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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 3
69. C'est le septième jour, le jubilé de l'homme: Londres, tu connais bien ce jour de la prière. Alors ton bourgeois élégant, ton artisan, et ton apprenti, parés de leurs habits de fêtes, se hâtent d'aller respirer l'air de toute leur semaine; ton coche de Hackney, tes whiskys, tes cabriolets roulent rapidement à travers tes nombreux faubourgs; ils vont à Hampstead; à Brentford, à Harrow, jusqu'à ce que la haridelle épuisée de fatigue oublie de traîner la voiture, provoquant l'envieuse raillerie de chaque rustre qui passe à pied près d'elle.
70. Quelques-uns promènent sur ta Tamise tes beautés ornées de rubans; d'autres préfèrent la route royale, plus sûre; quelques-uns gravissent la colline de Richemont; d'autres se rendent à Ware: un grand nombre se hâtent d'aller au coteau de Highgate. Me demanderez-vous pourquoi, ombres de la Béotie22? C'est pour rendre un culte à la corne solennelle tenue par la main sacrée du mystère23. Les jeunes gens et les jeunes filles jurent par son nom redouté, et consacrent leur serment en buvant et en dansant jusqu'au matin.
71. Toutes les nations ont leurs folies; les tiennes ne ressemblent à aucune autre, belle Cadix, toi qui t'élèves majestueusement sur la mer sombre et bleue! Aussitôt que la cloche du matin à sonné neuf heures, tes dévots commencent à réciter leur rosaire; ils prient instamment la Vierge (la seule, je crois, qui soit vierge en ces lieux) de les purifier de crimes, aussi nombreux qu'elle a d'adorateurs; ensuite ils se portent à l'assemblée populeuse du Cirque. Le jeune homme, le vieillard, le riche et le pauvre aiment à se donner le même divertissement.
72. La lice est ouverte; l'arène spacieuse est devenue libre: des milliers de spectateurs sont entassés à l'entour. Bien long-tems avant que le premier son de la trompette sonore se soit fait entendre, il n'y a déjà plus de place pour ceux qui sont en retard. Là abondent les dons, les grandesses24, et surtout les dames habiles dans les manœuvres d'un œil fripon25, quoique toujours portées à guérir les blessures qu'elles ont faites; aucun amant n'est condamné à mourir de leur froid dédain, victime des traits de l'amour, comme s'en plaignent des bardes lunatiques.
73. Les bruyans murmures sont apaisés; – montés sur de beaux coursiers, portant sur la tête un blanc panache, aux pieds des éperons d'or, quatre cavaliers se préparent à d'aventureux exploits, et s'inclinent galamment en entrant dans la lice. Riches sont leurs écharpes brodées, et leurs montures se cabrent avec grâce. S'ils se distinguent aujourd'hui dans ce jeu périlleux, les bruyans applaudissemens de la foule et l'aimable sourire des dames seront leur récompense, comme pour de nobles actions; et tout ce que les rois et les chefs de guerre peuvent obtenir de plus glorieux, leurs jeux sanglans le leur procurent.
74. Revêtu d'habits brillans et d'un riche manteau, mais à pied, au milieu de l'arène, l'agile matador est impatient d'attaquer le roi des troupeaux mugissans. Mais avant de s'engager dans la lutte, il a traversé le cirque d'un pas prudent, de crainte que quelque chose d'inaperçu ne vienne arrêter sa course rapide. Son arme est un dard, et il combat de loin. L'homme ne peut davantage sans le fidèle coursier, hélas! souvent condamné à recevoir pour lui des blessures mortelles.
75. Trois fois a retenti le clairon; voyez! le signal est donné. L'antre sauvage s'ouvre, et l'attente muette veille attentivement dans les rangs pressés du cirque silencieux. L'animal puissant bondit au premier coup d'aiguillon, et, regardant d'une manière sauvage autour de lui, il frappe l'arène d'un pied retentissant, et il ne s'élance pas aveuglément sur son ennemi. Il porte de côté et d'autre son front menaçant, pour essayer sa première attaque; il bat ses flancs de sa queue irritée, et ses yeux enflammés roulent dans leur orbite agrandie.
76. Il s'arrête tout à coup; son regard est fixe. Loin, loin, jeune homme imprudent! Prépare ta lance: voici le moment de périr, ou de déployer cette adresse habile qui peut encore l'arrêter dans sa carrière sanglante. Les coursiers légers savent, par des bonds agiles, se détourner adroitement. Le taureau écume de rage; mais il n'échappe pas aux blessures. Un sang noir s'échappe par torrens de ses flancs; il fuit, se roule, s'agite furieux des traits qu'il porte enfoncés; les dards suivent les dards, les coups de lance se succèdent avec rapidité: il annonce ses souffrances par de profonds mugissemens.
77. Il revient; ni les dards, ni les lances ne peuvent l'arrêter, ni même les bonds impétueux des coursiers aux abois. Quoique l'homme l'attaque avec ses armes puissantes, les lances et la valeur sont vaines. Un cheval superbe, cadavre déchiré, est étendu sur l'arène; un autre, spectacle hideux! paraît ouvert, et son poitrail sanglant découvre les sources palpitantes de la vie; quoique blessé à mort, il traîne encore ses membres affaiblis, et chancelant, mais surmontant tous les obstacles, il sauve son maître du danger.
78. Vaincu, sanglant, haletant, furieux jusqu'à la fin, le taureau reste debout au centre de l'arène, exposé aux blessures des dards et des lances brisées qui pleuvent sur lui. Ses ennemis sont hors de combat. C'est l'instant où les matadors se pressent autour de lui, en agitant leur manteau rouge, et en balançant leur javelot léger. Une fois encore il s'ouvre un terrible passage. Vaine fureur! Le manteau quitte la main perfide, enveloppe ses yeux terribles. – C'en est fait! – il roule étendu sur l'arène.
79. À l'endroit où sa vaste encolure se joint à l'épine vertébrale le fer terrible du javelot reste enfoncé comme dans son fourreau. Il s'arrête; il frémit, – dédaignant de reculer; il tombe lentement, au milieu des cris de triomphe, et il meurt sans pousser un gémissement et sans convulsions. Le char décoré s'avance; – on y entasse son corps, – doux spectacle pour les regards du vulgaire. – Quatre chevaux, que peuvent à peine retenir les rênes, entraînent la lourde et noire masse, qui passe au milieu de la foule, presque inaperçue.
80. Tel est le divertissement cruel qui rassemble souvent les jeunes Espagnoles, et réjouit le berger, nourri dès sa jeunesse dans l'habitude des jeux sanguinaires. Son cœur se délecte dans la vengeance, et il regarde avec plaisir les peines des autres. Que de querelles domestiques ensanglantent les villages effrayés! Quoique des phalanges nombreuses se soient réunies contre l'ennemi, hélas! il reste encore assez d'Espagnols dans les chaumières pour méditer contre des amis de secrètes blessures, excités par des ressentimens légers qui doivent faire couler des flots de sang.
81. Mais la jalousie a fui de ces rivages: les barreaux, les verroux, la sentinelle au teint jaune, sage et vénérable duègne! et tout ce qui fait révolter une ame généreuse comme les moyens qu'employait un farouche et vieil époux en se croyant permis de renfermer l'objet de ses terreurs, ont disparu dans l'ombre du passé avec le dernier siècle. Quelles femmes sont plus libres qu'étaient les jeunes Espagnoles avant que la guerre, comme un volcan furieux, eût déployé sa rage, lorsqu'on les voyait, les cheveux tombant en tresses légères, jouer sur le vert gazon, tandis que la reine des nuits éclairait de ses rayons protecteurs la danse folâtre et animée de l'amour?
82. Oh! que de fois Harold avait aimé, ou rêvé qu'il aimait, puisque les plus vifs ravissemens de l'amour ne sont qu'un rêve! mais maintenant son cœur chagrin n'était plus ému. Il n'avait cependant pas encore bu de l'onde du Léthé, et il avait appris depuis peu à croire véritablement que l'amour n'avait rien de plus précieux pour lui que ses ailes; quelque beau, quelque jeune, quelque aimable qu'il paraisse, il s'échappe toujours des sources délicieuses du plaisir quelque chose d'amer qui répand son venin sur les fleurs les plus ravissantes26.
83. Cependant il n'était point aveugle aux attraits séduisans de la beauté, mais ces attraits n'avaient pas sur lui plus d'empire que sur le sage. Non que la philosophie eût jamais daigné faire descendre sur une ame comme la sienne, ses chastes et sévères inspirations; mais dans son délire, la passion finit par se calmer ou s'éteindre. Et le vice, qui creuse lui-même sa tombe de voluptés, avait depuis longtems enseveli pour jamais toutes ses espérances. Pâle victime du plaisir! les noirs souvenirs d'une vie abhorrée avaient empreint sur son front livide la malédiction qui poursuivait incessamment Caïn.
84. Spectateur étrange du monde, il ne se mêlait point avec la foule; mais il n'avait point pour elle une haine misanthropique. Peut-être qu'il eût encore aimé parfois à prendre part à la danse et aux chants de la joie; mais peut-il sourire, celui qui succombe sous le poids de sa destinée? Rien de tout ce qu'il voyait ne pouvait dissiper sa tristesse. Un jour pourtant, il lutta contre l'empire de son mauvais génie; et comme il était livré à la méditation dans le boudoir d'une beauté, il laissa échapper de sa lyre ce chant improvisé, qui célébrait des charmes aussi séduisans que ceux qu'il avait admirés dans des jours plus heureux.
À INÈS.
I.
Non, ne souris point à mon front soucieux, car, hélas! je ne puis te rendre ton sourire; que le ciel te préserve de jamais verser des larmes, et de jamais pleurer en vain!
II.
Tu me demandes quelle secrète douleur dévore ma joie et ma jeunesse? Veux-tu vainement chercher à connaître une tristesse que tu échouerais à calmer?
III.
Ce n'est point l'amour, ce n'est point la haine, ni les honneurs perdus de la basse ambition, qui me font maudire ma destinée présente, et fuir loin de tout ce que j'avais de plus cher.
IV.
C'est cette lassitude qui naît pour moi de tout ce que je vois, de tout ce que j'entends. La beauté ne m'inspire même aucun plaisir; tes yeux ont à peine un charme pour moi.
V.
C'est cette sombre, intime et continuelle tristesse que portait en lui cet Hébreu fugitif. Je ne veux point regarder au-delà de la tombe: il ne me reste aucune espérance avant que d'y descendre.
VI.
Quel exilé peut se fuir lui-même? Sous les zones les plus éloignées, partout où je porte mes pas, je suis poursuivi par l'orage de ma vie, par un démon, – ma pensée!
VII.
Que d'autres croient se livrer au plaisir, et goûtent de tout ce que j'abandonne; ah! qu'ils rêvent à jamais cet enchantement, et que leur réveil ne ressemble pas au mien!
VIII.
Ma destinée est d'errer dans mille contrées diverses; emportant avec moi des souvenirs maudits, toute ma consolation est de savoir, quel que soit le malheur qui me frappe, que j'ai déjà connu le plus amer.
IX.
Quel est-il? oh! ne me le demande pas! Par pitié, crains de m'interroger: continue de sourire. – Ne cherche point à dévoiler le cœur de l'homme, et à découvrir l'enfer qui s'y trouve!
85. Adieu, belle Cadix! oui, adieu pour longtems! Qui peut oublier ta courageuse résistance? Quand tout, autour de toi, changeait de maître, toi seule tu restas fidèle. Tu fus la première à conquérir ta liberté, et la dernière à être vaincue; et si, au milieu de ces scènes si fortes, de ce choc si rude, le sang de quelques-uns de tes citoyens a coulé dans tes rues, un traître seul tomba sous le poignard27: là, tous furent nobles, excepté la noblesse elle-même; nul ne baisa le char du conquérant, excepté la Chevalerie dégénérée.
86. Tels sont les enfans de l'Espagne; que leur destinée est étrange! Eux qui ne furent jamais libres combattent pour la liberté; peuple sans roi, qui meurt pour un état sans vigueur; quand les grands fuient, les vassaux combattent, fidèles aux plus lâches esclaves de la trahison, en chérissant une patrie qui ne leur donna rien que la vie. L'orgueil leur montre le chemin qui les mène à la liberté. Repoussés, dans les batailles, vaincus dans toutes les luttes, «la guerre! la guerre! s'écrient-ils encore; la guerre, même au couteau!28»
87. Vous, qui voulez connaître l'Espagne et les Espagnols, allez lire leur histoire gravée partout en traits de sang. Tout ce que la vengeance la plus cruelle, animée contre un ennemi étranger, peut accomplir, est là employé contre la vie de l'homme. Depuis l'étincelant cimeterre jusqu'au poignard caché, la guerre se sert de toutes ces armes pour ses terribles luttes. – Puisse-t-elle sauver la sœur et l'épouse, et verser ainsi le sang de tous les oppresseurs! puissent tous les conquérans éprouver partout une pareille résistance!
88. Ne s'échappe-t-il point des yeux une larme de pitié pour ceux qui ne sont plus? Voyez le ravage de ces plaines encore fumantes; voyez les mains des femmes rougies du sang de l'ennemi; qu'on livre aux chiens les cadavres inensevelis, ou que chaque corps serve de pâture au vautour. Quoique indignes de l'oiseau de proie, que leurs ossemens blanchis et la trace ineffaçable du sang marquent à jamais le champ de bataille de vestiges hideux; c'est ainsi seulement que nos enfans pourront croire aux scènes dont nous avons été témoins!
89. Et pourtant, hélas! l'œuvre terrible n'est point encore achevé. De nouvelles légions débordent des Pyrénées; à peine a commencé la marche grandissante des invasions, et nul œil mortel n'en peut considérer la fin. Les nations abattues contemplent l'Espagne; si elle s'affranchit, elle affranchira plus de bras que Pizarre autrefois n'en avait enchaîné: étrange loi du sort! La félicité de la Colombie répare les injustices que subirent les enfans de Quito, tandis que sur la mère-patrie le meurtre avide de carnage est déchaîné.
90. Ni tout le sang versé à Talavéra, ni les merveilles de la bataille de Bassora, ni Albuféra où la mort fut prodigue de victimes, n'ont pu conquérir à l'Espagne ses droits sacrés. Quand l'olivier fleurira-t-il dans ses champs? Quand respirera-t-elle de ses sanglans travaux? Combien de jours d'alarmes s'évanouiront-ils dans la nuit, avant que le ravisseur français abandonne sa dépouille, et que l'arbre étranger de la liberté soit naturalisé dans ses campagnes!
91. Et toi, mon ami29! puisqu'une vaine douleur s'échappe de mon ame, et vient se mêler à mes chants, si du moins l'épée t'avait fait succomber avec les braves, l'orgueil pourrait empêcher l'amitié de se plaindre. Mais descendre ainsi sans laurier dans la tombe, oublié de tous, excepté de ce cœur solitaire, et te mêler sans blessures avec les ombres de ceux qui sont morts glorieusement, tandis que la renommée célèbre tant d'êtres si indignes! Qu'as-tu fait pour descendre si paisiblement dans la tombe?
92. O le plus ancien et le plus estimé de mes amis! toi qui fus toujours aimé d'un cœur à qui on avait enlevé toutes ses affections; quoique tu sois à jamais perdu pour mes jours sans espoir, ne te refuse pas à venir me visiter dans mes songes! La tristesse renouvellera en secret les larmes de la conscience se réveillant à ses douleurs, et mon imagination planera sur ton cercueil inanimé, jusqu'à ce que mon corps fragile retourne à la poussière dont il a été formé, et que l'ami regretté et celui qui le pleure se réunissent dans le séjour du repos.
93. Voilà un chant du pélerinage d'Harold; vous qui voulez chercher à le connaître davantage, vous en aurez des nouvelles dans quelques pages futures, si celui qui a rimé celles-ci ose encore écrire. Sévère critique, ne dis pas: C'est déjà trop! Patience! et vous entendrez le récit de ce que vit notre pélerin dans d'autres contrées où il fut condamné à errer; contrées qui renfermaient les monumens de l'antiquité avant que la Grèce et les arts grecs eussent été asservis par des mains barbares.
Chant Deuxième
1. Viens, jeune vierge du ciel, aux yeux bleus! – Mais, hélas! tu n'inspiras jamais un chant mortel! – Déesse de la sagesse! ici était ton temple; et ce temple est encore debout, en dépit des guerres, de la flamme dévorante30, et des siècles qui ont détruit ton culte. Mais quelque chose de pire que le fer, la flamme, et le cours des âges, c'est le sceptre redoutable et la cruelle domination de ces hommes qui n'ont jamais senti l'enthousiasme sacré que les pensées de toi et de tes enfans font naître dans les cœurs civilisés31.
2. Ancienne des jours, auguste Athènes! où sont-ils tes hommes de génie, tes grandes ames32? Ils sont passés, et n'apparaissent plus qu'à travers le songe des choses qui ne sont plus. Les premiers dans la lice où brillait le prix de la gloire, ils l'ont conquis, et ont disparu… Est-ce là tout? N'y a-t-il là que le thème d'un écolier, l'admiration d'une heure! On cherche en vain l'épée du guerrier et le manteau du sophiste; sur chaque tour qui tombe en ruine, et qu'obscurcit le brouillard des âges, plane encore l'ombre pâle d'une grandeur passée.
3. Fils de l'Orient, lève-toi! approche! viens! – mais n'outrage pas cette urne sans défense. Contemple ces lieux, – c'est le sépulcre d'une nation! le séjour des dieux dont les autels sont abandonnés!.. – Les dieux même sont forcés de céder! – Les religions disparaissent à leur tour: ici régnait celle de Jupiter; – aujourd'hui c'est celle de Mahomet. D'autres croyances naîtront avec d'autres siècles, jusqu'à ce que l'homme apprenne que c'est en vain que son encens s'élève sur les autels, qu'il offre de sanglans sacrifices; pauvre enfant du doute et de la mort, dont les espérances sont fondées sur des roseaux.
4. Enchaîné à la terre, il lève ses yeux vers le ciel. – N'est-ce pas assez, créature malheureuse! de savoir que tu existes? Cette existence est-elle un don si précieux, pour que tu désires le prolonger au-delà de la tombe, et aller, tu ne sais où, dans des régions inconnues? heureux de fuir la terre, et de te mêler avec les cieux! Veux-tu toujours rêver de félicités et de malheurs à venir? Regarde et pèse cette poussière avant qu'elle soit jetée aux vents: cette urne en dit plus que mille homélies.
5. Ou brise l'orgueilleux monument d'un héros qui n'est plus, et qui dort au loin sur le rivage solitaire33: il tomba, et des nations ébranlées par sa chute portèrent le deuil de son trépas. Mais aujourd'hui personne ne pleure sur sa tombe; nul soldat, observant un silence religieux, ne lui consacre ses veilles, dans ces lieux où, dit-on, des demi-dieux parurent. Prends cette tête desséchée parmi ces ossemens épars; est-ce là un temple digne d'être habité par un dieu? Le ver même dédaigne à la fin sa demeure réduite en poussière.
6. Contemple sa voûte brisée, ses parois en ruines, son enceinte désolée, et ses portiques souillés: oui, ce fut pourtant la demeure orgueilleuse de l'ambition, le séjour de la pensée et le palais de l'ame. Regarde ces orbites sans yeux, cet asyle joyeux de la sagesse et de l'esprit, de la passion qui ne souffrait point de contrôle. Tout ce qu'ont jamais écrit les saints, les sages ou les sophistes, pourrait-il repeupler cette demeure solitaire ou lui rendre sa première forme?
7. O le plus sage des enfans d'Athènes! C'était avec raison que tu disais: «Tout ce que nous savons, c'est que nous ne savons rien.» Pourquoi redouterions-nous ce que nous ne pouvons pas éviter? Chacun a ses douleurs; mais les hommes faibles gémissent sur des malheurs imaginaires nés de leurs cerveaux malades, comme si c'étaient des maux réels. Suivez ce que le hasard ou la destinée proclament le meilleur; la paix nous attend tous sur les bords de l'Achéron. Là, nul banquet forcé n'appelle le convive rassasié, mais le silence y prépare la couche d'un repos à jamais heureux.
8. Cependant, si, comme l'ont pensé des hommes sages, il existe, au-delà du noir rivage, un séjour des ames, pour confondre la doctrine des saducéens34 et des sophistes, follement orgueilleux de leur science du doute, qu'il serait doux de se prosterner en adoration avec ceux qui ont rendu nos épreuves mortelles plus légères! d'entendre chacune de ces voix que nous craignions de ne plus entendre! de contempler les ombres magnanimes dévoilées à nos regards: celles du Bactrien, du sage de Samos, et de tous ceux qui enseignèrent la vertu!
9. Je te verrais, ô toi! dont l'amour et la vie s'échappèrent ensemble, et m'ont laissé sur la terre aimer et vivre en vain! – O l'intime ami de mon cœur! puis-je croire que tu n'es plus quand ta mémoire brille sans cesse dans ma pensée? Oui, je rêverai que nous pourrons nous réunir un jour, et je caresse cette douce illusion de mon cœur solitaire. Si quelque chose de nos jeunes souvenirs nous reste, qu'il soit comme un gage certain de l'avenir, car ce serait assez de bonheur pour moi de savoir que ton ame est heureuse!
10. Je vais m'asseoir un instant sur cette pierre massive d'une colonne de marbre, dont la base n'est pas encore ébranlée. Fils de Saturne! ici fut ton trône favori35; le plus puissant de tous les dieux nombreux de l'antiquité! permets-moi de chercher les vestiges enfouis de ton temple sacré. Tous mes efforts sont vains; l'œil de l'imagination même ne pourrait retrouver ce que le tems a pris à tâche d'effacer; cependant ces colonnes orgueilleuses n'attirent pas un soupir du passant; – l'impassible Ottoman s'assied froidement sur leurs fûts renversés; et le Grec léger fredonne à lentour.
11. Mais de tous les ravageurs de ce temple élevé sur l'Acropolis, d'où Pallas s'éloigna en regrettant de quitter le dernier monument de son ancienne domination, quel fut le dernier, le plus barbare et le plus stupide? Rougis, Calédonie! c'est un de tes enfans! Angleterre, je me réjouis de ce que ce n'est pas un de tes fils, tes citoyens, nés libres, épargneraient ce qui autrefois fut libre. Cependant ils ont violé les enceintes des temples tristes et déserts, et ont emporté leurs autels sur les flots, longtemps soulevés contre cette profanation36.
12. Mais l'orgueil ignoble d'un moderne Picte se fait gloire de briser ce que les Goths, les Turks et le tems avaient épargné37. Il porte une ame froide comme les rochers de sa côte natale, et aussi stérile que son cœur est dur, celui dont la pensée a pu concevoir et dont la main a pu exécuter le projet de déplacer les pauvres restes d'Athènes; ses enfans, trop faibles pour défendre ses monumens sacrés, ressentirent cependant une partie des douleurs qui déchiraient leur mère38, et ils éprouvèrent, ce qu'ils avaient ignoré jusque-là, tout le poids des chaînes de la tyrannie.
13. Eh quoi! une bouche bretonne osera-t-elle jamais dire qu'Albion fut heureuse des pleurs d'Athènes? Quoique ce soit en ton nom que des esclaves déchirent son sein, crains d'avouer ces faits honteux, qui feraient rougir l'Europe. La reine de l'Océan, la Bretagne libre, enlève la dernière et chétive dépouille d'une terre sanglante… Oui, celle dont la protection généreuse fait bénir son nom, a arraché avec des mains de harpie ces restes glorieux que l'antiquité jalouse avait épargnés, et qu'avaient respectés les tyrans!
14. Pallas! où était ton égide, qui frappa de terreur le barbare Alaric, dans sa course dévastatrice39? Où était le fils de Pelée? Son ombre fit en vain trembler les enfers, pour apparaître à la lumière dans ce jour redoutable, revêtu de ses armes terribles! Quoi! Pluton ne pouvait-il pas permettre une fois encore à ce guerrier invincible de s'échapper des enfers, pour donner l'épouvante, et faire lâcher sa proie à ce second barbare? Errant inoccupé sur les bords du Styx, Achille n'est point venu protéger les murs qu'il aimait jadis à défendre.
15. O belle Grèce! froid est le cœur de l'homme qui te voit sans sentir ce qu'éprouvent les amans en contemplant la poussière qu'ils ont aimée. Stupide est l'œil qui ne verse point de larmes en voyant tes palais dégradés, tes temples en ruines et tes autels enlevés par des mains bretonnes, auxquelles il était plutôt réservé de protéger ces restes vénérables. Maudite soit l'heure où ces barbares sortirent de leur île pour venir de nouveau déchirer ton sein délaissé, et transporter tes dieux désolés dans les contrées abhorrées du Nord !
16. Mais où est Harold? Ne suivrai-je pas sur les flots ce sombre voyageur? Il s'inquiétait peu, en s'éloignant, de tout ce que les hommes regrettent; nulle amante n'essaya de l'attendrir par de feintes lamentations; nul ami, pour adieu, ne lui tendit la main, avant que ce froid étranger ne partît pour d'autres climats. Dur est le cœur que les charmes de la beauté trouvent insensible; mais Harold n'éprouvait plus les mêmes impressions qu'autrefois; et il quitta, sans pousser un soupir, le sol de l'Espagne livré à la guerre et au crime.
17. Celui qui a vogué sur la mer sombre et azurée, a contemplé parfois un ravissant spectacle. C'est lorsque la fraîche brise est belle comme une brise peut l'être, qu'elle enfle la blanche voile de la frégate légère et gracieuse; les mâts, les flèches des clochers et les bords élevés du rivage s'enfuient derrière nous; la glorieuse mer s'étend dans un lointain immense; les vaisseaux de la flotte voguent comme des cygnes sauvages. Le plus mauvais voilier paraît marcher avec une agilité nouvelle, tant les vagues bondissent gaiement devant chaque proue écumante.