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Un Coeur de femme
Le dîner avait naturellement commencé par des commentaires de toute sorte sur l'accident de voiture dont Mme de Candale avait été la victime; puis, comme des chasseurs déterminés, fussent-ils d'ailleurs dans la morte saison, ne sauraient causer dix minutes sans que leur passion favorite entre en jeu, la mésaventure de la comtesse servit aussitôt de prétexte à des récits d'accidents de chasse, et de ces accidents eux-mêmes la conversation passa vite à des discussions d'armes. D'Artelles, avec sa rude figure de petit-fils de paysan, aimait à faire le coup de fusil presque autant que Candale, mais d'une tout autre manière. Par exemple, tandis que les rabatteurs poussaient devant eux le gibier que les chasseurs guettaient dans une allée, il lui arrivait souvent de leur fausser compagnie et de fouiller la plaine ou le bois tout seul. Il y avait en lui du braconnier, tandis que le goût véritable du comte Louis était uniquement la chasse à courre, la bête forcée et la fête seigneuriale de la curée. Pour la centième fois, ils se reprirent à discuter sur ces deux sortes de sport, puis à se remémorer des chasses mémorables, et l'on entendit des phrases comme celles-ci:
– «Vous rappelez-vous, d'Artelles,» disait Prosny, «cette chasse étonnante avec les grands-ducs à la Croix-Saint-Joseph? Sur combien d'oiseaux avons-nous tiré ce jour-là?..»
– «Trois mille,» répondait d'Artelles, «et voilà ma déveine: je n'avais pas de poudre de bois!»
– «Félicitez-vous-en,» interrompit Mosé, «ça brise les fusils. L'autre jour, nous chassions chez Taraval avec le petit La Môle, ses Purdeys étaient en capilotade après.»
– «Quel tireur, ce La Môle!» s'écria Candale.
– «Comment pouvez-vous dire cela?» répliqua Prosny, «tout au plus un bon premier second-fusil; voyons, vous qui connaissez Strabane!..»
– «Strabane! Strabane!» reprit d'Artelles, en hochant la tête.
– «Ah!» insista l'autre, «si vous l'aviez vu, comme nous, tuer six grouses d'affilée, dans un même vol, deux à son affût, deux au coup du roi, et deux par derrière…»
– «Parbleu!» dit Mosé, «tous les matins il s'exerce devant sa glace à recevoir ses trois fusils sans désépauler et ses domestiques à les lui passer…»
– «Alors il lui faut emmener deux hommes pour lui porter ses trois armes… Et vous appelez ça chasser?..» reprit d'Artelles.
– «Dites donc, Candale,» interrogeait Prosny, «c'est toujours le xérès que vous a cédé Desforges? Il est parfait.»
Mme d'Arcole écoutait ces discours, entendus cent fois, avec le placide silence italien qu'elle tenait de sa mère, à qui elle ressemble autant que Gabrielle lui ressemble peu, et Juliette complimentait cette dernière sur les fleurs qui paraient la table. Au milieu et dans un cache-pot d'argent ancien se dressait un bouquet de lilas blanc, de grandes roses jaunes et d'orchidées. D'autres orchidées, d'une nuance mauve avec des cœurs de velours violet, garnissaient deux autres cache-pot moins grands mais d'un aussi fin travail, et un tapis de violettes russes reliait entre eux ces trois bouquets. À cette sorte de sombre parterre la nappe blanche, les cristaux et la vaisselle plate faisaient comme une bordure brillante. Des bougies munies d'abat-jour roses, éclairaient cette table d'une lumière plus vive que le reste de la salle et permettaient d'en saisir le moindre détail, depuis les petites assiettes en argent pour le beurre, mises à côté de chaque personne, jusqu'à la grâce mignarde des figurines ciselées dans les pièces centrales du service. C'était un extrême atteint dans l'élégance qui s'obtient très rarement, même dans les maisons les plus comblées, car il suppose à la fois une énorme fortune, une hérédité séculaire d'aristocratie et un goût unique chez la maîtresse du logis. Quand Mme de Tillières se prit à vanter ce joli arrangement de fleurs et d'objets d'art, Casal releva la tête. Sa blonde voisine venait de dire à voix haute ce qu'il pensait tout bas, juste à cette seconde. Pris entre la conversation des chasseurs et les phrases échangées à travers la table par les deux amies, il n'avait pas encore placé vingt mots depuis le commencement du dîner. Il s'était contenté de regarder avec ce plaisir de l'impression exquise sur lequel les hommes d'une finesse native ne se blasent guère. D'ailleurs, quoiqu'il ne parlât jamais ni tableaux ni bibelots, il avait acquis un sens artiste assez aiguisé dans de longues causeries avec les deux ou trois peintres de valeur que la recherche du portrait fructueux, le caprice d'une grande dame galante ou la vanité de fréquenter des gens riches lance de temps à autre, pour leur perdition, dans la société des clubmen. Casal avait ainsi appris à voir; – action très simple et pourtant si rare que de tous les convives il avait seul goûté, avec Mme de Tillières, le délicieux décor des choses autour d'eux. Il avait de même remarqué l'harmonie de toilette des trois femmes: Mme de Candale tout en rouge avec l'or fauve de ses boucles; Mme d'Arcole tout en blanc avec la chaude langueur de son teint, ses bandeaux d'un noir épais et ses yeux d'un brun clair; Juliette avec ses cheveux cendrés et la grâce des reflets roses sous la dentelle noire. Après la phrase qui lui avait fait dresser la tête, il se prit à considérer sa voisine plus attentivement qu'il n'avait fait lors de leur présentation.
À cette première minute, et tandis qu'elle tressaillait, elle, de curiosité jusque dans ses fibres les plus profondes, il l'avait jugée, lui, comme maintes fois de loin au théâtre, une assez jolie personne, mais presque insignifiante. Les femmes qui possèdent plus de charme délicat que d'éclatante beauté risquent ainsi d'être méconnues d'abord. Elles ressemblent à ces fins paysages de notre France du centre que le touriste traverse rapidement pour courir vers d'autres, et qui découvrent sans cesse à leur familier de nouvelles raisons de les préférer. À détailler Mme de Tillières avec ce coup d'œil respectueusement indiscret dont les libertins bien élevés enveloppent les femmes, il reconnut que la taille de sa voisine était très mince et très souple, que la naissance des épaules, les bras et la ligne de la nuque indiquaient une irréprochable perfection de formes, enfin que les traits du visage, pour être un peu menus, étaient aussi d'une délicatesse presque idéale. Là-dessus, un autre se serait dit tout de suite: «Mais c'est une très jolie femme…» et aurait commencé de lui faire deux doigts de cour, – comme on chantait dans les naïves romances de jadis. Chez Casal, l'observateur, une fois mis en jeu, devait aussitôt dépasser la constatation physique et creuser jusqu'au caractère. À travers cette existence de fête continuelle qui était la sienne, il n'avait pas désappris à réfléchir. L'air de supériorité qui s'exhalait pour ainsi dire de toute sa personne ne mentait qu'à moitié. Sa qualité maîtresse, appliquée, faute de principes et faute aussi d'un talent positif, à des choses de pure élégance, était une force extrême de jugement. Il possédait, dans un domaine de futilités, le don précieux d'aller toujours droit à l'essentiel. Pour employer une expression, susceptible d'innombrables nuances comme la vertu d'esprit qu'elle désigne, il n'était jamais à côté. Un nouveau venu entrait-il au cercle, qu'il arrivât de province ou d'Amérique, qu'il fût Anglais, Russe ou Argentin, en quelques jours, Casal vous disait exactement ce que cet étranger avait dans le ventre, – admirable formule d'argot créée par ce Paris qui traite en effet les inconnus comme les petites filles curieuses font leurs poupées: elles les ouvrent d'un coup de ciseau après s'en être amusées, et sitôt ouvertes, sitôt jetées. Un tireur inédit se présentait-il sur la planche, en une séance Casal avait décomposé son jeu, presque aussi bien que Camille Prévost, le maître avec lequel il aimait le mieux à tirer, justement à cause de son impeccable analyse. Avec cela, il savait juger d'un cheval comme un maquignon, et d'un dîner comme un cuisinier. C'était lui qui, ayant accepté de faire l'intérim du commissariat de la table dans un club aujourd'hui disparu, le Fencing, avait, dès le second jour, appelé le chef pour lui demander simplement: «Pourquoi avez-vous employé aujourd'hui du beurre qui coûte dix sous de moins la livre que celui d'hier?..» Et c'était vrai. Cette précision de sens et d'intelligence allait du petit au grand, et Casal se trompait aussi peu sur l'avenir d'une pièce de théâtre, d'un acteur ou d'un livre. Ayant, en outre, le tact de se taire quand il ignorait, il n'était jamais pris en défaut; jamais il n'énonçait une de ces opinions médiocres qui rendent les beaux esprits de salon intolérables aux spécialistes.
Ce sont là quelques-unes des facultés qui donnent à un homme une maîtrise, et leur présence ou leur absence explique pourquoi, dans une carrière aussi unie et monotone que la vie de plaisir, certains personnages exercent une dictature, tandis que d'autres sont toujours à la suite. Le moraliste en est encore à comprendre comment la sûreté de l'observation, la modestie du bon sens, l'énergie de la conclusion exacte, peuvent se rencontrer ainsi, jouant à vide et sans que l'homme qui les possède ait l'idée de produire une action utile ou seulement sérieuse. Ce déséquilibre étrange entre le moyen et la fin traduit-il une timidité foncière, ou bien faut-il y voir une preuve de plus à l'appui de cette vérité si bien résumée par la sagesse du langage qui a dérivé le mot de corruption d'un verbe latin dont le sens est briser? L'habitude du plaisir précoce et continue aurait-elle pour résultat de rompre en nous, de dissoudre cette sève de notre être qui crée l'Idéal? Quelle que soit la cause de ce singulier effet, il est constant que Casal aura passé sa vie à partager les débauches de compagnons dont pas un ne le vaut et dépensé le meilleur de son esprit à résoudre des problèmes tels que celui qu'il se posa quand Mme de Tillières eut attiré son attention: «Qu'est-ce au juste que cette petite femme?» Et encore cette petite femme-là, comme il l'appelait irrévérencieusement dans sa pensée, valait-elle du moins la peine d'être étudiée.
Cette étude, commencée au moment où le maître d'hôtel offrait à la sensualité des convives un magnum de la bonne année de Cos d'Estournel, révéla tout d'abord à Raymond une agitation extraordinaire chez la jeune femme. Il en jugea ainsi aux brusques sautes d'idées qu'elle avait dans sa conversation avec Candale ou avec la comtesse, – car, pour lui, elle continuait à ne pas lui parler, – puis au frémissement de ses lèvres dans le sourire, enfin au battement de paupières par lequel elle semblait vouloir éteindre son propre regard. Il en conclut deux choses: l'une, que sous ces dehors de pastel adouci, avec ses cheveux d'un blond pâle, son teint transparent et ses yeux d'un azur clair, Mme de Tillières était sans doute une personne à impressions très vives, une passionnée toujours en train de se refouler et de se dompter; – l'autre, qu'il y avait à cette table quelqu'un à qui elle s'intéressait extrêmement. En une seconde il eut fait le décompte des hommes ici présents. Était-ce Candale, ce quelqu'un? Non. Elle lui parlait trop gaîment. D'Artelles? Le baron s'en fût aperçu depuis longtemps et n'aurait point passé, comme il le faisait, quatre de ses soirées sur sept dans les coulisses de l'Opéra. Prosny? Ce grand gourmand de vicomte se vantait lui-même d'avoir «dételé» depuis des années. Mosé? Mais Mme d'Arcole, avec qui ce dernier causait en aparté à cette minute même et à laquelle il faisait officiellement la cour depuis des mois, n'avait pas échangé avec Mme de Tillières une seule de ce œillades significatives que les femmes jalouses ne s'épargnent jamais, – si prudentes soient-elles. Que restait-il, sinon Casal lui-même? Malgré ses succès, ou peut-être à cause d'eux, le jeune homme n'était ni très vaniteux, ni trop modeste. Il se croyait parfaitement capable d'inspirer mieux qu'un caprice, une passion, et dès la première rencontre… Mais il croyait aussi qu'il pouvait déplaire jusqu'à l'antipathie, et il admettait même, ce qui prouve la trempe de son bon sens, qu'il passât inaperçu. Cela dépendait et de la femme et du moment de sa vie. À quelle crise de son existence sentimentale en était Mme de Tillières? Voilà ce que l'examen le plus pénétrant ne pouvait apprendre à un Parisien qui n'avait, pour tout renseignement sur elle, que de petites phrases comme celles-ci, entendues au hasard:
– «Mme de Tillières? C'est une charmante femme, et distinguée et simple…»
– «Allons donc, mon cher, c'est une insupportable poseuse…»
Ou encore:
– «Il y a pourtant d'honnêtes femmes dans le monde. Voyez Mme de Tillières: lui connaissez-vous un amant?..»
– «Bah! c'est une sournoise qui cache son jeu mieux que les autres, voilà tout…»
– «Si c'est moi qui l'occupe,» conclut Casal en lui-même, après cette première méditation, «c'est comme à l'escrime, il faut voir venir.»
C'était la sagesse, en effet, d'autant plus que Mme de Tillières avait dû certainement entendre parler de lui d'une façon sévère. Il connaissait trop sa situation personnelle pour en douter. Cela suffisait à lui tracer un rôle de mesure, de tact et de discrétion, en vertu de cette méthode pratiquée d'instinct par tous les hommes qui réussissent auprès des femmes: intéresser en déroutant. Il continua donc à s'effacer, s'interdisant les manières d'enfant gâté qu'il avait parfois, se posant en écouteur plutôt qu'en causeur, et réservé comme un secrétaire d'ambassade de la vieille école. Le résultat de cette tenue ne se fit guère attendre. Juliette, qui, elle-même, avait voulu voir venir son voisin, appréhenda que le dîner ne s'achevât sans qu'elle eût pu essayer de savoir ce qu'il y avait au juste derrière la physionomie de cet homme vers lequel elle continuait de se sentir trop attirée. Et ce fut elle qui lui posa tout d'un coup une question destinée à le faire causer.
– «Vous me croirez si vous voulez,» venait de dire Prosny, excité déjà par le vin à outrer son penchant naturel aux racontars invraisemblables, «mais j'ai connu en Normandie un braconnier qui chassait sans bras. Oui, messieurs, son petit garçon lui chargeait son fusil, le lui posait sur une pierre, et notre homme tirait… avec ses pieds!.. Ma foi, à l'affût, il tuait son lapin tout comme un autre…»
Comme la table entière se récriait sur cette fantastique anecdote, que le Normand Prosny confirmait de sa maigre et rouge figure, Mme de Tillières se tourna vers Casal, et, d'une voix un peu troublée:
– «Et vous, monsieur,» dit-elle, «vous n'avez donc pas de récits extraordinaires à nous conter, comme ces messieurs?»
– «Mon Dieu, madame,» fit le jeune homme en souriant, «c'est qu'il n'y a guère qu'un certain nombre d'histoires de chasse, et ils les auront bientôt toutes dites. Pourtant, je ne connaissais pas celle que vient de nous servir Prosny et qui dépasse un peu la permission… Mais il faut pardonner leurs gasconnades aux chasseurs, en pensant à ce que cette passion représente de vie saine et naturelle dans notre existence factice et frelatée de civilisés…»
– «J'avoue ne pas saisir,» reprit Juliette, «ce qu'il y a de bien sain et de bien naturel à se poster sept ou huit au bord d'un bois pour fusiller, à bout portant, de malheureux lapins et des faisans, que vous ne faites même pas lever vous-même…»
– «D'abord ce n'est qu'une espèce de chasse,» dit Casal, «mais c'est pourtant un commencement… On prend le goût d'un gibier plus difficile, et j'ai vu des camarades à moi, oh! pas beaucoup, mais j'en ai vu partir de là et finir par aller chasser le tigre aux Indes, le buffle en Afrique, et le mouflon dans le Turkestan. Croiriez-vous cela, madame, que trois de mes amis ont eu le courage d'aller chercher là-bas, sur les frontières de la Chine, une bête dont parlait le voyageur Marco-Polo, l'ovis poli, et ils l'ont retrouvée et tuée.»
– «Avez-vous fait vous-même de ces grandes chasses?» demanda-t-elle.
– «Quelques-unes,» répondit-il, «les plus faciles. Je suis allé aux Indes, et j'ai tué ma demi-douzaine de tigres, comme tout le monde. Mais j'ai gardé de ce voyage des impressions uniques… Quand on a vu se lever beaucoup d'aurores, par les fenêtres du cercle, cela vous change jusqu'au ravissement d'en voir d'autres à dos d'éléphant, et de traverser quelqu'une de ces vastes rivières qui coulent toutes roses et enluminées sous un ciel qui s'enflamme… Avec un peu de danger pour agrémenter le paysage, je ne dis pas que ça n'ennuierait pas à la longue, mais c'est exquis. Je vous jure qu'on trouve la vie de club et de fête bien mesquine à ces moments-là…»
– «Mais alors pourquoi la menez-vous?» interrogea-t-elle. Le petit frisson que donne à toutes les femmes la sensation du courage personnel de l'homme avait été si vif pendant ces quelques paroles de Casal, qu'elle avait cessé de se surveiller pour une seconde. Son exclamation la surprit elle-même, en la faisant un peu rougir. Elle se trouva trop familière et elle eut peur qu'il n'en profitât tout de suite pour se familiariser de son côté avec elle. Il eut la finesse de répondre en secouant la tête, avec une espèce de bonhomie gaie:
– «C'est l'histoire des femmes mal mariées, madame. C'est joué, c'est perdu. On a commencé à s'amuser, ou ce qu'on appelle ainsi, à vingt ans, parce qu'on était jeune; on continue à cinquante parce qu'on ne l'est plus… On est un inutile et un raté. Mais quand on le sait…»
Il riait, en disant cela, du rire d'enfant qu'il avait gardé et qui était une de ses grâces. Il y a toujours quelque ridicule pour un homme aussi comblé que l'était Casal, très riche, fêté partout et libre de ses actions, à laisser entendre qu'il a manqué sa vie. Mais ce rire sauvait ce ridicule qui, d'ailleurs, n'est pas perceptible aux femmes. Les plus fines, pourvu qu'elles aient du cœur, sont disposées à croire un homme qui leur jouera la comédie des destinées avortées. C'est leur roman secret, à elles toutes, de consoler ces misères-là. D'ailleurs, peut-être Casal ne mentait-il pas en condamnant une existence avec laquelle il n'aurait cependant pas pu rompre. Lui aussi était saturé de ses sensations habituelles. Il y eut un silence entre eux, durant lequel il se commit une de ces fautes de tact que le langage parisien désigne du terme assez inexplicable de gaffe. On en était aux trois quarts du dîner. C'est le moment habituel où éclatent ces étourderies que l'entraînement de la conversation et quelques verres des vin fin rendent presque inévitables. Le baron d'Artelles s'était mis à parler de Mme de Corcieux, que toutes les personnes présentes savaient avoir été la maîtresse de Casal. Il n'en disait rien de très méchant, mais ce rien suffisait à mettre le jeune homme dans une position un peu fausse.
– «Quelle diable d'idée,» continuait-il, «cette pauvre Pauline a-t-elle eue de se teindre subitement en blond? Elle n'a donc pas une amie pour lui dire que ça lui donne dix bonnes années de plus, et elle commence à n'en plus avoir besoin, de ces dix années-là, ni même de cinq…»
– «C'est comme le vieux Bonnivet, que vous avez dû voir souvent, madame,» dit le politique Mosé en s'adressant à Gabrielle de Candale afin de couper la conversation, «vous savez s'il se teignait?»
– «Vous voulez dire s'il se cirait,» dit Candale.
– «S'il se salissait,» dit Mme d'Arcole.
– «Bref,» reprit Mosé, «qu'il fût teint, ciré ou sali, il cachait la chose à tout le monde, y compris son coiffeur, qui me disait d'un ton si comique: «Si j'osais lui en parler seulement, monsieur, je lui ferais ça si bien.» Bref, notre Bonnivet tombe malade. Ses rhumatismes lui nouent tous les membres. Je vais le voir et je le trouve blanc comme neige. Devinez son premier mot: «Voyez comme j'ai souffert, Mosé, j'en ai blanchi.»
– «Cela n'empêche pas,» insista d'Artelles, lequel, comme tous les gaffeurs, tenait à son idée, «que Mme de Corcieux pourrait bien se tenir tranquille. Voyons, quel âge a-t-elle à peu près? Vous devez savoir ça, vous, Casal?..»
Ces mots n'eurent pas plus tôt été prononcés que l'imprudent causeur sentit leur indiscrétion, et, s'arrêtant tout court, il devint pourpre au milieu du silence de toute la table, ce qui acheva de rendre l'attitude du jeune homme plus délicate. Il ne pouvait ni attaquer ni défendre son ancienne amie. Il fut naturel et dit simplement:
– «Mme de Corcieux? Mais quand je l'ai saluée à l'Opéra l'autre semaine, elle avait l'âge d'une très jolie femme, et Bonnivet, lui, tout ancien pair de France qu'il fût, étalait sur les fauteuils de l'Agricole un très vieil homme, et terriblement cassé, quoiqu'il eût l'habitude de dire avec son grand air: «Il n'y a pas d'âge, il n'y a que des forces…»
Tout le monde rit et la causerie tourna. Casal, qui avait eu la sensation de plaire à sa voisine, très particulièrement, prit soin que l'entretien restât général pour raconter avec un joli tour deux ou trois anecdotes de son voyage au Japon. Il trouva le moyen d'être si gentiment spirituel, qu'une fois sortis de table, la comtesse s'approcha de lui, et, malicieusement:
– «En avez-vous fait des frais pour mon amie,» lui dit-elle, «et, soyez content, vous lui avez plu. Et maintenant, allez fumer en paix… Mais vous ne fumez pas, vous? Seulement, je vous connais, vous voulez causer avec ces messieurs un peu plus librement et boire votre eau-de-vie en paix… N'en buvez pas trop, et revenez-nous vite…»
Le jeune homme sourit en s'inclinant. Mais quand, une heure plus tard, ses compagnons revinrent du fumoir, Mme de Candale chercha en vain parmi eux sa mâle et spirituelle figure. Il avait eu la coquetterie de disparaître sur son succès. Elle regarda Juliette, qui, elle aussi, venait de constater cette absence et qui, ne se sachant pas observée, fronçait ses jolis sourcils. Lorsque à onze heures moins un quart on annonça la voiture, ce petit mouvement d'humeur durait encore, et la malicieuse question de la comtesse au baiser d'adieu n'était pas faite pour dissiper cette humeur:
– «Tu ne t'es pas trop ennuyée?» demanda-t-elle. «Tu vois que Casal vaut mieux que sa réputation.»
– «Mais,» dit Juliette, en riant d'un rire un peu forcé, «il ne m'a pas beaucoup laissé le temps de le juger.»
– «C'est tout de même vrai qu'elle est blessée qu'il soit parti si vite. A-t-il été maladroit!» pensa Gabrielle quand son amie eut disparu. En quoi, toute fine qu'elle était, elle se trompait, car, dans son coupé, en train de rouler vers la rue Matignon, Mme de Tillières ne songeait qu'à ce prétendu maladroit, et ce lui fut une surprise presque douloureuse quand le valet de pied qui ouvrit la porte de l'appartement lui dit, en la débarrassant de son manteau:
– «M. le comte de Poyanne est là qui attend Madame la marquise.»
Elle l'avait absolument oublié.
III
L'AUTRE
Juliette n'aimait rien tant d'habitude que les longues causeries au coin du feu à ces heures un peu défendues. Ce goût lui était si naturel qu'elle recevait de la sorte, non seulement l'homme qui avait tous les droits sur son intimité, mais encore les plus platoniques d'entre ses fidèles: et d'Avançon et Félix Miraut et de Jardes et Accragne, – les uns et les autres toujours isolément. Il y avait bien là quelque prudence féminine, car la multiplicité de ces visites interdisait tout commentaire aux domestiques. Il y avait surtout cet art d'amitié qui a rendu cette femme inoubliable aux privilégiés pour lesquels il s'est exercé. Elle avait deviné combien est fort sur un homme, dans cette vie de Paris si banale et si foulée, le charme d'un coin de salon où il trouve, à une heure fixée, une créature jeune, élégante et fine, qui l'écoute longuement; et elle le console ou le consulte tour à tour, avec cet air de n'avoir d'intérêt dans son existence que pour les minutes ainsi passées dans un tête-à-tête innocent et vaguement clandestin. Le cœur s'ouvre alors avec plus de liberté. Les secrètes confidences arrivent aux lèvres, et, par nature, Mme de Tillières avait la passion des confidences. Elle possédait ce tendre penchant qui, perverti en pédantisme ou en vanité, crée les Muses et les Égéries des hommes célèbres, qui, tourné en sainteté, fait les grandes religieuses. Elle se plaisait à envelopper d'une influence intelligente les personnes auxquelles elle s'intéressait. L'amour avait redoublé en elle ce délicat plaisir auquel elle avait dû les plus douces heures de sa liaison avec Poyanne. Que de soirées elle avait passées ainsi dans la première période de leur affection, et avant qu'elle ne devînt sa maîtresse, à l'écouter indéfiniment raconter les misères de sa vie!.. Il disait son enfance mélancolique dans l'ombre du vieil hôtel Poyanne, à Besançon, sa mère morte, et la sévérité si dure de son père qui lui avait endolori toute sa jeunesse. Il disait son mariage avec une jeune fille longtemps aimée, ses premières jalousies, sa honte de ses propres défiances, puis l'évidence de la trahison – et quelle trahison! avec l'ami d'adolescence qu'il avait le plus chéri. Les heures d'autour le minuit paraissaient trop courtes alors à Juliette pour suivre ce drame, scène par scène, sentiment par sentiment, et le duel entre les deux amis, où tous deux avaient été blessés, et la fuite de Mme de Poyanne, et les désespoirs du comte, puis sa reprise à la vie par l'énergie du devoir, sa campagne en 1870 comme capitaine des mobiles du Doubs, son entrée dans la politique lors de l'Assemblée de Bordeaux. Et quand la pitié l'eut menée à la tendresse d'abord et ensuite à l'abandon entier de sa personne, quand elle fut devenue l'épouse mystérieuse de cet homme malheureux, que de soirées encore elle avait connues, où elle recueillait avec l'avidité d'une compagne aimante le récit de la journée du courageux orateur, – lui rendant la foi en lui-même aux crises de lassitude, éveillant sa prudence sur tel ou tel écueil caché, l'admirant avec un enthousiasme ému quand cet athlète invincible de la cause conservatrice déployait devant elle, et pour elle seule, l'horizon de ses projets et la générosité de ses doctrines; – et tout cela sans jamais dépasser son rôle de femme, avec une légère et caressante façon d'écouter ou de parler qui excluait jusqu'à l'ombre d'une prétention. En étant ainsi, elle ne calculait pas, elle cédait à sa nature, tout simplement. Comme certaines organisations ont, d'instinct, le sens et le goût de la musique ou de la peinture, de la mécanique ou de la poésie, elle avait, elle, le sens et le goût du cœur des autres, – charmante faculté, car elle permet d'exercer la plus rare des charités, la plus bienfaisante: celle de l'âme, – mais faculté dangereuse, car elle confine à la coupable curiosité de l'expérience sentimentale, et surtout elle nous entraîne vite aux compromis de conscience, aux dédales des situations fausses. Dans les déclins de passion, par exemple, comment trouver en soi la loyauté nécessaire à la noblesse des ruptures, si l'on continue, victime de ce pouvoir de sympathie, à sentir souffrir l'être que l'on a cessé d'aimer d'amour? Percé jusqu'à l'âme par l'âcre sensation des chagrins que l'on cause, on se laisse aller à mentir pour épargner ces chagrins-là. On recule un aveu qui eût été moins cruel proféré durement. On prolonge des agonies dont on est l'auteur par de déshonorantes complaisances. On devient perfide pour avoir été trop tendre. Ironie étrange des contradictions du cœur qui tourne au vice nos meilleures vertus et nous fait mal agir pour avoir senti trop vivement!