dans mes veilles. – Viens t'asseoir à mes côtés! tu verras ma solitude, ma solitude peuplée par les furies; – tu me verras, durant la nuit jusqu'au retour du jour, grincer des dents, et me maudire encore jusqu'au coucher du soleil. – J'ai demandé, comme une bénédiction, de devenir insensé, et la folie m'a été refusée. J'ai affronté la mort, – mais dans la lutte des élémens les vagues me soutenaient au lieu de m'engloutir et j'ai dû traverser, sain et sauf, les plus affreux dangers. Sans doute que la main glacée d'un impitoyable génie me tenait suspendu par un cheveu, mais par un cheveu qu'aucun effort ne pouvait rompre. Vainement, je plongeai mon âme-jadis une source inépuisable de création-dans toutes les rêveries enfantées par l'imagination; toujours, toujours semblable au reflux de la vague, elle était repoussée dans le gouffre profond de mes pensées. Vainement je me mêlai à l'humaine espèce-je cherchais l'oubli de mes maux là où il ne se peut trouver. Dès-lors, tout ce que j'avais appris, mes sciences, mes longues recherches dans les secrets d'un art surnaturel, ne devinrent plus que des connaissances mortelles, et je vécus dans le désespoir-et je vis-et je vivrai toujours!
LA NYMPHEPeut-être puis-je venir à ton aide.
MANFREDPour avoir cette puissance, il te faudrait réveiller les morts, ou me laisser descendre parmi eux. – Fais-le-de quelque manière que ce soit, à quelque heure que tu choisisses. – Si c'est avec de nouvelles tortures-au moins seront-elles les dernières.
LA NYMPHENon; tel n'est point mon pouvoir. Mais veux-tu me jurer obéissance, jurer de te soumettre à ma volonté? tes vœux seront peut-être exaucés.
MANFREDJurer! obéir! Et à qui? aux esprits que je conjure! Moi, devenir l'esclave de ceux qui m'ont servi! – jamais!
LA NYMPHEEst-ce tout? n'as-tu pas de plus douce réponse? Réfléchis encore avant de repousser ma demande.
MANFREDJ'ai dit.
LA NYMPHEAssez!.. Je puis donc me retirer… parle!
MANFREDRetire-toi! (La nymphe disparaît.)
MANFRED, seulNous, jouet du tems et de nos propres terreurs! Les jours nous emportent et fuient eux-mêmes loin de nous. Et pourtant nous vivons, accablés sous le poids de notre vie et redoutant sans cesse la mort. – Aussi long-tems que pèse sur nous ce joug détesté, ce joug qui oppresse notre cœur-que font seuls palpiter les angoisses ou des plaisirs menteurs; – aussi long-tems que durent ces jours de passé et d'avenir (car il n'est pas de présent pour la vie), qui pourrait dire s'il en est un, un seul où l'ame n'ait cessé d'appeler la mort et dont elle n'ait fui aussitôt l'approche, de même que l'on tremble de se plonger dans une onde glacée, bien que le frisson ne doive se faire sentir qu'un moment? Toutefois mes sciences me laissent encore une ressource. – Je puis évoquer les morts et savoir d'eux ce que nous avons un jour à craindre. Rien que le néant du tombeau, diront-ils-et s'ils ne répondaient pas! – Mais le prophète sortit de la tombe pour répondre à la sorcière d'Eudor; le monarque de Sparte connut ses destinées de l'esprit ressuscité de la vierge Byzantine. Il avait immolé celle qu'il aimait, dans l'ignorance du crime qu'il commettait, et il mourut sans avoir obtenu son pardon. En vain il adressa des prières à Jupiter phrygien; en vain les magiciens d'Arcadie évoquèrent l'ombre irritée et la supplièrent de dépouiller sa colère ou de fixer un terme à sa vengeance; – il n'obtint qu'une réponse vague et obscure, mais qui bientôt s'expliqua pour lui3.
Si jamais je n'étais venu au monde, ce que j'aime vivrait encore; si jamais je n'avais aimé, ce que j'aime vivrait encore dans tout l'éclat de sa beauté, de son bonheur, et répandant la joie sur les autres. Qu'est-elle devenue? qu'est-elle aujourd'hui? – la victime expiatoire de mes péchés, – quelque chose que je n'ose imaginer, – ou du néant. Dans peu d'heures, je connaîtrai ce que j'appréhende et brûle de connaître. Jusqu'ici, je n'avais jamais frémi d'arrêter mes regards sur un esprit, mauvais ou bon, – et voilà que je tremble et qu'un étrange frisson vient saisir mon cœur. Mais l'action ne manquera pas à ce que j'abhorre le plus; je saurai braver toutes craintes mortelles. – La nuit approche. (Il sort.)
SCÈNE III
(Le sommet du mont Jungfrau.)Entre LA PREMIÈRE DESTINÉELa lune se lève, large, ronde, éclatante. Ici, sur les neiges que n'a jamais foulées le pied d'un vulgaire mortel, nous marchons de nuit, sans laisser la moindre trace de nos pas; sur cette mer sauvage, sur l'océan resplendissant des montagnes glacées, nous effleurons les brisans raboteux qui semblent l'écume des flots agités par la tempête, que le froid aurait subitement saisie, – image morte de l'abîme des eaux. Ce pinacle fantastique, – ouvrage de quelque tremblement de terre, – où s'arrêtent les nuages pour se reposer des fatigues de leur course, a été consacré à nos ébats, à nos veilles; c'est ici que je dois attendre mes soeurs, pour nous acheminer ensemble vers le palais d'Arimane, car, cette nuit, se célébrera notre grande fête. – Chose étrange qu'elles n'arrivent point!
UNE VOIX, au dehors, chantantL'usurpateur captif, jeté en bas du trône, languissait enseveli dans la torpeur, oublié et solitaire. J'ai secoué son sommeil, brisé sa chaîne, je lui ai rendu ses troupes, et voilà encore une fois le tyran debout. Le sang d'un million d'hommes, la ruine d'une nation seront le prix de mes peines-puis sa fuite, et de rechef le désespoir!
SECONDE VOIX, au dehorsLe vaisseau volait, le vaisseau volait vite; mais je n'ai pas laissé une voile, je n'ai pas laissé un mât. Il ne reste plus une planche de ses flancs ou du pont, pas un pauvre diable pour pleurer sur le naufrage. Si! – il en est un que j'ai sauvé, le prenant aux cheveux pendant qu'il nageait, et celui-là était digne de ma pitié, – un traître à terre, un pirate sur mer. – Il acquittera sa dette par de nouveaux crimes.
LA PREMIÈRE DESTINÉE, répondantLa cité reposait, plongée dans le sommeil; au matin, elle s'est éveillée pour pleurer sur elle-même. Soudainement, sans bruit, la noire peste avait passé sur ses tours. Des milliers d'hommes ont péri, des milliers périront. – Le vivant fuit l'approche du malade qu'il chérissait; mais il fuit en vain: rien ne le sauvera de l'atteinte mortelle. La tristesse, les angoisses, le mal, la terreur enveloppent toute une population. – Heureux sont les morts qui échappent à cette scène de désolation! Et cette œuvre d'une nuit-cette ruine d'un royaume-ce travail de mes mains, combien de fois, dans les siècles, ne l'ai-je pas renouvelé! combien ne le renouvellerai-je pas encore!
(Entrent la seconde et la troisième Destinée.)LES TROIS DESTINÉESNos mains tiennent enfermés les cœurs des hommes, et leurs tombeaux sont nos marche-pieds. Ces esclaves ne reçoivent de nous le souffle de l'ame que pour nous le rendre aussitôt.
LA PREMIÈRE DESTINÉEBien-venues! – Où est Némésis?
LA SECONDE DESTINÉEOccupée à quelque grand travail; mais j'ignore lequel, car moi-même j'ai les mains pleines.
LA TROISIÈME DESTINÉEVois; elle vient.
(Entre Némésis.)LA PREMIÈRE DESTINÉEDis, où as-tu été? Mes sœurs et toi, vous arrivez tard, cette nuit-ci.
NÉMÉSISRelever des trônes abattus; marier entre eux des insensés; rétablir des dynasties; venger des hommes de leurs ennemis, puis les faire repentir de leur vengeance; frapper les sages de folie: tel vient d'être mon travail. J'ai tiré de la poussière les nouveaux oracles qui doivent aujourd'hui régir le monde, car les anciens avaient passé de mode, et les mortels osaient déjà les peser à leur propre valeur, mettre les rois dans la balance et parler de liberté, ce fruit à jamais défendu… Partons! l'heure est sonnée… montons sur nos nuages. (Elles sortent.)
SCÈNE IV
(Palais d'Arimane. – Arimane, entouré des Esprits, est assis sur un globe de feu qui lui sert de trône.)HYMNE DES ESPRITSSalut à notre maître! – Prince de la terre et de l'air! – qui marche sur les nues et sur les eaux, – qui tient dans sa main le sceptre des élémens, et les fait, à sa volonté, rentrer dans le chaos! Il souffle-et la tempête bouleverse la mer; il parle-et la nue répond à sa voix par le tonnerre; il regarde, – à son regard, s'enfuient les rayons du soleil; il se meut, – un tremblement remue la terre jusque dans ses fondemens. Sous ses pas jaillissent les volcans; son ombre projette la peste; les comètes annoncent sa marche à travers les cieux enflammés, et sa colère réduit en cendres les planètes; c'est à lui que la guerre offre chaque jour son holocauste, la mort son tribut. Il est la vie, avec toutes ses agonies; il est l'ame de tout ce qui respire.
(Entrent les Destinées et Némésis.)PREMIÈRE DESTINÉEGloire à Arimane! son pouvoir s'accroît de plus en plus sur la terre. – Mes deux sœurs ont exécuté ses ordres; et moi aussi, j'ai rempli mon devoir.
SECONDE DESTINÉEGloire à Arimane! Nous qui courbons la tête des hommes, nous venons nous courber devant son trône!
TROISIÈME DESTINÉEGloire à Arimane! nous n'attendons qu'un clin-d'œil pour obéir.
NÉMÉSISSouverain des souverains! nous sommes à toi, et tous les êtres mortels, plus ou moins, sont à nous. Étendre notre puissance, c'est étendre la tienne, et nos soins, nos veilles y sont incessamment consacrés. Tes derniers commandemens ont été remplis en tout point.
(Entre Manfred.)UN ESPRITQui se montre ici? Un mortel! – Toi, fatale et hardie créature, prosterne-toi et adore!
SECOND ESPRITJe connais ce mortel. – Un magicien puissant, possesseur d'une science redoutée.
TROISIÈME ESPRITProsterne-toi et adore, esclave! Quoi, ne connais-tu pas ton maître et le nôtre? – Tremble et obéis!
TOUS LES ESPRITSHumilie-toi, humilie ta damnée matière, enfant de la Terre! ou crains notre courroux.
MANFREDJe sais tout; et encore voyez-vous que je ne fléchis pas le genou.
QUATRIÈME ESPRITOn saura t'y contraindre.
MANFREDAi-je donc besoin de vos leçons? – Que de nuits là-bas, couché sur le sable aride, je me suis prosterné la face contre terre, et j'ai couvert ma tête de cendres, comprenant toute l'étendue de mon humiliation, m'abaissant devant mon inutile désespoir, et fléchissant sous ma propre misère!
CINQUIÈME ESPRITSeras-tu si hardi que de refuser à Arimane, assis sur son trône, ce que lui accorde l'univers entier qui ne l'a jamais contemplé dans la terreur de son éclat? A genoux! te dis-je.
MANFREDCommandez-lui d'abord de s'agenouiller devant l'être qui est au-dessus de lui, devant l'Infini Éternel, – le Créateur qui ne l'avait pas fait pour être adoré: – qu'il se prosterne, et nous nous prosternerons ensemble.
LES ESPRITSFaut-il écraser ce ver de terre? le déchirer en morceaux?
PREMIÈRE DESTINÉEHors d'ici! Retirez-vous! cet homme m'appartient. Prince des pouvoirs invisibles! cet homme ne sort pas d'une race vulgaire; son aspect et sa présence en ces lieux le démontrent assez. Ses tourmens ont été de même nature que les nôtres, éternels. Ses connaissances, sa force et sa puissance, autant que le comporte l'argile qui recouvre l'essence éthérée, se sont élevées plus haut que tout ce que la matière a encore produit. Dévoré d'une soif de science que ressentirent rarement d'autres mortels, il apprit à connaître ce que nous connaissons ici-que le savoir n'est pas le bonheur, que la science n'est autre chose que l'échange d'une ignorance contre une autre espèce d'ignorance. Bien plus-les passions, attributs de la terre et du ciel, dont aucune puissance, aucun être, aucun cœur n'est exempt, depuis le ver misérable jusqu'aux plus nobles créatures, les passions ont traversé son cœur, et si cruellement, que moi, impitoyable, je comprends qu'il soit devenu un objet de pitié. Encore une fois, cet homme m'est soumis et t'appartiendra un jour. – Mais que cela soit, ou non, il n'est dans nos régions aucun esprit doué d'une ame égale à la sienne, aucun qui ait pouvoir sur son ame.
NÉMÉSISQue vient-il donc faire ici?
PREMIÈRE DESTINÉELui-même répondra.
MANFREDCe que je sais, ce que je puis, quel pouvoir m'amène parmi vous, vous le savez; mais il est un pouvoir supérieur au mien, dont j'attends la réponse pour m'arracher enfin à mes doutes.
NÉMÉSISQuelles nouvelles lumières demandes-tu?
MANFREDCe n'est pas toi qui me les peux donner. Appelle ici les morts, – je leur réserve mes questions.
NÉMÉSISGrand Arimane, ta volonté est-elle que les vœux de ce mortel soient exaucés?
ARIMANEOui.
NÉMÉSISQuel fantôme faut-il évoquer?
MANFREDQuelqu'un qui ne fut pas renfermé dans la tombe. – Appelle Astarté.
NÉMÉSISOmbre ou esprit! quoi que tu sois, que tu conserves tout ou partie de la forme que tu reçus à ta naissance, de cette forme de terre rendue à la terre, reparais au jour. Revêts-toi de ce que tu avais revêtu; porte ce même cœur, ce même corps arraché à la pâture des vers. Parais! parais! parais! celui qui t'envoya te rappelle aujourd'hui.
(Le fantôme d'Astarté s'élève et se tient au milieu de la foule.)MANFREDSerait-ce là la mort? La couleur rougit encore sa joue; mais je ne vois que trop bien que ce n'est pas une couleur vivante; c'est plutôt la teinte d'une étrange maladie, semblable au rouge dont l'automne colore les feuilles mourantes. Est-ce bien elle? Oh! Dieu! elle que je frémirais d'envisager. – Astarté-Non, je ne puis lui parler! – mais commande-lui de parler. – Qu'elle me pardonne ou qu'elle me condamne.
NÉMÉSISPar la puissance qui a brisé la tombe qui t'enfermait, parle à celui qui t'a parlé, ou à ceux qui t'ont mandée ici.
MANFREDElle garde le silence, et, dans ce silence, est toute ma réponse.
NÉMÉSISLà s'arrête mon pouvoir. Prince de l'air! toi seul peux lui ordonner de délier sa voix.
ARIMANEEsprit! obéis à ce spectre.
NÉMÉSISToujours un obstiné silence! Sans doute qu'elle obéit à d'autres puissances que les nôtres. Mortel! vaine sera ton enquête, et nous sommes joués aussi bien que toi.
MANFREDEntends-moi! – entends-moi! – Astarté! ma bien-aimée! réponds-moi: j'ai tant souffert! – je souffre tant! – Abaisse tes yeux sur moi! Le tombeau ne t'a pas plus changée que je ne suis changé pour toi. Tu m'aimas trop, trop je t'aimai: nous n'étions pas faits pour nous torturer ainsi l'un l'autre, bien que ce fût un affreux péché que de nous aimer comme nous fîmes. Dis que tu ne me maudis point, – que je dois porter la peine pour nous deux, – que tu seras reçue au nombre des bénis, et que moi, je mourrai. Depuis que tu m'as quitté, les obstacles les plus odieux conspirent pour me rattacher à l'existence, – à une vie qui me fait frissonner si l'immortalité m'assure un avenir semblable au passé. Plus de repos. Je ne sais ni ce que je demande ni ce que je cherche. Je n'ai d'autre sentiment que le sentiment de ce que tu es et de ce que je suis, et je ne voudrais plus qu'entendre encore une fois, avant la mort, le son de ta voix qui jadis était pour moi une si douce musique! – Parle-moi! Je t'ai appelée dans le silence de la nuit; j'ai effrayé les oiseaux endormis sous le feuillage; j'ai réveillé les loups des montagnes; j'ai fait retentir du vain écho de ton nom les cavernes profondes, et tout, dans la nature, me répondait-tout, les hommes et les esprits, – et seule, tu es restée muette. Parle-moi! j'ai suivi la marche des étoiles, cherchant en vain dans le ciel la trace de tes pas. Parle-moi! j'ai erré sur la terre, et n'ai rien trouvé qui te ressemblât. – Parle-moi! vois ces ennemis qui nous entourent-ils ont pitié de mes maux! Leur aspect ne m'épouvante pas, car je ne sens ici que ta présence seule. – Parle-moi! si tu es irritée, que tes paroles soient des paroles de colère-mais que je t'entende encore une fois-une fois de plus-une seule fois! -
LE FANTOME D'ASTARTÉManfred!
MANFREDDis, dis-toute ma vie est dans ta voix. – C'est bien ta propre voix!
LE FANTOME D'ASTARTÉManfred! demain finiront tes maux terrestres. Adieu!
MANFREDUn mot de plus. – M'as-tu pardonné?
LE FANTOME D'ASTARTÉAdieu!
MANFREDDis, nous retrouverons-nous un jour?
LE FANTOME D'ASTARTÉAdieu!