bannerbanner
Madame Corentine
Madame Corentine

Полная версия

Madame Corentine

Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
2 из 4

– Oh! ma Simone! que je suis malheureuse, ce soir!

L'accent de cette voix, pénétrée d'une souffrance vraie, émut tout de suite Simone. Elle tendit ses deux mains vers celles de madame L'Héréec, elle lui répondit d'un de ces regards que les enfants seuls peuvent lever sur une mère ou sur une madone.

– Sais-tu bien, continua madame L'Héréec, que sans toi je n'aurais pas eu le courage de supporter la vie? Tu ne te rappelles pas, toi. Tu étais trop petite. Ç'a été si dur les débuts de notre existence à Jersey! Je pleurais, le soir, quand tu étais endormie. Je pensais que je devais être tout pour toi, que tu me rendrais un jour en tendresse tout ce que je faisais, et cela me redonnait de la force pour supporter les refus, les démarches inutiles, les désillusions, quand je croyais avoir trouvé une idée heureuse et que je la sentais impossible… jusqu'au jour où j'ai eu l'inspiration de monter la maison de la Lande fleurie. Oh! chère! chère! depuis lors, j'ai travaillé comme une ouvrière, – et je n'en suis pas encore déshabituée, tu le sais bien, – pour te faire plus belle, t'acheter de jolies choses, te donner une chambre de jeune fille, te rendre tout ce que tu aurais eu, et plus encore!

Simone souriait. Madame L'Héréec la sentait bien à elle, et cependant, en ce moment même, la tentation lui revint, irrésistible, affolante, de savoir jusqu'à quel point l'enfant était aussi à «l'autre».

– Nous avons eu raison de nous suffire et d'être heureuses l'une par l'autre, dit-elle en touchant le canevas distraitement, du bout de sa plume, oui, nous avons eu raison, car personne ne se souciait plus de nous…

Elle attendit une seconde, et, n'ayant pas de réponse:

– Personne. Nous aurions pu tomber dans la misère, mourir même… qui s'en serait préoccupé?

Elle écouta de nouveau, en tenant sa plume levée. Et Simone répondit:

– Mais, d'abord, maman, mon grand-père Guen.

– Oui, pauvre père, il nous écrit assez régulièrement… Il nous donne des nouvelles de Perros… Je suis persuadée qu'il referait, au besoin, le voyage qu'il a fait une fois pour nous voir, il y a cinq ans… Mais je ne pouvais pas lui demander davantage, surtout de nous prendre à sa charge… Crois-moi, va, on s'est absolument désintéressé de nous. Tout ce qu'on désire, c'est de ne plus entendre parler de moi, ni de toi.

Encore ces attaques, encore cet «on» qui désignait une seule et même personne, et qui revenait sans cesse dans les conversations de madame L'Héréec! Simone le redoutait, ce pronom méchant. Elle souffrait d'être invoquée comme juge, sans cesse, contre son père.

– Comment pouvez-vous supposer cela? dit-elle douloureusement.

– Mais je ne le suppose pas: je l'ai éprouvé. Ce sont des faits. En as-tu de contraires?

Sa voix était devenue provocante, comme elle devait l'être dans les discussions d'autrefois, comme si, derrière Simone, il y avait eu le mari.

– Mon Dieu! maman, dit Simone, vous n'avez eu besoin de personne, grâce à votre activité, grâce à votre adresse. Il n'est pas étonnant que personne ne soit venu à votre aide. Mais des preuves d'intérêt, j'en ai eu.

– Toi? Lesquelles? Je serais curieuse…

– L'accueil que je recevais, quand j'allais passer les vacances à Lannion.

– Et il y a de cela combien d'années?

– Cinq ans, dit plus bas Simone.

– Bientôt six, ma chère. C'est-à-dire que ton père, après avoir usé de son droit au début, – il le faisait sonner assez haut, son droit de t'avoir au mois de septembre! – s'est lassé de toi. Ton dernier séjour à Lannion date de ta neuvième année. Tu as quinze ans. Je ne trouve pas, pour ma part, que l'intérêt soit vif.

– Il y a peut-être des raisons que je ne sais pas.

– Des raisons? Des raisons de ne plus recevoir sa fille? Laisse donc! Ce qu'il y a, c'est, chez toi, un parti pris de tout excuser.

Madame L'Héréec avait tourné la tête en parlant, irritée de cette contradiction très nette sous sa forme respectueuse, et qu'elle rencontrait pour la deuxième fois de la journée. Ses yeux fixèrent ceux de Simone, qui était un peu pâle, mais dont la physionomie ne portait aucune trace d'irrésolution ou d'intimidation, et elle dit, accentuant et séparant les mots:

– De sorte que, Simone, tu serais toute prête à te rendre à Lannion, si on t'invitait?

– Oui.

– Ce serait une joie pour toi? une grande joie?

La pauvre enfant, ne voulant ni mentir, ni blesser, répondit:

– Je le crois, mais si on m'invitait.

– Eh bien! Tu peux attendre l'invitation! répliqua madame L'Héréec avec un rire forcé; elle mettra du temps à venir! Pour le moment, tu feras bien de te mettre au lit. Tu es lasse, et tu déraisonnes…

Simone se leva aussitôt, se pencha au-dessus de sa mère, l'embrassa en appuyant les lèvres, comme pour demander pardon de sa hardiesse.

– Bonsoir, dit-elle. Et vous?

– Oh! moi, je n'ai pas sommeil.

Elle la suivit du regard, qui s'en allait, dans le jour décroissant de la lampe. Une traînée fauve courut jusqu'à la pointe de la tresse brune, quand la jeune fille passa la porte. Madame L'Héréec continua de regarder. Simone invisible était encore présente. Elle fit plusieurs tours dans sa chambre, déplaça deux ou trois objets menus, on ne sait quoi, sur la cheminée, peut-être par plaisir de toucher à des choses taillées et froides. La mère entendit le bruit d'un ruban dénoué, des genoux ployés et touchant le tapis de fourrure, un murmure de prière rapide, et la chute soyeuse des vêtements posés sur une chaise, un à un. Puis elle entrevit une forme de femme, vague et toute mousseuse de dentelles, qui se glissait dans le lit. Un profil de vierge se posa, l'œil clos déjà, sur le nimbe indécis de l'oreiller. Et, dans la pénombre de la chambre, il n'y eut plus qu'un mouvement régulier, qui soulevait le drap et l'abaissait, et une seule lueur, d'or adouci, que faisait le rayon de la lampe sur une torsade de cheveux échappée de la résille de Simone.

Madame L'Héréec la contempla un peu de temps. Elle eut un sourire de fierté. Chez elle, les moindres circonstances avaient un pouvoir incroyable de diversion. Elles ne détruisaient pas, mais elles écartaient pour un temps les préoccupations même les plus vives. Toutes les douleurs, sur cette nature nerveuse et mobile, n'agissaient que par accès. La pensée lui vint, en regardant Simone, de sa propre jeunesse.

«Elle ne me ressemble pas du tout, songea-t-elle. Nos caractères sont si différents! Elle a un air de madone, comme cela, dormant. Moi, je riais toujours.»

Elle se pencha sur le métier, tâchant de reprendre le dessin interrompu. Mais la comparaison de leurs deux jeunesses l'avait emportée au loin, et, à la place des mailles du canevas, elle revoyait la maison de son père le capitaine, une vieille maison en retraite dans un enfoncement du quai de Perros-Guirec. Qu'on était bien là, garanti du vent et de la curiosité des voisins! Et cela n'empêchait pas d'apercevoir la rade entre ses deux rives de collines élargies. On les suivait, les vertes collines, jusqu'à la pointe rocheuse du château, jusqu'à l'île Thomé, ronde comme une tortue et, de l'autre côté, jusqu'à ces longs écueils pâles qui s'émiettent à l'infini dans la mer, et qu'on prendrait, aux beaux jours, pour des monceaux de roses thé flottant là sur l'eau bleue. Tout ce large pays, aux vallées pleines d'arbres et de fermes, aux falaises à moitié couvertes de fougères et rousses de goëmons à leur base, comme si elles portaient une double moisson, les gens du bourg, ceux des roches roses de Ploumanac'h, les jeux auxquels on jouait sur le port, entre deux passées de voitures, les retours du père qui apportait toujours des cadeaux, après chaque voyage, des objets de toilette pour Corentine, des médailles bénites ou des albums pour Marie-Anne, tout revivait, reconnaissable, dans la brume fine des étés bretons. Le rire des petites filles qui se tiennent par le bras et vont en bandes, barrant la jetée, montait encore si clair! Les vieux cherchaient à deviner de quoi riait cette jeunesse. Ils s'épanouissaient un peu, sans comprendre. Hélas! on riait de vivre et de se sentir jolies jusque dans leurs yeux morts. Corentine Guen était plus rieuse que les autres.

Un second regard vers Simone, presque aussitôt détourné, levé dans le vague.

«Blonde, murmura-t-elle, blonde comme on ne l'est guère en Bretagne. Avec cela, j'avais des cheveux ondés qu'on aurait dit frisés au petit fer. Simone est bien, très bien, d'une autre manière, en brun. Et pas coquette! Moi je l'étais. On me disait trop que j'étais jolie… Le père me gâtait. Des soirs, je croyais que les vagues du port chantaient pour moi: «Jolie, la Corentine, jolie, jolie.»

Oui, le père la gâtait. Il était fier de la montrer, car nulle fille de Perros ou de Lannion n'avait la peau si blanche, le cou si fin, les yeux plus malicieux ou plus doux, selon qu'elle le voulait. Elle n'aimait pas les gros travaux, qu'elle laissait à Marie-Anne, la cadette. Elle préférait coudre, repasser, broder, ou s'en aller rendre visite à des amies moins jolies qu'elle. Son sang léger de Lannionnaise la poussait au plaisir. Elle adorait danser. Et quand approchait l'époque des pardons, de celui de la Clarté, ou même de ceux de Pleumeur, de Trébeurden, de Locquivy, elle y songeait des semaines d'avance, et demandait: «Si nous allions?» Et ils allaient, tous deux, elle et le père, lui, serré dans sa veste bleue de marin, qui avait des boutons marqués d'une ancre, et elle, en robe claire, avec son châle long, gris pâle, à frange de soie, sa coiffe de fête qu'elle portait si bien, sa chevelure d'or nattée sous les deux bandeaux de mousseline qui encadrent le visage des Perrosiennes et se redressent en touchant l'épaule, comme un bord de coquille. Ils allaient pour ne rentrer qu'à la nuit, presque les derniers. Le père grondait un peu. Corentine suppliait pour rester. Elle sortait du bal très lasse, enivrée des compliments, des regards, des mouvements de jalousie qu'elle avait provoqués. Elle revenait, dans un abattement délicieux, bercée par le roulis de la voiture, derrière le capitaine qui conduisait le cheval, bien droit au vent de la nuit, comme à la manœuvre. Et à la maison, au premier coup frappé, Marie-Anne, qui n'accompagnait jamais sa sœur aux pardons, accourait en jupon, épeurée, les yeux battants de sommeil. Une bouffée d'air entrait par la porte, et faisait voler les cendres du foyer.

C'était une de ces nuits-là qui avait décidé de sa vie. Corentine Guen ne pouvait manquer aux fêtes de Lannion, qui durent deux jours chaque année, le dernier dimanche d'août et le lendemain. Le dimanche soir surtout, il y a un vrai bal, sous les ormeaux du Guer, avec des bancs en gradins enveloppant une allée, des cordons de lanternes vénitiennes et de verres de couleurs pendus aux arbres, un orchestre, un peuple de curieux autour des palissades qui défendent l'entrée. Le dessous des branches est tout blond de lumière. Les bateaux ont mis leurs pavillons dehors. Tout le pays est là: les châtelaines avec leurs maris, accourus des vieux châteaux perdus dans les blés noirs, les officiers de marine en uniforme, beaucoup de maîtres de la flotte aux manches galonnées, car la maistrance se marie volontiers en Lannion, et les bourgeois et bourgeoises, et les jeunes filles de la ville ou des landes voisines, folles de danse et de toilette, qui viennent chercher un fiancé ou montrer leurs bijoux d'accordailles. C'est là qu'il faut voir, sous la coiffe d'apparat, deux rouleaux de mousseline allongés en cornets, les jolis cous bretons, minces comme des tiges de fleurs, et les grandes boucles d'oreilles d'or, et les tabliers de soie, et cette manière de marcher qu'ont les belles Lannionnaises, en balançant les franges de leurs châles et la tête en arrière.

Corentine Guen se trouvait parmi elles, au premier rang, la plus jolie, la plus regardée de toutes. Elle avait seize ans. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse ni si bonne.

Et voilà qu'au moment où plus de cent jeunes hommes vont inviter autant de jeunes femmes et ouvrir le bal, un homme s'était avancé pour l'inviter, non pas quelqu'un de la maistrance, mais un monsieur, grand, jeune, avec toute sa barbe noire en carré et l'air grave. Au premier coup d'œil, elle avait deviné qu'il était venu pour elle, pour elle seule. Il la considérait, en approchant, avec une sorte d'admiration pieuse, comme une petite statuette de sainte. Elle en était troublée avant même qu'il lui parlât.

– Mademoiselle Corentine Guen, je crois?

– Oui, monsieur.

– Je n'ai personne pour me présenter. Mais ma famille connaît la vôtre. Je suis Guillaume L'Héréec, de Tréguier.

Sans rien dire de plus, il avait offert son bras. Elle l'avait pris, sans rien trouver à répondre, intimidée, presque effrayée, sans savoir pourquoi. Il avait bien un peu causé en dansant, mais de choses banales, comme avec les autres. Il prenait un soin extrême de ne pas froisser la robe grise ou la coiffe brodée. Il touchait à peine sa danseuse, comme une chose trop frêle. Mais elle lisait dans son âme, étant comme lui Bretonne et connaissant les songes que font les âmes silencieuses de ce pays-là.

Quand il l'eut reconduite à son banc, elle eût voulu ne plus danser de toute la soirée. Il revint l'inviter encore. Elle ne savait plus rire. La seule phrase hardie qu'il risqua, ce fut: «Je vous ai vue au dernier pardon de Pleumeur, et je n'ai pas osé vous inviter.» Qu'y avait-il là qu'elle n'eût dix fois entendu? Elle se sentait troublée au son de cette parole froide en apparence et au fond passionnée…

Madame L'Héréec se laissait rarement emporter, dans ses souvenirs, au delà de cette période de sa vie. La vanité heureuse et flattée avait fait autrefois sa gaieté exubérante. Sa vanité blessée la protégeait maintenant contre les retours offensifs des années pénibles. Elle s'interdisait d'y penser. Elle aimait mieux ne songer qu'à l'enfance, à la mignonne Corentine, à qui la vie et les passants souriaient dans les rues de Perros et de Lannion. Ce soir, la lassitude avait-elle affaibli sa volonté, ou bien l'occasion de ce retour en arrière avait-elle plus puissamment agi sur cette imagination toujours jeune? Madame L'Héréec abandonna sa pensée au cours qu'elle avait pris. Elle revit cet au delà des fêtes de Lannion, l'amour déclaré de Guillaume L'Héréec, l'opposition immédiate, violente, persévérante de madame Jeanne, la mère de Guillaume, une Bretonne de Tréguier, froide et tenace.

Oh! certes, si le mariage avait eu lieu, c'était bien malgré madame Jeanne. Elle avait lutté jusqu'au bout contre son fils, et dit tout ce qu'on pouvait dire: l'inégalité des fortunes, car les L'Héréec étaient riches et de vieille souche bourgeoise, la coquetterie de la jeune fille, l'humeur légère de toutes ces femmes de Lannion. Elle détestait Lannion d'une haine de clocher, méprisante et aveugle. Tous ses ancêtres étaient nés, s'étaient mariés, avaient dormi leur dernier sommeil à l'ombre de la cathédrale noire de Tréguier. L'honneur de leur vieux nom, leur réputation d'aisance et de probité commerciale avaient grandi lentement, sur ce sol rocheux, le long des rives profondes du Jaudy. Et il allait falloir quitter la patrie familiale, ne plus voir la tour d'Hastings, d'où tombait le soir le couvre-feu sur la ville endormie déjà, se transplanter, à plus de cinquante ans, pour suivre le caprice d'une enfant qui tenait le cœur, le cœur faible de Guillaume.

Ç'avait été la grande faute de Corentine, d'exiger que son mari vînt habiter Lannion. Elle avait déclaré qu'elle mourrait d'ennui dans cette ville sombre de Tréguier, plaisanté les gens de là-bas, leur vie contrainte et morne à son gré. Guillaume avait cédé, malgré tous, parce que les deux yeux bleus de sa fiancée le demandaient. Il avait vendu le moulin à huile, où s'était faite la fortune des aïeux, pour en acheter un autre, plus vieux et moins près de la mer, tout à côté de Lannion. Lui, très soumis à sa mère, Breton songeur et timide, il s'était trouvé intransigeant, presque dur, quand il s'était agi de ce départ qui coûtait tant à madame Jeanne.

Rapidement madame Jeanne avait eu sa revanche. Elle s'était vite révélée dépensière et frivole, la petite Corentine. Jolie comme elle était, pouvait-on lui refuser de la présenter dans le monde breton, qui s'ouvrait volontiers devant le nom des L'Héréec? Les invitations n'avaient pas tardé à venir, ni les succès pour la jeune femme, ni les médisances d'une petite bourgeoisie jalouse et caquetant autour d'elle. Elle avait trop d'esprit, elle riait trop, elle ne savait pas, pauvre fille de seize ans, ce que lui coûteraient son amour du bal et ses dîners chez les bourgeois riches de la contrée, dans les petits manoirs où elle se rendait avec Guillaume, dans le cabriolet remis à neuf du grand-père Jobic.

Pendant leurs absences qui duraient parfois plusieurs jours, madame Jeanne, qui s'était occupée de commerce depuis son enfance, gouvernait l'usine, et prenait, par devoir autant que par besoin de domination, la place de son fils. Dans l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, elle était maîtresse aussi, l'ayant acheté de ses deniers. Guillaume, au retour, la trouvait mécontente. Elle lui montrait que ce train de vie était trop lourd, que ces relations trop hautes absorberaient et au delà les revenus du ménage, que les affaires se ressentaient de la négligence de l'homme. Elle répétait les médisances qu'on racontait, dans le cercle étroit de vieilles gens qu'elle s'était créé; elle se préoccupait, sincèrement, mue par la passion maternelle qui emplissait tout son cœur depuis la mort de M. Jobic, de savoir si les mots risqués, les inconséquences de langage ou de conduite qu'on prêtait à sa bru, pouvaient être démentis. Guillaume, très amoureux, excusait Corentine, assurait qu'on la calomniait, et malgré lui, pourtant, il retenait quelque chose des propos auxquels il ne croyait pas. Il continuait à mener sans goût, pour plaire à Corentine, la même vie que madame Jeanne appelait une vie de dissipation, et qui était simplement coûteuse et vaine: mais sa jalousie soupçonneuse de Breton, lente à éclater, avait reçu l'éveil.

La naissance de l'enfant aurait pu tout changer. Et Guillaume espéra un moment qu'il en serait ainsi. Mais quand sa femme, heureuse d'être mère, voulut prendre dans la maison la place qui lui revenait, elle se heurta à madame Jeanne. Entre elles deux l'opposition des caractères et des éducations était complète. Elles ne s'entendaient sur rien. Les plus petites décisions prises par madame Corentine étaient blâmées par madame Jeanne, ses ordres désavoués, ses désirs prévenus en sens contraire. A propos de ce nom de Simone, inusité au pays breton, à propos du choix d'une nourrice, que l'une voulait Lannionnaise et que l'autre s'entêtait à faire venir de Tréguier, et quand madame Corentine déclara qu'elle tutoierait sa fille, ce qui ne s'était jamais fait dans la famille L'Héréec, où les enfants étaient tenus à distance par le «vous» moins tendre, il y eut des scènes violentes, des reproches, des rappels blessants de l'humble condition des Guen.

Alors la jeune femme, se sentant à l'étroit dans l'hôtel de Lannion, surveillée, blâmée dans les choses les plus innocentes, annihilée par madame Jeanne, n'eut plus de repos que son mari n'eût consenti à reprendre l'existence mondaine de la première année.

Et les germes de désaccord, semés entre les époux, avaient levé et grandi. Prévenu par sa mère contre la Lannionnaise, fatigué de ces luttes dont il n'était guère que le témoin attristé et trop faible, Guillaume avait mieux aperçu les défauts de sa femme, sa vanité d'enfant gâtée, son désir excessif de plaire, le vide de cette petite tête uniquement occupée des regards qui se tournaient vers elle. Il avait souffert de la voir mal jugée par les vieux bourgeois de Lannion. Ses affaires avaient pris une tournure inquiétante. Les dettes affluaient, entamant la fortune des L'Héréec, modeste en somme et considérable seulement pour le petit pays pauvre de là-bas. Et il s'était plaint, à son tour, amèrement, cruellement, comme s'il se repentait d'une patience trop longue, entêté désormais et partial comme sa mère.

Madame Corentine revoyait, dans la chambre silencieuse de King Street, ces scènes d'autrefois, la lente désaffection, les discussions toujours renaissantes, les emportements de son mari, les hontes qu'elle avait reçues, devant les domestiques, devant l'enfant, jusqu'à cette dernière, jusqu'à ce soir où elle avait été injuriée, jetée violemment et à demi renversée sur l'angle d'un meuble, au retour d'un dîner chez les de Couëdan, où elle s'était montrée trop libre, au dire de cet homme de Tréguier, mal marié à une fille de Lannion.

Oh! cette brutalité! la fin de tout, la fuite, le pays à demi soulevé, la retraite chez le père, l'enfant disputée en justice, Perros même devenu inhabitable, le refuge à Jersey pour vivre et pour cacher Simone! Tout ce drame rapide, elle le revécut, et sa figure s'empourpra, et tout son cœur se souleva de colère, et ses petites mains se mirent à trembler sur le bois du métier qu'elle serrait.

Il y avait bien longtemps que madame Corentine ne s'était animée ainsi. Toute l'ancienne colère, comme elle était vive encore! Comme elle se retrouvait! Comme les mots accouraient, véhéments, contre cet homme brutal avec sa femme et faible devant sa mère!

L'excès même de son trouble avertit madame Corentine que cette pente d'esprit était mauvaise. Elle se renversa en arrière, passa les mains sur ses yeux, soupira, et, cherchant à quoi penser pour se tirer de là, se souvint tout à coup de la lettre qu'elle avait reçue en rentrant. Elle prit l'enveloppe froissée, la déchira lentement, voulant faire durer la distraction et s'y complaisant. C'était bien une lettre de son père.

«Perros, le 24 juillet.

«Ma chère fille,

«Tout va bien en Perros. Sauf que la vieille mère Gode Tiec, qui mendiait son pain, n'en a plus besoin parce qu'elle est morte, il n'y a pas eu de malheur. Les terriens sont contents de leur froment, et on dit que les blés noirs sont jolis. Le fait est qu'en passant près du Hédrou, j'ai vu un morceau de lande où il pousse bien des douzaines de galettes pour la saison. Tu sais que ça ne m'intéresse qu'un peu, ces choses-là, et seulement à cause des voisins qui ont du bien au grand air.

«Moi je n'ai pas fait belle pêche, ces jours. Je crois que le bar se fatigue de nos côtes. Il faut aller jusqu'aux îles pour le trouver, et encore! Ça m'oblige à mettre un peu plus de toile sur mon canot, qui est vieux comme moi.

«Je te dirai, ma chère fille, que j'ai chaviré une fois, depuis ton honorée du 30 juin, par le travers de l'île Rougie. Le bateau n'a pas eu de mal, ni ton père non plus. Ceux de Ploumanac'h nous ont relevés tous deux, en moins d'une demi-heure. Ne t'inquiète pas, ça n'est pas encore mon tour, comme tu vois.

«Je te dirai de plus que Marie-Anne va avoir son enfant dans bien peu de jours. Elle ne marche guère. Son mari est en mer, et elle voudrait bien t'avoir pour ce moment-là. Même elle aurait l'idée de te demander d'être marraine. Je sais que cela va te faire réfléchir. Elle n'osait pas t'écrire là-dessus. Moi, je m'en suis chargé, parce que la petite avait de la peine, depuis dix ans qu'elle ne t'a pas vue.

«Embrasse ta demoiselle, qui est ma petite-fille tout de même, et crois-moi ton père dévoué.

«Capitaine Guen.»

Madame Corentine relut la fin de la lettre. «Marraine, dit-elle à demi-voix, marraine!» Elle ne s'attendait pas à cette proposition, qui ajoutait à son trouble. Sous la phrase droite et sèche du vieux Guen, elle devinait l'émotion qu'il avait dû éprouver en écrivant cette lettre, elle entendait la conversation qu'il avait eue avec Marie-Anne, timide, épeurée par l'approche de cette maternité, désireuse d'avoir près d'elle sa sœur, «depuis dix ans qu'elle ne l'a pas vue». Et lui! il ne disait rien de lui, mais son sentiment n'était que trop clair. Pauvre père! lui non plus, depuis dix ans, n'avait pas vu sa fille, sauf une fois, à Jersey, en passant, mais sur la terre de Bretagne, chez lui, non, jamais, jamais elle n'avait voulu retourner…

«Marraine, songea la jeune femme en froissant la lettre dépliée, non, cela ne se peut pas. Remettre le pied à Perros, moi!»

L'intense irritation de tout à l'heure lui remontait par bouffées, et lui faisait dire «non!» Non, elle n'irait pas dans ce pays où elle avait trop souffert, d'où la méchanceté et la basse envie ameutées l'avaient fait partir…

Pourtant, la lettre du père, qu'elle tenait serrée entre ses doigts, lui chantait comme un refrain: «Marie-Anne va avoir son enfant… Son mari est en mer… Elle voudrait…» Et cela s'insinuait, elle le sentait bien, dans son cœur de femme, malgré les révoltes de l'amour-propre et les dénégations des lèvres.

На страницу:
2 из 4