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Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre
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Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

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Je n'ai jamais pu penser à l'indignation soulevée par le chat de l'Olympia, sans me reporter au Couronnement de la reine Marie de Médicis. Là Rubens a pris une bien autre licence. Il a mis deux gros chiens de chasse sur le devant du tableau, dans la cathédrale, contre le maître-autel, où évêques et cardinaux officient. Henri IV au fond est relégué dans une galerie, tout juste visible, pendant que les deux bêtes se prélassent, sur le premier plan, comme d'importants personnages. Je me figure que ce sont ses propres chiens qu'Henri IV avait donné à peindre, qu'ils ont été mis là pour lui montrer des amis. Si un roi de France avait trouvé bon que des chiens fussent introduits dans une cathédrale au couronnement de la reine, les bourgeois parisiens trouvaient eux fort mauvais qu'un chat fût placé sur le lit d'une femme. Le chat noir de l'Olympia fut bientôt connu et honni de toute la ville. La caricature s'en empara et son gros dos et sa longue queue ont longtemps fourni matière aux rires et aux lazzis.

Les deux tableaux de Manet attiraient les visiteurs au Salon par une sorte de fascination violente, comme le rouge les taureaux ou le miroir les alouettes. Tout le monde allait les voir. Devant eux il y avait foule ou plutôt attroupement. Ce n'étaient point en effet de paisibles spectateurs regardant, comme d'habitude, avec plus un moins d'intérêt, des œuvres dignes, à un titre quelconque, d'attention. C'étaient des gens qui exprimaient à haute voix leur horreur et éprouvaient le besoin de se communiquer les uns les autres leur colère, comme il arrive sur la place publique, lorsqu'au moment des grandes émotions, les passants s'attroupent et vocifèrent ensemble. Pas une parole d'approbation ou de simple tolérance ne s'élevait. L'hostilité était générale. Les uns riaient, haussaient les épaules et ne voyaient surtout là sujet qu'à un méprisant dédain, mais d'autres s'indignaient, montraient le poing et eussent voulu crever les toiles. Il fallut les protéger; des gardiens furent spécialement préposés à leur surveillance.

Manet éprouvait le sort commun aux peintres originaux du siècle, venus rompre, avant lui, avec la routine et la tradition. Tous les autres – tous les grands – avaient eu également à subir la méconnaissance, les railleries et les insultes. C'est ainsi qu'on avait, au commencement du siècle, tenu dans l'ombre Ingres, soupçonné de subir l'influence des primitifs italiens, alors profondément méprisés. Puis on avait couvert d'injures Delacroix qui, disait-on, se livrait à des débauches de couleur et violait toutes les lois du dessin. Puis on avait longtemps ri des deux grands paysagistes Rousseau et Corot, apportant des formules nouvelles. Enfin on avait traîné dans la boue, accusé de laideur absolue, Courbet, qui cherchait dans la vie autour de lui les motifs de ses tableaux. Manet apparu en dernier semblait condenser sur lui, encore accrues, l'opposition et les attaques qu'avaient ensemble supportées tous les autres.

Un changement s'était, en effet, opéré dans les années précédant sa venue. Le public qui s'intéressait aux choses d'art et prétendait juger les peintres s'était énormément accru. Antérieurement, jusqu'alors, la peinture ne s'était adressée qu'à un public restreint, composé d'artistes, de connaisseurs, de gens de lettres et de gens du monde. Les Salons ne s'étaient d'abord tenus qu'à d'assez longs intervalles, dans des locaux étroits, comme le Salon carré du Louvre; les tableaux exposés étaient peu nombreux et le nombre des visiteurs limité. Dans ces conditions la survenue des novateurs n'avait ému qu'un monde restreint; les luttes entre les écoles n'avaient point touché directement le grand public. Elles ne l'avaient atteint que de seconde main, comme bruit venu de loin. Mais depuis que l'immense palais construit en 1855 aux Champs-Élysées pour une exposition universelle avait été affecté à la tenue des Salons, depuis qu'à partir de 1863 ils étaient devenus annuels, que le nombre des œuvres exposées s'était énormément accru, le grand public, le peuple tout entier était entré en contact direct avec les peintres et prétendait maintenant prononcer sur eux. Or, il s'est trouvé que le peuple dans son ensemble, débutant comme juge des œuvres d'art, s'est montré plus épris du convenu, de la tradition, plus hostile aux nouveautés, moins capable de revenir sur ses erreurs, que le monde restreint qui avait été l'arbitre auparavant. Et Manet, le premier grand peintre original apparu depuis que les foules étaient venues s'entasser aux Salons, a dû subir une opposition, des mépris, des outrages dépassant, en continuité et en violence, tout ce que les autres novateurs ses devanciers avaient connu.

La clameur que soulevaient l'Olympia et le Jésus insulté, s'ajoutant an bruit précédemment fait par le Déjeuner sur l'herbe, vint donner à Manet une notoriété telle qu'aucun peintre n'en avait encore possédée. La caricature sous toutes les formes, les journaux de toute opinion s'étant mis avec persistance à s'occuper de lui et de ses tableaux, il acquit bientôt un renom universel. Degas pouvait dire, sans exagérer, qu'il était aussi connu que Garibaldi. Lorsqu'il sortait dans la rue, les passants se retournaient pour le regarder. Quand il entrait dans un lieu public, son arrivée causait une rumeur, on se le désignait de l'un à l'autre comme une bête curieuse. Un débutant avait d'abord pu éprouver du contentement à se voir ainsi remarqué, mais l'attention publique, par la forme qu'elle avait décidément prise, avait bientôt détruit, chez celui qui en était l'objet, la satisfaction qu'elle avait pu d'abord procurer. L'homme ainsi mis particulièrement en vue n'arrivait à cette distinction, que parce qu'on ne le considérait que comme un être hors de la saine raison, que comme un barbare venant saccager le domaine de l'art et fouler aux pieds les traditions, partie de la gloire nationale. Personne ne daignait discuter ses œuvres pour y chercher ce qu'il avait voulu y mettre, pas une voix en crédit ne s'élevait, qui reconnût sa puissance de novateur et la réputation éclatante qu'il acquérait, ne se produisant que pour faire de lui un paria.

Lorsque le Salon fut fermé, au mois d'août, désireux de se soustraire momentanément aux persécutions, il prit le chemin de Madrid, qu'il projetait de visiter depuis si longtemps. Ce fut là que je fis sa connaissance, d'une façon si singulière, et qui peint si bien son caractère impulsif, que je crois devoir raconter l'aventure.

Je revenais du Portugal, que j'avais traversé en partie à cheval, et étais arrivé le matin même de Badajoz, après avoir fait quarante heures de diligence. On venait d'ouvrir à Madrid un nouvel hôtel à la Puerta del Sol, sur le modèle des grands hôtels européens, chose auparavant inconnue en Espagne. J'arrivais épuisé de fatigue et mourant littéralement de faim. Aussi le nouvel hôtel où j'étais descendu m'était-il apparu comme un lieu de délices, un véritable Eden. Le déjeuner devant lequel je m'étais assis m'avait tout de suite fait l'effet d'un festin de Lucullus. Je mangeais avec volupté. La salle était vide; seul un monsieur, à une certaine distance, se trouvait assis comme moi à la grande table. Il jugeait lui la cuisine exécrable, il commandait à chaque instant quelque nouveau plat, qu'il refusait ensuite irrité, comme immangeable. Chaque fois qu'il renvoyait le garçon, je le faisais au contraire revenir et, dans mon appétit famélique, reprenais indifféremment de tous les plats. Je n'avais du reste prêté aucune attention à ce voisin si difficile, lorsque, sur une nouvelle demande que je fis au garçon d'un plat qu'il avait refusé, il se leva brusquement et, se plaçant près de ma chaise, m'apostropha avec colère: «Ah çà! Monsieur, c'est pour me narguer, pour vous f… de moi que vous prétendez trouver bonne cette horrible cuisine et que chaque fois que je renvoie le garçon, vous le faites revenir?» Le profond étonnement que je laissai voir, à cette attaque imprévue, montra tout de suite à mon agresseur qu'il avait dû se méprendre sur le mobile de ma conduite, car déjà radouci, il me dit: «Vous me connaissez sans doute, vous savez qui je suis?» Encore plus étonné, je lui répondis: «Je ne sais qui vous êtes. Comment vous connaîtrais-je? J'arrive à l'instant du Portugal, où j'ai souffert de la faim, et la cuisine de cet hôtel me semble réellement excellente.» «Ah! vous arrivez du Portugal, dit-il, eh bien! moi, je viens de Paris.» Là se trouvait l'explication de notre différence de jugement sur la cuisine, qui prenait tout de suite un caractère comique. Aussi mon homme se mit-il à rire de son emportement. Il me fit alors ses excuses. Nous rapprochâmes nos chaises et finîmes de déjeuner ensemble.

Après il se nomma. Il m'avoua qu'il avait cru découvrir en moi quelqu'un qui, l'ayant reconnu, avait voulu lui faire une mauvaise plaisanterie. L'idée de trouver à Madrid un commencement de ces persécutions, qu'il avait pensé fuir en quittant Paris, l'avait tout de suite exaspéré. La connaissance ainsi commencée se changea promptement en intimité. Nous visitâmes ensemble Madrid. Nous allions naturellement tous les jours faire une longue station devant les Velasquez, au musée du Prado. A cette époque, Madrid avait conservé son vieil aspect pittoresque. La Calle di Sevilla au centre de la ville était encore remplie de cafés, dans d'anciennes maisons, qui servaient de rendez-vous aux gens de la tauromachie, toreros, afficionados et aux danseuses. Ou tirait de grandes toiles d'une maison à l'autre, aux étages supérieurs, et la rue jouissait de l'ombre et d'une fraîcheur relative dans l'après-midi. Peuplée de son monde pittoresque, elle devint notre séjour préféré. Nous assistâmes aux courses de taureaux et Manet y prit des croquis, qui devaient lui servir à les peindre. Nous allâmes aussi à Tolède voir la cathédrale et les tableaux du Greco.

Je n'ai pas besoin de dire combien Manet, qui avait si longtemps rêvé de l'Espagne, était satisfait de ce qu'il y voyait. Une chose gâtait cependant son plaisir, c'était la difficulté qu'il avait dès la première heure éprouvée et qui avait précisément amené notre rencontre, de se plier à la manière de vivre du lieu. Il ne pouvait s'y faire. Il avait renoncé à manger. Il éprouvait une répulsion invincible à l'odeur des plats qu'on lui apportait. C'était un Parisien qui, en définitive, ne se trouvait bien qu'à Paris. Au bout d'une dizaine de jours, réellement affamé et dépérissant, il dut repartir. Nous revînmes ensemble. On demandait à cette époque les passeports aux voyageurs, et à la gare d'Hendaye, le préposé aux passeports se mit à le considérer avec étonnement. Il s'arrangea pour faire venir sa femme et sa famille, afin qu'elles le vissent aussi. Les autres voyageurs, ayant bientôt su qui il était, se mirent également à le regarder. Ils se montraient tous très étonnés de voir ce peintre, dont la réputation de monstruosité artistique leur était parvenue, se présenter à eux sous les traits d'un homme du monde fort correct et fort poli.

Rentré à Paris, il se remit au travail. Il avait à cette époque quitté son premier atelier de la rue Lavoisier et, après être resté quelque temps dans un autre rue de la Victoire, en avait définitivement pris un, qu'il devait garder des années, rue Guyot, aux Batignolles, derrière le parc Monceau.

Il s'était marié en 1863 avec Mlle Suzanne Leenhoff, une Hollandaise, née à Delft. Elle appartenait à une famille adonnée aux arts. Un de ses frères, Ferdinand Leenhoff, était sculpteur et graveur. Elle était elle-même pianiste et, quoique ne jouant que dans l'intimité, elle cultivait son art assidûment. Manet devait donc trouver en elle une personne avec des goûts d'artiste, capable de le comprendre, et, de ce côté, lui venaient l'encouragement et l'appui qui le réconfortaient et lui permettaient de supporter les attaques du dehors. Son père était mort en 1862, laissant à ses trois fils une fortune à se partager, qui les mettait dans l'aisance. Manet se trouvait ainsi dans une position privilégiée parmi les artistes. Il pouvait vivre sans vendre de tableaux, que personne, dans ces premiers temps, n'eût voulu acheter, à n'importe quel prix, et il disposait de ressources suffisantes pour parer aux dépenses d'atelier et de modèles qu'exigeait la poursuite de son art.

Après avoir habité, sa femme et lui, sur le boulevard des Batignolles, ils vinrent vivre, avec Mme Manet mère, rue de Saint-Pétersbourg. Leur appartement conservait le mobilier paternel, de cette forme froide et rigide adoptée sous le règne de Louis-Philippe. On n'y découvrait point de bibelots ou d'objets curieux, à peine deux ou trois tableaux sur les murs, les portraits de son père et de sa mère peints par lui et son portrait peint par Fantin-Latour. Sa mère laissait voir cette distinction et cette aisance de manières des femmes du monde qui ont tenu un salon. Les assidus, membres de la famille, étaient les deux frères Eugène et Gustave. Depuis la mort du père, le conseil et comme le guide de tous se trouvait être un vieux cousin, M. de Jouy, avocat fort estimé du Palais. Manet devait peindre son portrait en 1879.

Manet ne tranchait point en apparence sur son milieu. Rien en lui ne décelait spécialement l'artiste. Il était on ne peut plus correct dans sa tenue. C'est même en partie à son exemple qu'est dû ce changement, qui a conduit les artistes à répudier le genre fantaisiste qu'ils affectaient autrefois, pour prendre la rectitude de vêtement et de tenue des gens du monde.

Rien n'était plus singulier que le contraste qui existait entre Manet, sa famille, son milieu et son rôle d'artiste rénovateur, venant répudier les traditions suivies et l'esthétique alors respectée. Cet homme contre lequel on se soulevait, dont on voulait faire un barbare, peignant avec sauvagerie des scènes jugées d'un bas réalisme, que la caricature, la raillerie, l'indignation de la foule poursuivaient comme une manière de déclassé, était sorti d'une famille distinguée, il vivait régulièrement avec sa femme et sa mère et devait conserver toute sa vie les manières raffinées du monde spécial auquel par sa naissance il appartenait.

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

VI

L'EXPOSITION PARTICULIÈRE DE 1867

En 1866, Manet présenta au Salon deux tableaux, le Fifre, et l'Acteur tragique. Ils furent refusés par le jury.

Ce refus se produisait comme la conséquence de l'indignation soulevée par les œuvres exposées l'année précédente. Le jury en 1865, encore sous le coup de la rebuffade que son excessive rigueur lui avait attirée en 1863 de l'Empereur, par l'établissement du Salon des refusés, avait bien pu se montrer coulant en recevant l'Olympia et le Jésus insulté, mais maintenant, soutenu par l'opinion qui s'élevait unanime contré Manet, il devait revenir à son ancienne rigueur. C'est ce qu'il faisait en repoussant, on peut dire les yeux fermés, les deux œuvres qui lui étaient soumises. Elles étaient en effet de celles que des juges non prévenus n'eussent pu qu'accepter, en y reconnaissant des qualités de facture de premier ordre, alors surtout que le choix et la disposition des sujets ne prêtaient point à la critique, par une nouveauté bien grande. Il s'agissait de deux personnages en pied, sur fonds neutres.

Le Fifre, un tout jeune soldat, joue de son instrument. Il vit et ses yeux pétillent. Il est peint en pleine lumière. Le pantalon rouge, le baudrier blanc, les galons jaunes du bonnet de police, le fond bleu de la veste, juxtaposés sans ombre ou transition, présentent un ensemble d'une harmonie étonnante. Seul un homme spécialement doué a pu créer, avec des moyens aussi simples, une œuvre d'une telle valeur picturale. Mais aux yeux de la moyenne des peintres du temps, habitués, comme le public, aux ombres opaques et aux tons éteints, ce magnifique morceau de peinture heurtait la vue. Il semblait criard et violent.

L'Acteur tragique digne de son nom, sombre et farouche, se tenait debout, vêtu de noir. C'était l'acteur Rouvière dans le rôle de Hamlet. Il n'y avait point ici de couleurs diverses juxtaposées comme dans le Fifre; le ton noir général des vêtements, en accord avec le gris du fond, eût dû faire accepter le tableau à des gens dont les yeux aimaient les ensembles fondus. Mais Manet, pour obtenir son effet tragique, avait peint les traits d'une brosse hardie, par touches puissantes, et il est supposable que c'est cette manière, considérée comme brutale, qui a dû servir de prétexte au jury pour sa condamnation.

Manet voyait donc le jury revenir envers lui à cette inimitié de parti pris qui, pendant les premières années où il avait voulu se produire, l'avait tenu écarté. Il subissait de nouveau l'ostracisme. D'ailleurs il ne pouvait s'attendre à trouver au dehors la moindre commisération. Dans l'état de soulèvement où le Déjeuner sur l'herbe et l'Olympia avaient mis le public entier contre lui, il se voyait repoussé partout. Les artistes influents, les critiques, les connaisseurs, la presse entière le flétrissaient. Il avait pensé atteindre à la renommée par la production d'œuvres où il avait mis toute son originalité, il était, en effet, parvenu à une renommée extraordinaire de condamné. Il était tombé dans un abîme de réprobation. Il avait perdu, par surcroît, son unique défenseur fidèle de la première heure, Baudelaire, entré l'esprit éteint dans une maison de santé. Il se trouvait donc maintenant seul, son abandon paraissait irrévocable.

Cependant, à ce moment même, son originalité et son apport de nouveauté avaient agi sur plusieurs. Le besoin d'émancipation qui se manifestait chez lui ne pouvait être un fait isolé, il devait aussi exister chez d'autres et alors le bruit éclatant dont il était cause, en le mettant en vue, ne pouvait manquer de lui amener ceux-là. Cette obscure germination qui s'accomplit partout, qui fait que les choses neuves, croyances, doctrines, formes sociales, formes artistiques commencent d'abord à se manifester difficilement chez des individus isolés ou dans de petits groupes, pour s'étendre ensuite peu à peu, devait s'accomplir aussi en faveur de l'esthétique qu'il venait inaugurer. A l'heure même où il semblait à jamais repoussé de tous, il avait ainsi conquis, par affinité, un certain nombre de jeunes gens, qui allaient lui venir comme défenseurs, comme disciples ou comme spectateurs bienveillants.

Il y avait alors à Paris deux jeunes hommes, liés par une amitié d'enfance: Cézanne et Émile Zola. Le premier voulait être peintre et débutait dans son art, le second s'était déjà produit brillamment dans la littérature. Tous les deux dédaignaient les chemins battus. Aussi ayant tout de suite remarqué l'œuvre de Manet, avaient-ils ressenti pour l'auteur cette sympathie de jeunes gens vaillants, entraînés, d'instinct, à se ranger du côté d'un homme jeune comme eux, attaqué brutalement. Leur sympathie devait se traduire en actes. Elle devait conduire le peintre à adopter, après un certain temps, la technique inaugurée par Manet, et, en effet, Cézanne, qui, au début, avait d'abord subi l'influence romantique de Delacroix, puis l'influence réaliste de Courbet, devait finir par se fixer définitivement à la peinture des tons clairs, en pleine lumière et en plein air. Et elle portait Zola l'écrivain, à se servir immédiatement de sa plume, pour se faire, auprès du public, le défenseur du novateur attaqué.

M. de Villemessant dirigeait alors l'Evénement. C'était, avant la création du Figaro quotidien, le premier journal, paraissant tous les jours, qui fût survenu, avec un caractère littéraire, rédigé par des écrivains d'opinions libres et diverses. Aussi était-il très en faveur sur le boulevard et parmi les gens de lettres, les gens du monde et des théâtres. Zola avait été chargé par M. de Villemessant, qui recherchait les nouveaux venus, d'y rendre compte du salon de 1866. Il s'était tout de suite signalé par l'éclat de son style et le tour donné à sa critique. Ses articles étaient donc fort lus, lorsque dans l'un, publié le 4 mai, on avait vu poindre avec étonnement une théorie sur les artistes originaux, qui ne tendait à rien moins qu'à placer Manet parmi les maîtres. Cet article n'était qu'une préparation; en effet, le 7 mai, il en paraissait un autre très étudié, du meilleur style de l'auteur, consacré à un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Zola, prenant en main la cause de l'artiste que le jury de cette année même repoussait du Salon, le déclarait lui grand peintre, prédisait à ses tableaux, dans l'avenir, une place au Louvre et de plus abîmait à ses pieds les peintres de la tradition alors au pinacle et adulés du public.

L'article de Zola produisit sur le public du boulevard et de la rue la même indignation que les tableaux de Manet avaient produite sur celui du Salon. On n'en pouvait croire ses yeux! Dans un journal littéraire, patronné par les raffinés, lire l'éloge de ce réprouvé de Manet, voir qualifier d'œuvres de maître des créations jugées barbares, d'un affreux réalisme, qui avait rempli d'horreur les gens de goût et fait rire la ville entière! Le soulèvement fut universel. M. de Villemessant s'entendit dire que s'il ne se séparait de son critique d'art, les lecteurs se sépareraient de son journal. Il prit d'abord un moyen terme, en chargeant un second rédacteur de louer les artistes que le premier avait attaqués. Une telle demi-mesure ne pouvait suffire. On voulait que Zola se tût et lui-même, satisfait du coup porté et se refusant à toute concession, interrompit brusquement son Salon et abandonna le journal.

Son départ fut accueilli comme la juste réparation d'un acte inqualifiable. Il avait agi de la façon la plus désintéressée, en prenant en main la cause de Manet, avec lequel il n'avait eu jusqu'alors aucune relation. Son acte lui avait été inspiré par une sincère admiration, et c'était par vaillance, par puissance de tempérament qu'il avait rompu de front avec l'opinion et pris le public comme à la gorge. Mais on ne voulut point croire qu'il en fût ainsi, on lui prêta les mobiles les plus bas. Il fut en butte aux pires accusations. Et son courage lui valut de passer pour un homme de mauvaise foi, manquant de respect à tout ce qui était respectable.

Quelque temps après, M. Arsène Houssaye, qui dirigeait une revue d'art et de littérature, la Revue du XIXe siècle, où il voulait donner place à des articles sensationnels, demanda à Zola une étude spéciale sur Manet. Elle parut dans le numéro de janvier 1867. Zola cette fois-ci avait abandonné la partie d'attaque contre les peintres de la tradition, entrée dans les articles de l'Evénement, qui avait soulevé une si grande colère. Son étude consacrée exclusivement à Manet, relue aujourd'hui, ne paraît contenir que des vérités très simples. Les jugements qu'il y porte ne pourraient plus soulever d'opposition que chez ces retardataires, attachés aux formules tout à fait mortes, mais, an moment où ils parurent, ils firent l'effet de paradoxes. Il s'étendait surtout sur l'Olympia, il la louait sans réserve. Cela suffisait pour que l'on jugeât qu'il devait être au fond de mauvaise foi, ne pensant réellement pas un mot de ce qu'il écrivait. Olympia et son chat noir avaient suscité une telle réprobation, que la moindre défense en paraissait monstrueuse. Non content de la publicité que ses articles avaient reçue dans l'Evénement et dans la Revue du XIXe siècle, Zola, pour leur assurer la durée, les reproduisit en brochures. Après cette obstination, dans ce qu'on prenait pour une erreur perverse, il fut décidément considéré comme un homme dangereux et la presse entière resta fermée à sa critique d'art.

Manet, sur le moment, ne se trouva avoir rien gagné au plaidoyer de Zola, puisqu'en définitive le public, dans sa colère, les mettait tous les deux au même rang de réprouvés. Mais cette défense retentissante ne l'avait pas moins sorti de l'isolement absolu où il s'était un moment trouvé. Elle allait encourager à venir vers lui les jeunes gens qui déjà se sentaient certaines affinités et, cherchant des voies nouvelles, le prendraient pour porte-drapeau. Il n'était plus seul, Zola était venu comme le premier d'un groupe de combattants qui allait se recruter.

Manet s'était vu interdire le Salon de 1866. En 1867 devait se tenir une exposition universelle où, à côté des produits de l'industrie, on ferait une place aux œuvres d'art. Cette exposition dépassait en importance le Salon annuel. Les artistes de toutes nations mis à côté les uns des autres et destinés à être jugés, outre le public parisien, par des spectateurs du monde entier, devaient éprouver un intérêt particulier à s'y montrer. Manet essaya donc de s'y faire recevoir. Mais le jury appelé à désigner les œuvres admissibles le repoussa. En 1867 comme en 1866, il allait ainsi être étouffé. Il ne lui restait plus, dans cette extrémité, qu'à se produire quand même, en recourant à une exposition particulière.

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