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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)
Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)

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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Elle prit l'air très offensé et abrégea l'entrevue. Nous n'étions aucuns tentés de la renouveler. Elle prétendit que mon père avait contribué à lui faire donner l'ordre de partir; rien n'était plus faux. Si le gouvernement avait été stimulé par quelqu'un c'était plutôt par lady William Bentinck qui en était fort importunée. Lord William et monsieur Hill s'étaient soustraits à cet ennui.

Nous étions dans un état cruel. Rien n'est plus pénible que de se trouver à l'étranger, avec une position officielle, au milieu d'une pareille catastrophe, lorsqu'il faut montrer une sérénité qu'on n'éprouve pas. Personne n'entrait dans nos sentiments de manière à nous satisfaire. Les uns proclamaient les succès assurés de Bonaparte, les autres sa chute rapide devant les alliés et l'humiliation des armes françaises. Il était bien rare que les termes fussent assez bien choisis pour ne pas nous froisser. Aussi, dès que les événements, par leur gravité irrécusable, nous eurent délivrés du tourment de jouer la comédie d'une sécurité que nous n'avions pas conservée un seul instant, nous nous renfermâmes dans notre intérieur, d'où nous ne sortîmes plus.

Le marquis de Lur-Saluces, aide de camp de monsieur le duc d'Angoulême, arriva porteur de ses dépêches. Le prince chargeait mon père de demander au roi de Sardaigne le secours d'un corps de troupes qui serait entré par Antibes pour le rejoindre en Provence. Il venait d'obtenir un succès assez marqué au pont de la Drôme où, surtout, il avait déployé aux yeux des deux armées une valeur personnelle qui l'avait très relevé dans les esprits. Il sentait le besoin et la volonté d'agir vigoureusement. Quand une fois monsieur le duc d'Angoulême était tiré de sa funeste préoccupation d'obéissance passive, il ne manquait pas d'énergie. Il était moins nul que certaines niaiseries, dont on ferait un volume, donneraient lieu de le croire. C'était un homme très incomplet, mais non pas incapable.

Mon père fit préparer une voiture et partit avec monsieur de Saluces pour Turin. Nous avions appris par celui-ci l'envoi de mon frère en Espagne. Peu de jours après, le Moniteur contenait des lettres interceptées de monsieur le duc d'Angoulême à madame la duchesse d'Angoulême; elles disaient que le jeune d'Osmond en était porteur. Nous eûmes tout lieu de craindre qu'il eût été arrêté; cette vive inquiétude dura vingt-sept jours.

Les communications avec le Midi furent interrompues; nous ne savions ce qui s'y passait que par les gazettes de Paris qui parvenaient irrégulièrement. C'est de cette façon que nous apprîmes la défaite de monsieur le duc d'Angoulême, la convention faite avec lui et enfin son départ de Cette. Le nom de mon frère ne se trouvait nulle part; nous finîmes par recevoir des lettres de lui, écrites de Madrid. Il allait le quitter pour rejoindre son prince qu'il croyait en France et qu'après un long circuit il retrouva à Barcelone.

Monsieur le duc d'Angoulême avait eu le projet d'envoyer mon frère auprès de Madame, ainsi qu'il le lui disait dans sa lettre, puis il avait changé d'idée et l'avait expédié au duc de Laval, ambassadeur à Madrid. C'était là ce qui nous avait occasionné une inquiétude si grande et si justifiée dans ce premier moment de guerre civile où il était impossible de prévoir quel serait le sort des prisonniers et la nature des vengeances exercées de part et d'autre. La suite a prouvé que les colères étaient épuisées aussi bien que les passions et qu'il ne restait des premiers temps de la Révolution que la valeur et les intérêts personnels.

Murat avançait en Italie si rapidement que, déjà, on emballait à Turin. Nous avions bien le désir, ma mère et moi, d'aller y rejoindre mon père; il s'y refusait de jour en jour. La question d'économie devenait importante et se joignait à celle de sécurité pour ne pas faire un double voyage dans ce moment d'incertitude.

Les demandes de monsieur de Saluces avaient été plus que froidement accueillies par le gouvernement sarde. Elles n'auraient pu avoir de succès effectif, puisque la nouvelle de la catastrophe et de l'embarquement du prince arrivèrent promptement après. Mais, dès lors, mon père remarqua l'accueil embarrassé que lui fit le ministre et aperçut une disposition à écarter l'ambassadeur des affaires, tout en comblant le marquis d'Osmond de politesses.

Comme, dans le même temps, on repoussait tout secours autrichien ou anglais, il restait évident qu'on espérait négocier séparément et se maintenir en position de faire valoir sa neutralité à l'Empereur, s'il réussissait à s'établir. Bubna riait beaucoup de cette politique; il appelait le roi Victor l'Auguste allié de l'empereur Napoléon. Mon père n'était pas en situation d'en rire, mais lui aussi croyait à cette préoccupation du cabinet sarde.

Murat, ayant été battu à Occhiobello par les armées autrichiennes, cessa d'avancer, et nos arrêts furent levés. On annonça officiellement que l'arrivée de la reine de Sardaigne était remise indéfiniment; nous retournâmes à Turin.

Avant de quitter Gênes, je veux parler de deux individus que nous y vîmes passer. Le premier était l'abbé de Janson. Ayant appris le départ de l'île d'Elbe sur la côte de Syrie, où il se trouvait pèlerin de Jérusalem, il avait été si bien servi par les vents et par son activité qu'il était arrivé à Gênes dans un temps presque incroyable. Il n'y resta que deux heures pour s'informer des événements, retroussa sa soutane, enfourcha un bidet de poste et courut joindre monsieur le duc d'Angoulême.

Cet abbé, en costume ecclésiastique, parut fort ridicule aux soldats; mais lorsque, au combat du pont de la Drôme, on le vit allant jusque sous la mitraille relever les blessés sur ses épaules, leur porter des consolations et des secours de toute espèce, avec autant de sang-froid qu'un grenadier de la vieille garde, le curé (comme ils l'appelaient) excita leur enthousiasme au plus haut degré. L'abbé de Janson a depuis mis ce zèle au service de l'intrigue; on ne peut que le regretter. Devenu évêque de Nancy et un des membres le plus actif de la Congrégation si fatale à la Restauration, il s'est fait tellement détester qu'à la Révolution de 1830 il a été expulsé de sa ville épiscopale.

L'autre personne dont je veux noter le passage à Gênes est Henri de Chastellux. Âgé de 24 ou 25 ans, maître d'une fortune considérable, il était attaché à l'ambassade de Rome. Ce fut là qu'il apprit la trahison de son beau-frère, le colonel de La Bédoyère. Il en fut d'autant plus consterné qu'il aimait tendrement sa sœur et qu'il comprenait combien elle devait avoir besoin de consolation et de soutien, dans une pareille position, au milieu d'une famille aussi exaltée en royalisme que la sienne. Il obtint immédiatement un congé de son ambassadeur et, après avoir rangé ses papiers, fait ses malles, emballé ses livres et ses effets, il se jeta dans la carriole d'un voiturin avec lequel il avait fait marché pour le mener en vingt-sept jours à Lyon.

Les révolutions ne s'accommodent guère de cette allure. En arrivant à Turin, monsieur de Chastellux fut informé qu'il ne pouvait continuer sa route. Il vint à Gênes consulter mon père sur ce qu'il lui restait à faire. Il fut décidé qu'il irait rejoindre monsieur le duc d'Angoulême; mon père lui dit qu'il le chargerait de dépêches. En effet, deux heures après, un secrétaire alla les lui porter; il le trouva couché sur un lit, lisant Horace.

«Quand partez-vous?

– Je ne sais pas encore. Je n'ai pas pu m'arranger avec les patrons qu'on m'a amenés, j'en attends d'autres.

– Vous n'allez pas par la Corniche?

– Non, je compte louer une felouque.»

Le secrétaire rapporta les dépêches qu'on expédia par estafette.

Henri de Chastellux s'embarqua le lendemain matin; mais, ayant fait son arrangement pour coucher à terre toutes les nuits, il n'arriva à Nice que le cinquième jour. Il y recueillit des bruits inquiétants sur la position de monsieur le duc d'Angoulême, attendit patiemment leur confirmation et, au bout de dix à douze jours, nous le vîmes reparaître à Gênes, n'ayant pas poussé sa reconnaissance au delà de Nice.

Cette singulière apathie dans un jeune homme qui ne manque pas d'esprit et que sa situation sociale et ses relations de famille auraient dû stimuler si vivement dans cette circonstance, comparée à la prodigieuse activité d'un homme dont la robe aurait semblé l'en dispenser, nous parut un si singulier contraste que nous en fûmes très frappés et que j'en ai conservé la mémoire.

Mon père s'était mis en correspondance plus active avec le duc de Narbonne, ambassadeur à Naples, le duc de Laval, ambassadeur à Madrid, et le marquis de Rivière qui commandait à Marseille. Il leur faisait passer les nouvelles qui lui arrivaient de l'Allemagne et du nord de la France. La légation de Turin se trouvait fort dégarnie de secrétaires et d'attachés; mon père, en partant de Gênes, me chargea de ces correspondances. Cela se bornait à expédier le bulletin des nouvelles qui nous parvenaient, en distinguant celles qui étaient officielles des simples bruits dont nous étions inondés. Plusieurs de ces lettres furent interceptées et quelques-unes, je crois, imprimées dans le Moniteur.

La malveillance s'est saisie de cette puérile circonstance pour établir que je faisais l'ambassade. L'impatience que j'ai conçue de cette sottise m'a tenue volontairement dans l'ignorance des affaires diplomatiques que mon père a dû traiter depuis lors, et probablement plus que je ne l'aurais été sans cette ridicule invention. Car, je crois l'avoir déjà dit, la politique m'amuse; j'en fais volontiers en amateur, pour occuper mon loisir; et, comme je n'ai jamais eu le besoin de parler des affaires qu'on me confie, mon père me les aurait communiquées si je l'avais souhaité.

CHAPITRE V

Retour de Turin. – Monsieur de La Bédoyère. – Marche de Cannes. – L'empereur Napoléon. – Exposition du Saint-Suaire. – Retour de Jules de Polignac. – Il est fait prisonnier à Montmélian. – Prise d'un régiment à Aiguebelle. – Conduite du général Bubna. – Haine des piémontais contre les autrichiens. – Espérances du roi de Sardaigne.

Nous continuâmes à mener en Piémont la vie retirée que nous avions adoptée à Gênes. Mon père ne voulait rien changer à l'état ostensible de sa maison, mais les circonstances permettaient de réformer toutes les dépenses extraordinaires et la prudence l'exigeait. Notre seule distraction était de faire chaque jour de charmantes promenades dans la délicieuse colline qui borde le Pô, au delà de Turin, et s'étend jusqu'à Moncalieri.

Ce serait une véritable ressource si les chemins étaient moins désagréables; même à pied, il est difficile et très fatigant d'y pénétrer. Les sentiers qui servent de lit aux torrents, dans la saison pluvieuse, sont à pic et remplis de cailloux roulants. Le marcher en est pénible jusqu'à être douloureux, aussi les dames du pays ne s'y exposent-elles guère. On est dédommagé de ses peines par des points de vue admirables sans cesse variés et une campagne enchantée.

Nous apprîmes successivement les détails circonstanciés de ce qui s'était passé à Chambéry et à Grenoble. Tous les récits s'accordaient à montrer monsieur de La Bédoyère comme le plus coupable. Je prêtais d'autant plus de foi à la préméditation dont on l'accusait que je l'avais entendu, avant mon départ de Paris, tenir hautement les propos les plus bonapartistes et les plus hostiles à la Restauration.

La famille de sa femme (mademoiselle de Chastellux) avait commis la faute de le faire entrer presque de force au service du Roi; il avait eu la faiblesse d'accepter. Je ne voudrais pas préciser à quelle époque cette faiblesse était devenue de la trahison, mais il est certain que, lorsque à la tête de son régiment où il était arrivé depuis peu de jours, il se rendait de Chambéry à Grenoble, il dit à madame de Bellegarde, chez laquelle il s'arrêta pour déjeuner, qu'il ne formait aucun doute des succès de l'empereur Napoléon et qu'il les désirait passionnément. Au moment où il montait à cheval, il lui cria: «Adieu, madame, dans huit jours je serai fusillé ou maréchal d'Empire.»

Il paraissait avoir entraîné le mouvement des troupes qui se réunirent à l'Empereur et abusé de la faiblesse du général Marchand, entièrement dominé par lui. La reconnaissance de l'Empereur pour le service rendu ne fut pas portée à si haut prix qu'il l'avait espéré, mais ses prévisions ne furent que trop tristement accomplies dans l'autre alternative.

Il était impossible de n'être pas frappé de la grandeur, de la décision, de l'audace dans la marche et de l'habileté prodigieuse déployées par l'Empereur, de Cannes jusqu'à Paris. Il est peu étonnant que ses partisans en aient été électrisés et aient retrempé leur zèle à ce foyer du génie. C'est peut-être le plus grand fait personnel accompli par le plus grand homme des temps modernes; et ce n'était pas, j'en suis persuadée, un plan combiné d'avance. Personne n'en avait le secret complet en France; peut-être était-on un peu plus instruit en Italie. Mais l'Empereur avait beaucoup livré au hasard ou plutôt à son génie. La preuve en est que le commandant d'Antibes, sommé le premier, avait refusé d'admettre les aigles impériales. Leur vol était donc tout à fait soumis à la conduite des hommes qu'elles rencontreraient sur leur route, et la belle expression du vol de clocher en clocher, quoique justifiée par le succès, était bien hasardée. L'Empereur s'était encore une fois confié à son étoile et elle lui avait été fidèle, comme pour servir de flambeau à de plus immenses funérailles.

En arrivant à Paris, il apprit la déclaration de Vienne du 13 mars; il subit en même temps les froideurs et les réticences de la plupart des personnes qui, dans l'ordre civil, lui avaient été le plus dévouées. Son instinct gouvernemental comprit tout de suite que ces gens-là représentaient le pays beaucoup plus que les militaires. Peut-être aurait-il été tenté de le gouverner par le sabre, si ce sabre n'avait pas dû trouver un emploi plus que suffisant dans la résistance à l'étranger. Il ne pouvait donc écraser les idées constitutionnelles, si rapidement écloses en France, qu'en lâchant le frein aux passions populaires qui, sous le nom de liberté ou de nationalité, amènent promptement la plus hideuse tyrannie.

Rendons justice à l'Empereur; jamais homme au monde n'a eu plus l'horreur de pareils moyens. Il voulait un gouvernement absolu, mais réglé et propre à assurer l'ordre public, la tranquillité et l'honneur du pays. Dès que sa position lui fut complètement dévoilée, il désespéra de son succès, et le dégoût qu'il en conçut exerça peut-être quelque influence sur le découragement montré par lui lors de la catastrophe de Waterloo.

J'ai lieu de croire que, bien peu de jours après son arrivée aux Tuileries, il cessa de déployer l'énergie qui l'avait accompagné depuis l'île d'Elbe. Peut-être, s'il avait retrouvé dans ses anciens serviteurs civils le même enthousiasme que dans les militaires, il aurait mieux accompli la tâche gigantesque qu'il s'était assignée; peut-être aussi était-elle impossible.

Je retournai à Turin. Le Pape nous y avait précédés; sa présence donna lieu à une cérémonie assez curieuse, à laquelle nous assistâmes.

Le Piémont possède le Saint-Suaire. La chrétienté attache un tel prix à cette relique que le Pape en a seul la disposition. Elle est enfermée dans une boîte en or, renfermée dans une de cuivre, renfermée… enfin il y en a sept, et les sept clefs qui leur appartiennent sont entre les mains de sept personnes différentes. Le Pape conserve la clef d'or. Le coffre est placé dans une magnifique chapelle d'une superbe église, appelée du Saint-Suaire. Des chanoines, qui prennent le même nom, la desservent. La relique n'est exposée aux regards des fidèles que dans les circonstances graves et avec des cérémonies très imposantes. Le Pape envoie un légat tout exprès, chargé d'ouvrir le coffre et de lui rapporter la clef.

La présence du Saint-Père à Turin et l'importance des événements inspirèrent le désir de donner aux soldats, à la population et au Roi la satisfaction d'envisager cette précieuse relique.

Malgré les espérances que le gouvernement sarde conservait, in petto, d'obtenir de tous les côtés la reconnaissance de sa neutralité, il avait levé rapidement des troupes considérables et très belles sous le rapport des hommes. On réunit les nouveaux corps sur la place du château, et, après que le Pape eut béni leurs jeunes drapeaux, on procéda au déploiement du Saint-Suaire.

Le Roi et sa petite Cour, les catholiques du corps diplomatique, les chevaliers de l'Annonciade, les autres excellences, les cardinaux et les évêques étaient seuls admis dans la pièce où se préparait la cérémonie. Nous n'étions pas plus de trente, ma mère, madame Bubna et moi seules de femmes; aussi étions-nous parfaitement bien placées.

Le coffre fut apporté par le chapitre qui en a la garde. Chaque boîte fut ouverte successivement, le grand personnage qui en conserve la clef la remettant à son tour, et un procès-verbal constatant l'état des serrures longuement et minutieusement rédigé. Ceci se passait comme une levée de scellé, et sans aucune forme religieuse, seulement le cardinal qui ouvrait les serrures récitait une prière à chaque fois.

Lorsqu'on fut arrivé à la dernière cassette, qui est assez grande et paraît toute brillante d'or, les oraisons et les génuflexions commencèrent. Le Pape s'approcha d'une table où elle fut déposée par deux des cardinaux; tout le monde se mit à genoux, et il y eut beaucoup de formes employées pour l'ouvrir. Elles auraient été mieux placées dans une église que dans un salon où cette pantomime, vue de trop près, manquait de dignité.

Enfin le Pape, après avoir approché et retiré ses mains plusieurs fois, comme s'il craignait d'y toucher, tira de la boîte un grand morceau de grosse toile maculée. Il la porta, accompagné du Roi qui le suivait immédiatement et entouré des cardinaux, sur le balcon où il la déploya. Les troupes se mirent à genoux aussi bien que la population qui remplissait les rues derrière elles. Toutes les fenêtres étaient combles de monde; le coup d'œil était beau et imposant.

On m'a dit qu'on voyait assez distinctement les marques ensanglantées de la figure, des pieds, des mains et même de la blessure sur le saint Linceul. Je n'ai pu en juger, me trouvant placée à une fenêtre voisine de celle où était le Pape. Il l'exposa en face, à droite et à gauche; le silence le plus solennel dura pendant ce temps. Au moment où il se retira, la foule agenouillée se releva en poussant de grandes acclamations; le canon, les tambours, les vivats annoncèrent que la cérémonie était finie. Rentré dans le salon, on commença les oraisons.

Le Saint-Père eut la bonté de nous faire demander, par le cardinal Pacca, si nous voulions faire bénir quelque objet et le faire toucher au Saint-Suaire. N'ayant pas prévu cette faveur, nous n'étions munies d'aucun meuble convenable. Cependant nous donnâmes nos bagues et de petites chaînes que nous portions au col. Le Pape n'y fit aucune objection et nous jeta un coup d'œil plein d'aménité et de bonté paternelle. Nous venions de le voir souvent à Gênes. Lui seul et le cardinal, qu'il avait dû nommer légat exprès pour l'occasion, avaient le droit de toucher au Saint-Suaire même. Ils eurent assez de peine à le replier, mais personne ne pouvait leur offrir assistance.

La première boîte fermée, le Pape en prit la clef, puis les cardinaux la placèrent dans la seconde enveloppe. Cette cérémonie faite, le Pape, le Roi et les personnes invitées passèrent dans une pièce où on avait préparé un déjeuner ou plutôt des rafraîchissements, car il n'y avait pas de table mise. Les deux souverains y distribuèrent leurs politesses. On attendit que la clôture de tous les coffres fût terminée et que les chanoines eussent repris processionnellement le chemin de l'église, puis chacun se retira.

Je ne me rappelle pas si Jules de Polignac assistait à cette cérémonie, mais, vers ce temps, il arriva porteur de pleins pouvoirs de Monsieur, nommé par le roi Louis XVIII lieutenant général du royaume. Il prétendait être en mesure de lever une légion française, à cocarde blanche, sur le territoire sarde, mais le gouvernement ne voulut du tout y consentir. Il obtint à grand'peine la permission de s'établir sur la frontière pour surveiller de plus près les relations qu'il conservait dans le Midi. Il s'installa chez un curé des Bauges. Il était en correspondance presque journalière avec mon père et lui racontait toutes les pauvretés imaginables.

Les renseignements que mon père recevait d'ailleurs lui faisaient prévoir des hostilités prochaines. Il avertit Jules de prendre garde à sa sûreté; celui-ci répondit, en date du 15 juin, qu'il était sûr d'être averti au moins dix jours avant l'ouverture de la campagne qui ne pouvait pas commencer avant quatre ou cinq semaines. En le remerciant de sa sollicitude, il le priait d'être en pleine sécurité, car il était sûr d'être informé plus tôt et mieux que personne.

Le même courrier apportait une lettre du curé (car c'étaient toujours des curés!) de Montmélian qui avertissait mon père qu'après avoir porté sa lettre à la poste, Jules était revenu au presbytère pour prendre son cheval, qu'au moment où il mettait le pied à l'étrier la maison avait été investie par une compagnie de soldats français, entrés dans la ville sans coup férir, et que Jules avait été fait prisonnier. Le curé en était d'autant plus inquiet que la selle portait des sacoches remplies d'une correspondance qui compromettait Jules et tous ses affiliés.

Le curé avait fait porter sa lettre, à travers les montagnes, à un bureau non encore occupé; cependant celle de Jules, timbrée de Montmélian, arriva également. C'est encore une occasion où l'imprévoyance dont ce pauvre monsieur de Polignac paraît si éminemment doué lui a été fatale. Elle est toujours accompagnée d'une confiance en lui-même poussée à un degré fabuleux. Comme il joint à cette outrecuidance une grande témérité, un courage très remarquable, souvent éprouvé, rien ne l'avertit du danger; il s'y précipite en aveugle. Mais il faut lui rendre cette justice, qu'une fois arrivé, il le considère sans faiblesse et subit les conséquences de ses fautes avec une force d'âme peu commune.

Nous fûmes consternés en le sachant prisonnier. La douceur de ses mœurs, l'urbanité de son langage le rendent fort attachant dans la vie privée. J'oubliai alors que je l'accusais toujours d'être conduit par l'ambition et de faire du prie-Dieu un marchepied pour ne plus me rappeler que l'homme facile et obligeant avec lequel j'étais liée depuis notre mutuelle enfance, et je pleurai amèrement sur son sort. Il était impossible de prévoir comment la politique de l'Empereur l'engagerait à traiter les prisonniers dans la catégorie de Jules, et lui surtout, que la Restauration avait arraché à la captivité du régime impérial, se trouvait dans un prédicament tout à part et périlleux.

Mon père se mit fort en mouvement pour se procurer de ses nouvelles; il fut longtemps sans pouvoir y réussir. Toutefois, il obtint une déclaration de tous les ministres, résidant à Turin, qui annonçait des représailles de la part de leurs souverains si monsieur de Polignac était traité autrement qu'en prisonnier de guerre. Le cabinet sarde fut le plus récalcitrant, mais consentit enfin à signer le dernier.

Ces démarches se trouvèrent inutiles. Le maréchal Suchet se souciait peu de s'illustrer par cette conquête. Il fit mettre monsieur de Polignac au fort Barraux, lui conseilla de se tenir parfaitement tranquille et eut l'air de l'y oublier, tout en l'y faisant très bien traiter. On lui manda de l'envoyer à Paris; il n'en tint compte. Je ne sais s'il aurait pu prolonger longtemps cette bienveillante indifférence, mais les événements marchèrent vite.

Le gouvernement piémontais avait si complètement partagé la sécurité de Jules qu'au même moment où les français s'emparaient de Montmélian, un autre corps, traversant la montagne, enlevait à Aiguebelle un beau régiment piémontais qui faisait tranquillement l'exercice avec des pierres de bois à ses fusils. Ce qu'il y a de plus piquant dans cette aventure c'est que la même chose était arrivée, au même lieu et de la même façon, au début de la guerre précédente.

L'émoi fut grand à Turin. On nomma vite monsieur de Saint-Marsan ministre de la guerre, quoiqu'il eût servi sous le régime français. On réclama les secours autrichiens avec autant de zèle qu'on en avait mis à les refuser jusque-là. Mais le général Bubna déclara à monsieur de Valese qu'il fallait porter la peine de son obstination; il l'avertissait depuis longtemps que les hostilités étaient prêtes à éclater et que les négociations occultes et personnelles avec le gouvernement français, pour établir sa neutralité, seraient sans succès. Il n'avait pas voulu le croire; maintenant il le prévenait formellement que, si les français s'étaient emparés du Mont-Cenis avant qu'il pût l'occuper, ce qui lui paraissait fort probable, il retirerait ses troupes en Lombardie et abandonnerait le Piémont.

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