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Le Médecin des Dames de Néans
Le Médecin des Dames de Néans

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Le Médecin des Dames de Néans

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Le greffier ne s'était-il pas jeté à l'eau pour repêcher un vilain gredin dépenaillé qui se voulait faire périr? – «Le triste ouvrage, mon bon Benoît, avait dit Grandier en frottant le moribond qui revenait à la vie; en voici un qui s'enfonçait doucement dans l'eau et dans la paix, et vous venez vous mêler, vous, de le reprolonger dans la misère et le vagabondage. Laissez donc mourir les gens qui n'ont pas mieux à faire ici. Ce misérable ne valait rien pour la vie; vous le ressuscitez, et, si dans deux jours vous le surprenez à briser les clôtures de votre basse-cour, vous lui tirerez dessus en l'appelant brigand; monsieur Benoît, vous n'avez pas pour deux liards d'esprit…»

Cet homme et cette philosophie maintenaient Néans en état de perplexité. Tout savant et sympathique que fût par ailleurs le docteur Grandier, chacun gardait, en son jugement vis-à-vis de lui, un coin de réserve ambiguë qui allait se précisant chez certains jusqu'à cette quasi-affirmation en leur for intérieur: «On viendrait me dire que cet homme-là a fait un mauvais coup, que je n'en lèverais pas un bras plus haut que l'autre…»

VII

Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme, trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un œil qui s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences d'été nocturne.

Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils appelaient des «torpeurs». M. de Prébendes seul se refusait cette flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets brûlants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul. Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.

Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.

– Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.

– Oui, oui, c'est délicieux…

Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse machinales, à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas, provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas dire: «Ah! je sens, c'est délicieux!»

– On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?

– Oh! si vous le vouliez bien, bien fort, on vous le permettrait… Vous en sentiriez-vous grande envie?

– Oh! pas tant que cela…

Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir, fit un peu de moue. Quelques sensations effleuraient la jeune femme; le parfum, la musique, en la caressant, faisaient presque rêver une sensualité en elle endormie. Il eût voulu être certain que ce rudiment d'une si puissante source de vitalité, existait chez elle. S'il y était, comment le cultiverait-on? Cela n'était pas du tout clair. Mais le découvrir était son dernier espoir. Et depuis qu'il s'occupait d'elle, elle ne manifestait, en vérité, rien.

L'haleine des fleurs repassait, en sorte de nuées voletantes et lourdes de baumes. Chacun les recevait, en était environné, imprégné. C'était comme la taquinerie de quelque grand séducteur caché dans la nuit. Le léger bruissement des feuilles d'ormes était peut-être son sourire, et l'étincellement régulier des doux éclairs à l'horizon, un regard clignotant vers son œuvre louche. On pouvait imaginer sa grande figure malicieuse et son geste. Il y avait un acharnement en cette séduction par les fleurs et la mollesse du soir; et la conscience du charme peu à peu s'éveillait.

Il faut un temps aux personnes qui n'ont point le goût cultivé des sensations voluptueuses pour s'apercevoir que, réellement, elles sont ravies. Elles l'ont avoué déjà, du bout des lèvres, comme on l'a fait tout à l'heure sur la terrasse: «Ah! c'est délicieux!» Le délice y est tout juste comme le tourment à qui dit: «Ah! mon Dieu! mon Dieu! que j'ai donc été inquiet de votre santé!» Le délice ne vient point spontanément; il aime être sollicité. Il faut, le sachant possible, le souhaiter, l'évoquer. Pour qui le cherche, il est là; pour qui ne l'a point déjà en son désir, il est de désespérante lenteur. Ah! pensez donc! la nuit, le crépuscule, l'adorable splendeur des choses, la grâce miraculeuse d'une odeur ou d'un son, faire des avances à qui s'est fermé les sens, et paraît ne même pas soupçonner que ces êtres impersonnels ont de véritables caresses! Oui, la plupart des gens ont besoin d'être prévenus. De la musique, on le leur a dit assez; dès qu'un accord est perçu, leur épiderme se tend au frisson. Mais des harmonies innombrables, dont la nature est toute retentissante, il les faut avertir, et insister n'est pas trop. Qu'un homme soit là, à certaines heures incomparables, et dise en termes sobres et forts la beauté qui environne, toutes les femmes seront remuées, et par cette légère secousse, ouvertes elles-mêmes directement à la séduction ambiante. Nous sommes presque tous ainsi faits qu'il nous faut en toutes choses des initiateurs. Je ne sais quelle faiblesse nous retient en nous-mêmes, telles des limaces craintives, et quelle taie nous avons aux yeux et aux sens, qu'une chiquenaude suffit à briser. Un élan, et le monde est révélé.

Nul n'était là pour le donner. Les choses elles-mêmes semblaient en prendre charge. Grandier devinait seulement la possibilité d'émotions qui n'allaient plus à sa sève un peu vieille. Il jouissait de cette heure par une remembrance des années jeunes et de la jeunesse d'autrui. Celle-ci, hélas! il la cherchait autour de lui. Septime lui semblait trop enfant, il ne pouvait se défaire de le traiter en gamin. Et cette femme si gracieuse, dont la jolie tête pâle, dans la pénombre, paraissait si abandonnée sur le dossier incliné, laissait perdre le plaisir de vivre, qui venait ce soir, presque palpable et provocant, comme une chair, s'offrir.

Un moment, le notaire s'étant tu, et M. de Prébendes se tenant droit comme un I sur sa chaise avec, sous ses lunettes, sans doute, quelque idée métaphysique, madame Durosay eut un frisson aux épaules et Septime, simplement, sans mot dire, alla dans la salle à manger chercher un petit châle de laine. Le docteur fut secoué de ce menu fait. Septime revint, tenant le châle de laine; il dit à madame Durosay: «Vous allez prendre froid», et le lui tendit. Elle le remercia beaucoup. L'abbé dit: «Septime, voilà qui est bien, nous ferons peut-être de vous un galant homme. – Hé! hé!» fit M. Durosay. Grandier remarquait que Septime était ennuyé qu'on eût fait attention à lui et que madame Durosay, ayant du mal à se passer le châle sur les épaules, Septime l'y aidait d'une main un peu gauche et tremblante, et demeurait longuement au-dessus des cheveux qu'il semblait respirer, tout proche. La jeune femme se tourna un peu du côté de Septime et le regarda se rasseoir.

Le docteur eût découvert, tout à coup, une panacée, que ses yeux n'eussent pas brillé comme ils le firent à ce moment qui n'avait l'air de rien.

Sa poitrine se dilata, il respira large, et les bouffées qui venaient à cet instant des roses et des giroflées, il les absorba, les goûta avec tous ses sens une minute rajeunis. Enfin! enfin! quelqu'un ici participait à l'heure amoureuse de cette nuit d'été; quelqu'un était saisi de l'aphrodisiaque des parfums, de la tiédeur et de l'ombre. Il regardait béatement l'enfant et la jeune femme. C'était comme s'il fût sorti tout d'un coup du néant pour assister aux girations élégantes d'une belle nébuleuse, à la naissance d'un monde. Il remerciait le Dieu vague en qui il avait foi, le glorifiait par sa joie, par toute l'aise qu'il ressentait en sa personne. Il eût voulu pouvoir dire à quelqu'un son contentement, secouer le coude de l'abbé, taper sur le genou de M. Durosay, leur crier: «Ah! que c'est bon! que c'est bon!» La subite évidence du grotesque de cette pensée vis-à-vis de l'ecclésiastique et du mari, qui, en toute autre circonstance, l'eût fait sourire, n'entama pas son enthousiasme. Toutes les grâces de l'amour, toutes les fraîcheurs des idylles environnaient le cerveau de cet homme qui avait complètement aimé la vie; enguirlandaient sa mémoire ornée de la vie des siècles passés. Sa tristesse s'écoulait, se perdait dans l'oubli, déjà; sa belle tristesse de vivre parmi des morts. Ah! vivre dans les villes mortes où tout un passé dort sous les mausolées et les dalles, oui! mais être mêlé à des apparences de vie qui ne sont rien, ne réalisent rien, sont mille fois plus silencieuses que les trépassés qui ont vingt siècles par-dessus leurs tombes, pauvre misère! Il l'oubliait en face de ces quelques gestes gauches d'un tout jeune homme par quoi se manifestait le premier, l'essentiel trouble d'une âme. Il se fixait dans le souvenir cette main un peu maigre et si hésitante, passant le châle de laine entre les épaules chaudes et le dossier de la chaise, et les narines qu'il avait vues frémir au-dessus des cheveux. Et il revoyait la jeune femme se tourner instinctivement, sans grande idée, sans doute, vers Septime. Il est probable qu'elle avait pensé tout simplement: «Il est aimable et prévenant». Cela avait suffi pour qu'elle éprouvât le désir de le voir, de le regarder reprendre sa place. Grandier repassait, repassait les deux ou trois phases du petit drame. La nuit se faisait plus complète et le parfum des giroflées environnait les ombres.

VIII

«Je vais ressusciter madame Durosay!»

Grandier se voyait soufflant ces mots brûlants dans la petite figure racornie de M. de Prébendes. Il ne savait pourquoi ni comment il s'était retenu à ce moment d'exaltation, de prendre l'abbé sous les épaules et de le soulever, avec son parapluie de silésienne brune, en l'air et très haut, comme on fait aux enfants. Et il l'eût tenu, comme cela, à bras tendus, tout le temps qu'il eût fallu pour lui dire des choses qui eussent fait d'abord le digne homme se débattre là-haut, et puis qui l'eussent anéanti, c'est-à-dire tout ce qui avait germé dans sa cervelle e vieux païen et de guérisseur, durant cette soirée de torpeur et de sensualité, sous l'orme et le marronnier séculaires.

«L'horrible péché de chair, l'abbé! entendez-vous! le péché de cette chair que vous veillez comme un avare son trésor stérile; la chair! la chair! nous l'allons découvrir et livrer aux baisers du beau soleil et des belles lèvres fraîches! La chair vierge, qui n'a jamais tressailli, l'une à cause de caresses gauches, et l'autre, par ignorance des caresses; l'une qui se meurt de n'avoir pas vécu, et l'autre quasi naissante, où la vie surabonde, la chair que le bon Dieu a ornée pour l'Amour; la chair de vos agneaux, cher abbé du bon Dieu! nous l'allons mettre en fête et en pâmoison; nous l'allons couvrir de parfums et de fleurs et nous ferons retentir les cymbales et le tambourin, et danserons autour du clocher de Néans parmi l'emmêlement des guirlandes tressées pour Aphrodite! Monsieur l'abbé, au bout de mes bras, entendez-vous les chants d'allégresse qui approchent, et le murmure des bouches jointes? saviez-vous qu'il y avait à Néans des bouches qui ne s'étaient jointes jamais à aucune bouche? Vraiment, vous ne vous préoccupiez point de cela, monsieur l'abbé, et vous nous chantez du Paradis. Qu'en savez-vous donc? Il y a de fortes lacunes à votre paroisse. Moi, je vous dis qu'elle allait être engloutie bientôt par le reste du monde à cause du vide qui s'y produisait!.. Et les cœurs qui s'étiolaient isolés! Ah! pouah! monsieur l'abbé, les cœurs solitaires!.. Eh bien! les voilà tout brûlants, dans le moment que je vous regarde à travers vos besicles!.. Le feu est à la mèche; je vous dis que je l'ai vu, de mes yeux vu… et nous n'y pouvons rien; non, non. On ne marche pas sur le feu qui court sur la mèche! Ha! ha! ha! ha!.. Que je vous repose sur le sol de la paroisse, monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé, je vous souhaite le bonsoir!»

Le docteur ricanait encore en pénétrant dans sa bibliothèque, tandis que la pluie au dehors tombait à torrents et que le bruit du tonnerre faisait trembler les vitres. Le vacarme et le bruissement diluvien s'accommodaient à sa pensée tumultueuse. Il semblait que tout s'entendît pour sortir de la mièvrerie de Néans. Il eût aimé, pour le moment, voir des montagnes écrasantes ou la mer en furie. C'était un soir de belle vitalité.

Il s'assit à sa place accoutumée, où il passait une partie des nuits parmi ses livres, ayant peu de sommeil. Et il envisagea sa situation.

Elle était pourvue d'un côté romanesque qui pouvait faire sourire; mais par une autre face, elle se présentait comme un cas psycho-physiologique d'une grande simplicité. Voici une jeune femme qui meurt d'inanition. Toutes ses facultés, dans ce milieu inerte, vacillent comme de pauvres petites flammes dans un air raréfié. L'indolence est telle que le désir même d'un plaisir est devenu inespérable. Le mariage, il le sait, a été pour elle une existence côte à côte avec un brave homme lourd qui a laissé vierge toute sa féminité. Cependant elle est belle et, de toute apparence, destinée aux secousses de la passion. Jamais elle n'a tressailli. Une seule ressource extrême demeure: la possibilité d'éveiller un amour. L'occasion s'offre. Le médecin doit-il même se poser la question: «Que faire?»

Il se la posa, pour netteté de conscience, en face de l'inévitable buste d'Hippocrate qui trônait au-dessus de la collection de la Gazette des Hôpitaux, et d'une belle reproduction photographique de la Victoire de Samothrace. Le petit abat-jour de la lampe à quinquet, par hasard posé de travers, rejetait la lumière sur l'œuvre incomparable, où l'allégresse de tout un peuple enivré semblait avoir retenu son geste et son tapage pour une attitude de pure beauté. Il laissait ses yeux errer complaisamment sur la draperie souple et légère qui caressait en l'exaltant la forme du torse ému et des jambes élancées. Quelque chose d'enthousiasmant et de sage, de grandement viril et de contenu, de discrètement joyeux, lui vint de cette noble forme qui, parmi l'ombre de la pièce, lui semblait s'avancer. Sa première exubérance se calma: non, non! plus d'abbé à bout de bras; pas d'éclat; pas de vain bruit. Mais le désir ardent d'une belle œuvre silencieuse lui tendit tous les muscles, et l'orgueil lui en échauffa tout à coup les tempes. Au milieu d'une grande platitude des gens et des choses, des petitesses sociales, des mesquineries bourgeoises, accomplir une œuvre selon la nature, joyeuse, embaumée, lumineuse, tragique peut-être aussi, pourquoi pas? Tout est fait de lumière et d'ombre. Voir cela s'épanouir comme la fleur d'un églantier qu'on aime et qu'on arrose et émonde chaque matin. Oh! voir quelque chose de souriant et de vivant grandir et tenir de vous un peu de la sève qui gonfle! De la vie et des sourires de soi, hors de soi! Il recevait de la Samothrace le contact qui féconde. Il n'aurait pas pu désormais s'arrêter dans l'ascension de son idée: l'étrange force de beauté et de vie du chef-d'œuvre couvait, réalisait, animait déjà sa conception.

Il ne s'aperçut qu'en enlevant ses yeux de l'image, de la poussée extraordinaire et ordonnée qu'il en avait reçue, durant qu'il caressait son projet, et il lui rejeta un coup d'œil comme on fait à quelqu'un dont un mot qu'on n'a pas remarqué tout d'abord, vous a déposé subrepticement la raison d'agir.

«Beauté! fit-il, unique raison de Dieu!»

Fort de l'excellence de son œuvre au point de vue naturel ou philosophique, il la replaçait et en essayait l'effet, cependant, en un cadre plus petit.

Donner un amant à cette jeune femme dont la pensée eût bondi à cette seule idée! Car il ne s'agissait pas seulement de garder un rôle neutre, de laisser aller les choses qui pourraient aller de travers. Septime était un enfant et madame Durosay la femme la plus inexpérimentée du monde. L'idylle pouvait se traîner en sentimentalités languissantes qui n'atteindraient point le but voulu: la résurrection de la chair. Il fallait que cette femme fût fouettée, remuée, bouleversée en tout son être. «Pauvres petits médecins avec leurs douches et leurs pauvres petits remèdes! se disait le docteur Grandier; quel traitement valut jamais la caresse amoureuse?» Il s'agissait donc de s'emparer de ces rudiments de tendresse encore informes qu'il avait surpris; et contre les convenances et les lois, de les cultiver, de les diriger, de les hâter vers la sorte d'épanouissement qu'il jugeait nécessaire. Des multiples inconvénients moraux qui en pourraient résulter pour la jeune femme, il fallait faire fi comme on écrase le fœtus au ventre de la mère pour que celle-ci soit sauve. Dans beaucoup d'alternatives, un des termes doit être supprimé sans considération. On coupe un membre pour garder la vie. Ainsi qu'il le disait quelquefois à l'abbé qui en pâlissait d'indignation: «Mon cher abbé, un certain ordre moral vous intéresse; moi, la vie; ma raison d'être est de sauver des corps, de maintenir toutes les fonctions des corps et d'en dégager une belle harmonie. Un ordre qui se satisfait de l'étiolement physique ne saurait avoir de beauté, car il n'est ordre qu'en apparence: il méprise l'ordre du monde qui est l'équilibre des deux éléments dont vous supprimez l'un. Vous marchez à cloche-pied. – Mais vous, mon cher docteur, lui eût dit l'abbé, avec votre goût physique, ne me semblez pas, pour le moment, plus d'aplomb, un pied vaut l'autre… – Pardon! je vais au plus pressé; le cas est urgent; il s'agit de vie ou de mort. Je détruis votre petit ordre moral, qui était mortel; c'est un sacrifice provisoire; de la vitalité que je veux, un autre sortira, quelque autre, je ne sais… nous verrons bien: mais vivons, saprebleu! vivons d'abord!»

Un sentiment de délicatesse l'empêchait presque d'envisager le cas de M. Durosay. Il vit deux ou trois fois repasser sa figure rasée de gros homme apoplectique; il l'aperçut dégustant ses vins et ses liqueurs, le pied fin du verre à bordeaux entre le pouce et l'index, gras, obèses entre les phalanges, ou le petit verre enfoui dans le creux de la main énorme et rougeaude, la langue claquant sur le palais. Il avait les cheveux plats et luisants, séparés par une raie: telles deux pièces de satinette posées et collées sur le crâne. Il avait deux soucis: sa cave et ses melons. Pour le reste, il était bonhomme. Il trouvait sa femme fort jolie; il aimait qu'on lui fît entendre que tout le monde était de son avis. Quand il surprenait, en passant à son bras: «La belle madame Durosay!» il pensait avoir fait assez pour le nom de ses pères en l'accolant à la gloriole de cet ornement féminin, et assez fait pour sa femme en lui donnant son nom. Il ne soupçonnait pas qu'elle eût pu être belle, ni complète si elle s'était appelée autrement que Durosay. Quant à l'amour, il le concevait une facétie libertine, un petit dévergondage malpropre, quelque chose qui s'exécute avec les bonnes quand on est tout jeunet, et avec des personnes ad hoc quand on est un débauché; qui conduit au désordre et qui ruine la santé. Le mot seul lui mettait à l'œil une pointe d'égrillardise, et prononcé devant sa femme, le gênait comme une inconvenance. Il traduisait ainsi le respect qu'il avait pour elle. De respect, il la comblait véritablement.

«Délicatesse? se dit Grandier qui n'avait pu s'empêcher de considérer cette physionomie, qu'il allait falloir blesser par les exigences du traitement. Délicatesse? Mais je suis puéril comme un enfant morveux; je raisonne comme mademoiselle Hubertine la Hotte et j'ai l'esprit du sacristain Lespingrelet! Ah! Samothrace! ô beauté! Je reculerais à entamer la suffisance et la paix de cet être ignorant de son rôle d'homme et qui commet chaque jour impunément, sous la protection des lois et de l'assentiment de ses concitoyens, un crime immonde: l'assassinat à petits coups de la femme, en sa femme.

»Oui! Oui! s'affirma le docteur en frappant du poing sur la table; ils sont tous des criminels avec leurs façons de s'arroger la propriété d'une femme et de ne pas lui donner l'amour; elle y a droit comme à l'air respirable, comme à la lumière, comme au soutien de la force mâle! Et c'est par égard pour cette petite convention répugnante que je me laisserais arrêter dans ma besogne de vie! Mais je m'associais, nous sommes tous associés à cette vilenie! Pouah!

»L'amitié: c'est un mot gonflé et c'est pourquoi, si aisément, il crève. Amis par habitude, par un verre de cognac pris en commun, par le mélange coutumier de la fumée des pipes! Et l'on s'étonne que pour un mot qui exprime une idée, quelquefois tout cela se détraque; mais c'est que le mot est plus fort que tout cela. Je ne trahis rien de respectable: j'accomplis une œuvre plus importante que la culture de cette plante commune. Je vais à l'essentiel. Même, je ne trahis rien, car il n'entre pas dans les conventions tacites d'un pacte amical, si médiocres qu'en soient les bases, de se faire le serviteur dévoué des bassesses réciproques. Puisque ami il y a, je rétablis l'ordre dans la maison de mon ami qui ne sait pas le faire lui-même.

»Septime?.. dix-sept ans… langueurs significatives… la sève, la jeune sève qui monte… Eh! Eh! je ne le plains pas!»

Grandier se leva, parcourut la salle de la bibliothèque à grands pas, les mains dans ses poches, qu'il en retirait de temps en temps pour se les frotter nerveusement, souriant, la tête rejetée en arrière où tremblaient ses cheveux gris épais. La fenêtre était fermée et les volets rabattus; il ouvrit tout. Une fraîcheur pénétra, souleva l'atmosphère lourde de la pièce. L'orage s'éloignait; des arbres du jardin, de larges gouttelettes tombaient en petits bruits espacés et les feuilles humides luisaient à la lueur des derniers éclairs. Il respira, s'accouda à la fenêtre. Et là, il combina, avec une méthode, une précision minutieuses, au milieu du sommeil de Néans, son plan généreux de séduction et d'adultère.

IX

Lespingrelet fit danser la «demoiselle» trois jours durant, sur la pelouse aux pivoines, en face de la petite maison bourgeoise des Veulottes. Le sacristain était autorisé à joindre à ses fonctions augustes ces travaux profanes, pourvu qu'il fût de retour à Néans pour sonner l'Angelus; encore sa femme s'en chargeait-elle, ainsi que de tinter un glas inopiné, toutes les fois qu'elle n'était pas en couches. Nul ne s'entendait, comme ce petit bout d'homme, à disposer un massif de fleurs, à lui donner la forme de l'ovale traditionnel, ou les courbures et sinuosités congruentes à la disposition des allées, à la configuration générale du parterre. Avait-il pris au service des autels ce goût à distribuer les fleurs ainsi qu'en général tout motif d'ornement? Toujours est-il qu'il y valait les jardiniers les plus renommés et même, depuis un voyage qu'il avait fait au Jardin botanique de Saumur pour les serres de M. le baron de Roquencourt, il savait, par le moyen de plantes grasses ou de floraisons un peu touffues, inscrire dans une corbeille, en beaux caractères, soit le nom du propriétaire, soit quelque devise de choix judicieux. Il en inscrivait même en latin, ce dont il tirait vanité, et ce qui lui était arrivé pour le jardin du presbytère où toute la paroisse s'était rendue pour déchiffrer un Magnificat anima mea Dominum, en eupatoires, que l'on pouvait lire du pont en passant l'eau, du moins ceux qui avaient de bons yeux. Il était le jardinier ordinaire de M. Durosay.

Cinq cents mètres avant la grille des Veulottes, le petit tape-cul du docteur Grandier qui allait devant la voiture Durosay, ayant dû s'arrêter pour un léger accident aux rênes, on entendit les coups sourds du marteau-pilon surnommé «demoiselle», et l'on s'apprêta à rire à cause du singulier accouplement que devait faire le sacristain au corps d'araignée avec cet instrument lourdaud affublé d'un nom galant.

La Grand'Jeannette et les garçons de ferme qui se relevaient de la sieste quand les voitures arrivèrent, entouraient justement Lespingrelet de facéties. Lespingrelet étant de la ville ne dormait pas à midi. Quand donc est-ce qu'il dormait? À coup sûr pas la nuit: on comptait sa progéniture; on en oubliait toujours; il avait huit enfants vivants et cinq morts. Il avait vraiment la main heureuse, il ne ratait pas une bouture. L'aurait-on cru à le voir? On pouvait dire de lui comme du bon Dieu, qu'il faisait quelque chose avec rien. Il augmentait tout ce qu'il touchait. Madame Lespingrelet n'était donc point jalouse de la «demoiselle»? Quelques-uns la trouvaient plus grosse qu'hier.

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