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La religieuse
– Permettez, lui répondis-je, que je m'unisse à vous.
– Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. À neuf heures et demie je commencerai à prier et vous aussi; mais à onze heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.»
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, éveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d'abord en silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes récitèrent ensemble le Miserere, excepté la supérieure qui, prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant: «Ô Dieu! si c'est par quelque faute que j'ai commise que vous vous êtes retiré de moi, accordez-m'en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez ôté, mais que vous vous adressiez vous-même à cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez à ses parents, et pardonnez-moi.»
Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à côté de mon lit; elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front; elle me regardait: l'inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son visage; et c'est ainsi qu'elle me parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce qui s'était passé pendant la nuit; elle me demanda seulement si je m'étais couchée de bonne heure; je lui répondis:
«À l'heure que vous m'avez ordonnée.
– Si j'avais reposé.
– Profondément.
– Je m'y attendais… Comment je me trouvais.
– Fort bien. Et vous, chère mère?
– Hélas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.
– Si vous m'aimez toujours, je le serai.
– Ah! s'il ne tenait qu'à cela! N'avez-vous pensé à rien pendant la nuit?
– Non.
– Vous n'avez fait aucun rêve?
– Aucun.
– Qu'est-ce qui se passe à présent dans votre âme?
– Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et sans goût; je sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse aller. Ah! ma chère mère, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de cette mélancolie, de cette douce inquiétude que j'ai quelquefois remarquée dans celles qui se trouvaient au moment où je suis. Je suis imbécile, je ne saurais même pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idée qui me vienne… Mais vous ne me dites rien.
– Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous écouter. J'attends votre mère; tâchez de ne pas m'émouvoir; laissez les sentiments s'accumuler dans mon âme; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je me taise: je me connais; je n'ai qu'un jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit s'exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie; dites-moi seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. J'irai, et Dieu fera le reste…»
Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer et méditer profondément; elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son âme se remplissait de tumulte, se composait et s'agitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il était.
«Il est bientôt six heures.
– Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas être, cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la modération dans les premiers moments.»
Elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me revêtit des habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien de ce qu'on disait autour de moi; j'étais presque réduite à l'état d'automate; je ne m'aperçus de rien; j'avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait faire; on était souvent obligé de me le répéter, car je n'entendais pas de la première fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à autre chose, c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme quand on s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s'entretenait avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans cette entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre le front.
Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis rien: on disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n'en ai jamais connu la durée; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai dit. On m'a sans doute interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai prononcé des vœux, mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de mon baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce et que l'autre la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie pas réclamé à Longchamp, comme j'avais fait à Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagée? J'en appelle à votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans un état d'abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on m'annonça que j'étais de chœur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus voir la signature de mes vœux: il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu'on avait appelés à la cérémonie. M'adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais: «Cela est donc bien vrai?..» et je m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: «Non, mon enfant; on vous trompe…» Son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas même le visage de celles qui m'avaient servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de celui qui avait reçu mes vœux; le changement de l'habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet état; et c'est à la longueur de cette espèce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passé: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec jugement, qui ont reçu les sacrements, et qui, rendus à la santé, n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la maison; et je me suis dit à moi-même: «Voilà apparemment ce qui m'est arrivé le jour que j'ai fait profession.» Mais il reste à savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y être.
Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel; il était âgé, il avait beaucoup travaillé; il s'éteignit: celle de ma supérieure, et celle de ma mère.
Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa chambre; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer et à écrire: elle a laissé quinze méditations qui me semblent à moi de la plus grande beauté; j'en ai une copie. Si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais; elles sont intitulées: Les derniers instants de la Sœur de Moni.
À l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle était étendue sur son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent; elle se releva brusquement, elle parla; sa voix était presque aussi forte que dans l'état de santé; le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. «Mes enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir ma bénédiction et mes adieux…» C'est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point.
Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santé avait été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon père, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet; c'étaient cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet:
«Mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu économiser sur les petits présents de M. Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, même pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise; aidez-moi à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considération des bonnes œuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix de l'état que vous avez embrassé n'ait pas été aussi volontaire que je l'aurais désiré, craignez d'en changer. Que n'ai-je été renfermée dans un couvent pendant toute ma vie! je ne serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien à vos sœurs; elles ne sont pas en état de vous secourir; n'espérez rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand jour, il m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mère! Ah! malheureuse enfant! Vos sœurs sont arrivées; je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se meurt, des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent de mon lit, je me retourne de l'autre côté: que verrais-je en elles? deux créatures en qui l'indigence a éteint le sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je laisse; elles font au médecin et à la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles n'aient mis en œuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi; mais heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos vœux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: l'idée de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers instants.»
Mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et ma mère la seconde fête de Noël.
Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah! monsieur! quelle différence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit quelle femme c'était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions; elle donnait dans les opinions nouvelles; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait précédée: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d'accusations, de calomnies et de persécutions: il fallut s'expliquer sur des questions de théologie où nous n'entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun défaut, et qu'elles ne servaient qu'à donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que la précédente m'avait chérie; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'œil sous lequel vous les considérerez.
La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle-ci; de peindre l'état de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et d'exalter les mœurs, les sentiments, le caractère de la sœur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline; de prêcher des amies là-dessus, et d'en engager quelques-unes à suivre mon exemple; la troisième, de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatrième, de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste; la cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de chœur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par cœur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je disais: «Voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point pris d'autres.»
Mes discours en entraînèrent quelques-unes. L'autorité des maîtresses se trouva très-bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut-être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison de mon côté: il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté là ma discipline; j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la Constitution, je répondais que je l'étais à l'Église; si j'acceptais la bulle… que j'acceptais l'Évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'étais échappée en discours indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques-unes des favorites; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre; et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues; on nous épia: on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine; on me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du chœur; à vivre de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments.
Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les commencements chercher de la force et de la résignation au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! combien j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur le bord de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis-je levée brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi préférais-je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements?
Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut-être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon cœur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins; l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux exercices. Que vous dirai-je? on me dégoûta de presque tous les moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-être n'y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut-être cherche-t-on à désespérer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: «Faites un pas de mon côté, montrez-moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard.» En vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à nuire, à tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloîtres.
J'en étais là lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes vœux. J'y rêvai d'abord légèrement. Seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec les secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie.
À force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait de l'œil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un avenir plus doux; cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes; brusquement, sourdement, on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours-là, qui sont marqués, j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était en abrégé tout ce que je viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais-je fait?