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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès
L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Ferdinand Berthier

L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

PROLÉGOMÈNES

Le 27 mai 1838 fut fondée à Paris (rue Saint-Guillaume, nº 9, au faubourg Saint-Germain) une société centrale des Sourds-Muets1, dont le but était de délibérer sur les intérêts de cette classe exceptionnelle, de réunir en faisceau les lumières de tous les sourds-muets épars sur la surface du globe et des hommes instruits qui ont fait une étude approfondie de cette spécialité, de resserrer les liens qui unissent cette grande famille, d'offrir à chaque membre un point de ralliement, un foyer de communications réciproques, et de leur procurer les facilités qui leur sont indispensables pour se produire dans le monde.

La Société centrale s'occupait, en outre, de fournir aux sourds-muets des moyens de réunion et d'études; de les entretenir dans de bonnes habitudes par l'assistance continuelle de leçons gratuites et de sages conseils; d'obtenir le placement de leurs ouvrages d'art, et de leur assurer le patronage des parlants qui, par leur position sociale et leurs relations, peuvent leur être utiles.

L'année de sa fondation fut marquée par un événement qui fera époque. Les cendres de l'abbé de l'Épée, le père spirituel des pauvres sourds-muets, furent découvertes par ses enfants dans les caveaux de l'église Saint-Roch, à Paris.

Il fut décidé, presque aussitôt, qu'un monument serait élevé à ces restes précieux. Honneur aux personnages éminents qui voulurent bien se mettre à la tête de cette œuvre réparatrice, et qui formèrent le noyau de la commission chargée de recueillir les fonds nécessaires et d'en régulariser l'emploi!

A ces hommes dévoués notre éternelle reconnaissance est acquise; la mémoire du cœur ne s'éteindra jamais chez les sourds-muets.

La commission que fondèrent nos amis se composait de MM. Dupin aîné, alors président de la chambre des députés, ancien procureur général à la cour de cassation, président; Chapuys-Montlaville, député, maintenant préfet, secrétaire; Villemain, de l'académie française, qui fut, plus tard, ministre de l'instruction publique; le baron de Schonen, alors procureur général à la cour des comptes, maintenant décédé; le baron de Gérando, alors pair de France, maintenant décédé; Cavé, alors directeur des beaux-arts au ministère de l'intérieur, maintenant décédé; l'abbé Olivier, curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux; Eugène Garay de Monglave, plus tard membre de la commission consultative de l'institution nationale des sourds-muets de Paris; Nestor d'Andert, artiste peintre; Ferdinand Berthier, doyen sourd-muet des professeurs de l'institution nationale des sourds-muets de Paris, président de la Société centrale; Forestier, sourd-muet, alors instituteur libre et vice-président de cette association, aujourd'hui directeur de l'école de Lyon, et Lenoir, professeur sourd-muet à l'Institution nationale de Paris, qui était secrétaire de la Société centrale.

A peine formée, la Commission, en émettant le vœu qu'un écrit fût consacré à l'historique des bienfaits de l'abbé de l'Épée et de la découverte de ses restes précieux dont nous déplorions la perte, daigna, pour l'accomplissement de cette tâche, jeter les yeux sur moi, pensant peut-être que l'intervention d'un sourd-muet régénéré par ce grand homme exciterait naturellement l'intérêt public et provoquerait les souscriptions.

Ce choix fut accueilli par l'unanime approbation de la Société centrale.

M. Frédéric Peyson, sourd-muet, peintre d'histoire, élève de MM. Hersent et Léon Cogniet, fut invité par la même unanimité à reproduire pour cet opuscule les traits du saint Vincent de Paule de ce peuple exceptionnel.

Sur ces entrefaites, en 1839, un prix était fondé par la Société des sciences morales, lettres et arts de Seine-et-Oise, en faveur du mémoire qui réunirait aux plus curieuses recherches historiques sur la condition des sourds-muets avant et depuis l'abbé de l'Épée, le meilleur éloge de ce bienfaiteur de l'humanité. M'occupant déjà de remplir les vues de la Commission, on pense bien que je ne laissai pas échapper cette occasion d'élever à la mémoire de ce sublime instituteur ce nouveau monument de la reconnaissance de ses enfants. J'osai donc m'aventurer dans la lice, et le Ciel bénit mon audace: mon mémoire obtint le prix.

Cependant je réservais pour le travail que la Commission du monument de Saint-Roch m'avait confié la partie de mes recherches qui concerne plus spécialement les vertus de l'apôtre des sourds-muets, dans le but d'en former une introduction au simple narré de sa vie et des travaux de la Commission parisienne.

La rédaction de mon mémoire touchait à sa fin; mais les circonstances ne me permettaient pas, à mon grand regret, de pouvoir en adresser un exemplaire à chacun des souscripteurs et de faire face aux frais de publication de l'œuvre au moyen du surplus du montant des souscriptions. Je me déterminai donc en juillet 1838 à tenter, par l'intermédiaire du garde des sceaux de cette époque (M. Barthe), une démarche auprès de l'imprimerie nationale. Malheureusement le comité, établi à la chancellerie pour examiner les ouvrages dignes de cette faveur, ne jugea pas qu'une production de la nature de la mienne rentrât dans la catégorie de celles que les ordonnances qui régissent les impressions gratuites désignent comme pouvant être publiées sur les fonds de cet établissement, c'est-à-dire des ouvrages appartenant aux sciences et particulièrement aux langues orientales. On me fit observer que mon travail semblait concerner plus spécialement le ministère de l'intérieur ou celui de l'instruction publique.

Dans le cours d'avril 1839, je m'adressai donc au directeur des beaux-arts, sollicitant son intervention auprès du ministre de l'intérieur, attendu que la Société centrale, dont je m'honorais d'être le président, n'était pas assez riche pour subvenir aux dépenses nécessitées par une semblable publication. Ma lettre resta sans réponse.

Depuis, par un effet de la bienveillance de l'autorité municipale de Versailles, les divers documents relatifs à l'érection d'une statue de l'abbé de l'Épée dans cette ville m'étant tombés entre les mains, je les rassemblai et les coordonnai avec un empressement d'autant plus religieux que je crus y voir le complément naturel de mes recherches. La Commission de Seine-et-Oise me paraissait être la digne sœur de celle qui allait enrichir l'église Saint-Roch, à Paris, d'un monument conçu dans le même but.

Quant au succès matériel de mon œuvre, il ne repose plus maintenant tout entier, je l'avoue, que sur la sympathie des admirateurs du grand apôtre des sourds-muets.

Le public jugera si, interprètes de la Société centrale, M. Peyson et moi sommes restés au-dessous, de notre tâche. Les membres de cette ancienne réunion se bornent à déclarer qu'il est impossible, suivant eux, d'apporter à une œuvre de conscience plus de zèle et de désintéressement.

Ils ont foi dans l'historique de la vie de leur père spirituel, qui, s'il remplit son but, deviendra le catéchisme de la grande famille des sourds-muets épars sur la surface du globe.

Et ils recommandent à la mémoire de leurs frères présents et à venir, non-seulement les noms des membres composant la Commission de Paris, qui a si puissamment aidé la Société centrale à payer une dette sacrée de vénération et de gratitude à l'abbé de l'Épée, mais aussi ceux des membres de la Commission de Versailles, dont le dévouement si spontané, si actif, a su dignement réparer l'oubli de sa ville natale envers un de ses plus illustres enfants.

I

Les sourds-muets dans l'antiquité et le moyen âge. – Abandon général. – Quelques efforts tentés en leur faveur. – Ils échouent faute d'ensemble. – Naissance de l'abbé de l'Épée. – Sa vocation pour l'état ecclésiastique. – Le formulaire d'Alexandre VII. – Il refuse de le signer. – Il est autorisé, néanmoins, à remplir les fonctions du diaconat. – Il devient avocat et prête serment le même jour que M. de Maupeou. – Enfin, un neveu de Bossuet lui fraie le chemin du sacerdoce.

Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu'avec vénération, noms plus imposants cent fois que tous ces magnifiques titres qui chatouillent la vanité humaine, nous n'en connaissons pas qui mérite plus d'occuper le premier rang dans l'admiration, l'amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l'abbé de l'Épée.

Dût-on nous taxer d'exagération, nous maintiendrons notre dire, et, nous ferons mieux, nous le prouverons.

Qu'on établisse, en effet, un parallèle entre la condition des sourds-muets chez les anciens et celle dans laquelle les a placés le génie de cet humble missionnaire! Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d'un préjugé barbare. La foule indifférente2 regardait d'un œil de dédain cette caste de nouvelle espèce, comme elle les appelait, circuler au milieu d'elle. Ils languissaient, ces infortunés, dans l'ignorance et dans l'esclavage: ils attendaient un nouveau Messie qui vînt briser leurs fers.

Pour preuve de l'empire qu'exerçait sur eux une aveugle prévention, quelque coin obscur du globe qu'ils habitassent, nous allons signaler la manière dont ils étaient traités chez les Flamands, par exemple.

Au moyen âge, l'être atteint d'une pareille infirmité était considéré3 dans cette contrée, ou comme un maniaque, ou comme un innocent qu'on mettait en curatelle. C'était sous l'influence de cette opinion générale que ces malheureux étaient menés à l'église de Damme, où l'on vénérait les reliques de la Sainte-Croix, pour obtenir leur guérison. Cette croyance pouvait être autorisée par le miracle qu'avait opéré Jésus-Christ sur un homme muet possédé du démon. Il y avait en ce temps-là une femme salariée exprès pour mettre ordre à la foule et avoir soin des sourds-muets.

Et cependant, vers le milieu du seizième siècle, un lent et consciencieux travail de réhabilitation se préparait silencieusement en leur faveur sur divers points du globe; quelques hommes d'élite (honneur leur soit rendu!) ne balançaient pas à tenter de généreux efforts pour ouvrir les sentiers de l'intelligence à cette classe déshéritée de toute participation aux avantages de l'union sociale; malheureusement l'obscurité dont leurs tentatives étaient enveloppées les condamnait à périr avec eux.

Un seul homme se présenta, dont le regard puissant dit aux sourds-muets: Et vous aussi, vous serez hommes! Avec quel étonnement le dix-huitième siècle ne le vit-il pas, dès son apparition, ébranler cette effrayante barrière dressée entre ces infortunés et leurs frères parlants! Il l'a doté, ce siècle, si éclairé entre tous les siècles, d'une des plus belles conquêtes du génie de l'homme. Ces heureuses semences ne sont pas tombées sur un sol ingrat. On les a vues féconder à la fois l'esprit et le cœur des sourds-muets régénérés. Rendus à toute la dignité humaine, ils ouvrent leurs cœurs aux consolantes vérités de la religion, contribuent aux charges de la communauté, partagent ses devoirs et ses avantages, cultivent aussi les sciences et les arts. Au milieu du concert d'admiration qui s'élève de tous les coins de l'univers pour bénir ces miracles, un sourd-muet ose accepter la tâche imposée par la bienveillance de ses anciens collègues de la Commission du monument de Saint-Roch, et tracer l'esquisse rapide de la vie du vertueux bienfaiteur de ses frères d'infortune. Si le sentiment d'une profonde vénération et le zèle d'une ardente reconnaissance ne remplacent pas en lui le talent, sa témérité aura du moins, il l'espère, quelques droits à l'indulgence du public.

Charles-Michel de l'Épée4 naquit à Versailles, le 24 novembre 17125. Il eut pour père un expert ordinaire des bâtiments du roi, homme recommandable par ses qualités morales autant que par son savoir, et dont la tendresse éclairée se consacrait sans relâche à développer l'esprit et le cœur de ses enfants. Aussi l'exercice des vertus devint-il de bonne heure chez le jeune de l'Épée un besoin plutôt qu'un devoir. A travers ses brillants succès dans les sciences, ses parents avaient remarqué en lui un penchant décidé pour l'état ecclésiastique, et ils s'étaient efforcés de le détourner d'une carrière qui contrariait leurs vues. Peine inutile! Dieu avait parlé, et le jeune homme suivait sa vocation.

Ses études achevées, à dix-sept ans, il sollicita la faveur de gravir les premiers degrés du sacerdoce, et, suivant l'usage qui était alors une loi pour tout le diocèse de Paris, on lui demanda d'accepter le formulaire d'Alexandre VII6, espèce de déclaration d'orthodoxie moliniste. Le jeune de l'Épée refusa de le signer. Et pourtant il ne croyait obéir qu'à sa conscience, car l'Église n'eut jamais de fils plus respectueux et plus soumis. Toutefois on lui permit d'exercer les humbles fonctions du diaconat, compensation, hélas! bien faible pour toute l'ardeur, toute l'immensité du saint zèle dont il était embrasé!

Que faire? Quel parti prendre? Charles-Michel tourna ses regards vers le barreau, dont sa famille avait déjà rêvé pour lui les triomphes; il subit avec succès ses examens; il se fit recevoir avocat au parlement de Paris et prêta serment en cette qualité le même jour qu'un autre adepte, destiné à devenir un jour chancelier du royaume, Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou7.

Cependant son âme douce et tendre regrettait sans cesse, au milieu du tumulte des tribunaux, le paisible ministère des autels. Il sentait que là seulement étaient sa vie, son bonheur, son avenir; il se livra donc avec une nouvelle ardeur aux études théologiques, et ses vœux furent exaucés. Jacques-Benigne Bossuet, évêque de Troyes, neveu de l'immortel auteur du Discours sur l'Histoire universelle, l'appela près de lui, l'admit en 1736 dans les quatre ordres mineurs, le nomma desservant de Fouges, le 23 mars de cette année, sous-diacre le 31, diacre le 22 septembre, chanoine de Pougy, le 28 mars 1738, et prêtre, le 5 avril. Le 20 août 1736, il avait fourni la preuve qu'il jouissait d'un revenu suffisant pour entrer dans les ordres. Son père et sa mère lui constituaient une rente de 250 livres sur les fermes qu'ils possédaient dans la principauté de Dombes8.

II

Vertus et maximes de l'abbé de l'Épée. – Sa tolérance. – Ses rapports avec le protestant Ulrich. – Ses vœux en faveur des juifs. – Son abnégation, son humilité. – Ses relations avec un évêque janséniste qu'il rend dépositaire de son adhésion à la bulle Unigenitus. – On lui interdit le ministère de la parole et celui de la confession. – On lui refuse les cendres. – Sa réponse à un prêtre intolérant. – Vengeance sublime. – Commencement de son apostolat.

Le talent de la parole que l'abbé de l'Épée avait cultivé dans les luttes tumultueuses du barreau lui ouvrit le chemin de la paisible chaire de vérité. Son éloquence, partie du cœur, arrivait droit au cœur; elle se répandait comme une rosée bienfaisante dans les villes et dans les campagnes du diocèse, et il jouissait du bien qu'elle produisait. Personne n'offrit un plus parfait modèle de tout ce qu'il enseigna. Sollicitude, bienveillance, activité, modestie, simplicité, il réunissait en lui, au plus haut degré, toutes les vertus du sacerdoce. On eût dit que la Providence suscitait à l'Église gallicane un autre Fenélon au milieu des querelles qui la déchiraient. Ennemi de l'intolérance, il répétait sans cesse avec le grand Henri IV: «Tous ceux qui sont bons sont de ma religion.» Il se plaisait également à laisser échapper de ses lèvres cette belle maxime du cygne de Cambray: «Souffrons toutes les religions, puisque Dieu les souffre!»

Imbu de ces principes de charité, il accueillit dans la suite, avec la sympathie la plus touchante, le protestant Ulrich, qui était venu du fond de la Suisse étudier sa méthode. Bientôt une étroite liaison établit une sorte de parenté entre leurs âmes, et porta Ulrich à abjurer ses anciennes croyances. L'abbé de l'Épée, désirant le retirer de la misère dans laquelle il gémissait à Paris, insistait pour qu'il acceptât une somme de 600 livres qu'il lui offrait: «Vous m'avez enseigné, répondit le fier Helvétien, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.»

Et cette fraternité universelle inondait tellement son âme, que le vœu le plus ardent de son cœur était de voir les juifs sortir enfin de leur longue servitude pour entrer dans la grande famille chrétienne.

Véritable pasteur de ses frères, il tâchait de les conduire au Ciel, afin de mériter de le gagner pour lui-même. «Grâce à Dieu, disait-il sur la fin de ses jours, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes, mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut: une mauvaise pensée m'a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge; le Seigneur me donna la force de prier et de vaincre; ce fut sans retour, et j'arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu, avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.»

Cependant le protecteur, l'appui de l'abbé de l'Épée, l'évêque de Troyes, venait de s'endormir du sommeil du juste9. Il lui restait encore un ami, c'était le célèbre Soanen, évêque de Senez, qui s'était rallié aux principes de Port-Royal. Ses relations intimes avec le prélat, relations fondées sur une parfaite harmonie de sentiments, lui attirèrent les censures de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Il avait même rendu Soanen, qui avait longtemps repoussé la bulle Unigenitus, dépositaire de son acte d'adhésion à cette déclaration du saint-siége. C'est un modèle parfait de droiture d'âme et de pureté d'intention10, et pourtant, contradiction remarquable dans un homme d'un esprit aussi supérieur, il y remercie très-humblement Dieu de la protection que sa grâce a daigné accorder à la cause qu'il a défendue, et des signes visibles de sa toute-puissance dont il lui a plu de l'entourer. En se soumettant, il confesse, dans l'effusion de sa candide reconnaissance, avoir vu de ses yeux quelques-unes des guérisons miraculeuses que le Seigneur a opérées par l'intercession du bienheureux diacre François Pâris.

De pareilles restrictions ne pouvaient satisfaire l'archevêque de Paris. On interdit à l'abbé de l'Épée le ministère de la prédication: on lui défend de diriger les consciences, et, comme si la Providence eût voulu mettre sa vertu à une plus rude épreuve11, se présentant un jour dans sa paroisse pour y recevoir les cendres avec les fidèles, il se voit repoussé publiquement par le prêtre qui préside à cette cérémonie. Mais lui, avec cette résignation chrétienne qui ne se dément jamais, se lève et répond à l'outrage en ces termes: «J'étais venu, pécheur contrit, m'humilier à vos pieds; votre refus ajoute à ma mortification; mon but est atteint devant Dieu; je n'insiste pas pour ne point tourmenter votre conscience12.

Plus tard, l'abbé de l'Épée, d'accord avec le curé de Saint-Roch, prêta généreusement à ce même ecclésiastique l'appui de son ministère près des tribunaux chargés des affaires spirituelles. Il avait interdit la sainte table à un pauvre prêtre pour lequel l'abbé de l'Épée professait la plus grande estime, et cela peut-être pour le même motif qui avait fait exclure l'abbé de l'Épée de la distribution des cendres. On rapporte que, dans la suite, la raison de ce ministre intolérant s'égara, et qu'en proie à d'horribles souffrances, il retrouva à son chevet l'âme généreuse de sa victime.

Au milieu de toutes ces tribulations, la Providence le conduisait par des sentiers secrets à un pénible, mais glorieux apostolat, auprès de gentils d'une nouvelle espèce. A lui devait échoir la tâche d'achever la grande œuvre de leur régénération morale à peine ébauchée par un vénérable prêtre de la doctrine chrétienne.

III

Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne. – La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre. – Théorie du langage des gestes. – Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs. – Ses premières tentatives. – Objections des philosophes et des théologiens. – Réponses victorieuses à ces objections. – Important avis du R. P. Lacordaire.

Ce fut vers l'année 1753, suivant toutes les probabilités, qu'une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l'introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?

Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R. P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménétriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.

A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir dans le langage des gestes la pierre angulaire que le Ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet. Intimement convaincu de la possibilité d'appliquer à cet enseignement ce principe que les idées et les sons articulés n'ont pas de rapport plus immédiat entre eux que les idées et les caractères écrits, principe évident qui s'est gravé dans sa jeune intelligence dès les bancs de l'école, il ne se laisse pas effrayer par les obstacles qu'il prévoit dans un monde nouveau dont il n'a pas exploré les routes; car il ne soupçonne pas même les travaux de ceux qui, avec des mérites divers, l'ont précédé dans la carrière. Son génie, planant sur la sphère des possibilités, a déjà saisi ce qui échappe aux regards vulgaires, et le globe entier retentira bientôt des succès inouïs obtenus par ce grand homme à l'aide de la mimique, cette langue universelle, vainement cherchée par les philosophes et par les savants de tous les siècles et de tous les pays13. Les écoles que l'humanité a élevées, et qu'elle élève encore à l'envi sur tous les points de la France et dans toutes les contrées du monde, sont autant de temples qui proclament le Dieu dont le souffle vivifiant les a édifiées. Mais alors tout était encore à faire. De longtemps l'heure du repos ne sonnera pour l'apôtre des sourd-muets, ou plutôt il n'y aura jamais pour lui de repos sur la terre.

En 1760, il met en lumière sa méthode, qui doit lui attirer les critiques de quelques philosophes et de quelques théologiens. Les premiers s'obstinent à dénier à tout autre sens qu'à l'ouïe la vertu de transmettre au sourd-muet les connaissances que reçoit le parlant par cette voie, quoiqu'ils affectent, contradiction flagrante! d'admettre sans peine le vieil axiome: Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu (Il n'est rien dans notre esprit qui n'y soit entré par nos sens).

Les autres opposent à l'abbé de l'Épée ces paroles de l'apôtre: Fides ex auditu (I. Rom. 10-17). La foi nous vient par l'ouïe.

Il ne fut pas difficile à notre instituteur de démontrer aux philosophes que les formes visibles peuvent produire le même effet que les sons fugitifs, et que ces deux moyens ne sont susceptibles de nous fournir des idées qu'à la condition qu'elles seront interprétées par quelque signe extérieur, commun à l'espèce humaine, et que ce signe extérieur fixera ensuite dans la mémoire ce que les mots prononcés ou écrits signifient dans l'intention de ceux qui les prononcent ou les écrivent.

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