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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)
Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Monsieur le Dauphin avoua ne désirer le savoir que pour le communiquer à sa sœur Adélaïde, et dit y renoncer. Le Roi lui répliqua qu'il faisait d'autant mieux que ce secret, auquel il tenait parce qu'on le lui avait fait jurer, n'avait jamais été d'une grande importance et n'avait plus alors aucun intérêt. Il ajouta qu'il n'y avait plus que deux hommes vivants qui en fussent instruits, lui et monsieur de Machault.

La princesse apprit aussi à mon père comment monsieur de Maurepas s'était fait ministre.

À la mort de Louis XV, ses filles, qui l'avaient soigné pendant sa petite vérole, devaient, selon l'inexorable étiquette, être séparées du nouveau Roi. Celui-ci, à qui son père le Dauphin avait recommandé de toujours prendre les conseils de sa tante Adélaïde, lui écrivit pour lui demander à qui il devait confier le soin de ce royaume qui lui tombait sur les bras. Madame Adélaïde lui répondit que monsieur le Dauphin n'aurait pas hésité à appeler monsieur de Machault. On expédia un courrier à monsieur de Machault.

Nouveau billet du Roi: Que fallait-il décider pour les funérailles? quelles étaient les étiquettes? à qui s'adresser? Réponse de madame Adélaïde: Personne n'était plus propre par ses souvenirs et ses traditions que monsieur de Maurepas à se charger de ces détails. Le courrier pour monsieur de Machault n'était pas encore parti. La terre de monsieur de Machault est à trois lieues au delà de Pontchartrain, par des chemins alors affreux. On le chargea de remettre en passant la lettre pour monsieur de Maurepas.

Le vieux courtisan, ennuyé de son exil, arriva immédiatement. Le Roi l'attendait avec impatience; il le fit entrer dans son cabinet. Pendant qu'il s'entretenait avec lui, on vint avertir que le conseil était assemblé. L'usage voulait que chaque ministre fût averti chaque fois par l'huissier. Le manque de cette formalité fermait l'entrée du conseil; c'était l'équivalent d'un renvoi. L'huissier du conseil, voyant monsieur de Maurepas dans cette intimité avec le nouveau Roi et sachant qu'il avait été mandé, le regarda en hésitant; le Roi ne dit rien, mais se troubla. Monsieur de Maurepas salua comme s'il avait reçu le message; le Roi passa sans oser lui dire adieu. Monsieur de Maurepas suivit, s'assit au conseil et gouverna la France pendant dix ans.

Lorsque monsieur de Machault arriva, quelques heures après, la place était prise. Le Roi lui dit quelques lieux communs, lui adressa des compliments et le laissa repartir. Madame Adélaïde s'affligea, se plaignit, mais elle et son neveu étaient Bourbon, comme elle disait, et n'avaient assez d'énergie, ni pour résister aux volontés des autres, ni pour s'y associer pleinement.

Si Thoiry avait été en deça de Pontchartrain, peut-être n'y aurait-il pas eu de révolution en France. Monsieur de Machault était un homme sage, qui aurait su tirer meilleur parti des vertus de Louis XVI que le courtisan spirituel, mais léger et immoral, auquel il confia son sort. Ce n'est pas que monsieur de Maurepas ne fût l'homme qui convînt le mieux aux goûts, si ce n'est aux besoins du moment.

J'ai dit que, dans ce temps, avec de l'esprit, on faisait tout passer; l'esprit jouait alors le rôle qu'on accorde au talent aujourd'hui. Je veux rapporter quelques-unes des anecdotes que j'ai entendu raconter à ma mère qui poussait la moralité jusqu'à la pruderie, sans que, bien des années après, ces faits lui parussent autre chose qu'une malice spirituelle.

Le vicomte de Ségur, l'homme le plus à la mode de ce temps, faisait d'assez jolis petits vers de société dont sa position dans le monde était le plus grand mérite. Monsieur de Thiard, impatienté et peut-être jaloux de ses succès, fit à son tour une pièce de vers où il conseillait à monsieur de Ségur d'envoyer ses ouvrages au confiseur, ayant, disait-il, prouvé qu'il avait tout juste l'esprit qu'on peut mettre dans une pastille. Monsieur de Ségur affecta de rire de cette épigramme, mais résolut de s'en venger.

Or, il y avait en Normandie une madame de Z… très belle personne, habitant son château, y vivant décemment avec son mari et jouissant d'une assez grande considération, malgré ses rapports avec monsieur de Thiard qu'on disait fort intimes et qui duraient depuis plusieurs années. Celui-ci passait pour l'aimer passionnément. Le vicomte profita de son crédit; son père était ministre de la guerre, fit envoyer son régiment en garnison dans la ville voisine du château de madame de Z… joua son rôle parfaitement, feignit une passion délirante et, après des assiduités qui durèrent plusieurs mois, parvint à plaire et enfin à réussir.

Bientôt madame de Z… se trouva grosse; son mari était absent et même monsieur de Thiard. Elle annonça au vicomte son malheur. La veille encore, il lui témoignait le plus ardent amour; mais, ce jour-là, il lui répondit que son but était atteint, qu'il ne s'était jamais soucié d'elle. Seulement, il avait voulu se venger du sarcasme de monsieur de Thiard, et lui montrer que son esprit était propre à autre chose qu'à faire des distiques de confiseur. En conséquence, il lui baisait les mains, elle n'entendrait plus parler de lui. En effet, il partit sur-le-champ pour Paris, racontant son histoire à qui voulait l'entendre.

Madame de Z… honnie de son mari, déshonorée dans sa province, brouillée avec monsieur de Thiard, mourut en couches. Monsieur de Z… fut obligé de reconnaître ce malheureux enfant que nous avons vu dans le monde, madame Léon de X… et que l'esprit d'intrigue qu'elle possédait rendait bien digne de son père. Jamais le vicomte de Ségur n'a pu s'apercevoir qu'une pareille aventure, dont il se vantait tout haut, choquât qui que ce soit.

Voici un autre genre:

Monsieur de Créqui sollicitait une grâce de la Cour, et, en conséquence, faisait la sienne à monsieur et à madame de Maurepas. Une de ses obséquiosités était de faire chaque soir la partie de la vieille et très ennuyeuse madame de Maurepas; aussi elle le soutenait vivement, et ses importunités avaient crédit sur monsieur de Maurepas. Le jour même où la grâce fut obtenue, monsieur de Créqui vint chez madame de Maurepas. Madame de Flamarens, nièce de madame de Maurepas et qui faisait les honneurs de la maison, offrit une carte à monsieur de Créqui, comme à l'ordinaire. Celui-ci, s'inclinant, répondit avec un sérieux de glace: «Je vous fais excuse, je ne joue jamais.» Et, en effet, il ne fit plus la partie de madame de Maurepas. Cette bassesse, couverte par le piquant de la forme, ne blessa point, et personne n'en riait de meilleur cœur que le vieux ministre.

Monsieur de Maugiron était colonel d'un superbe régiment, mais il avait l'horreur, ou plutôt l'ennui de tout ce qui était militaire, et passait pour n'être pas très brave. Un jour, à l'armée, les grenadiers de France où il avait anciennement servi, chargèrent dans une circonstance assez dangereuse. Monsieur de Maugiron se mit volontairement dans leurs rangs, et se conduisit de façon à se faire remarquer. Le lendemain, à dîner, les officiers de son régiment lui en firent compliment: «Mon Dieu, messieurs, vous voyez bien que, lorsque je veux, je m'en tire comme un autre. Mais cela me paraît si désagréable et surtout si bête que je me suis bien promis que cela ne m'arriverait plus. Vous m'avez vu au feu; gardez-en bien la mémoire, car c'est la dernière fois.»

Il tint parole. Quand son régiment chargeait, il se mettait de côté, souhaitait bon voyage à ses officiers et disait bien haut: «Regardez donc ces imbéciles qui vont se faire tuer.» Malgré cela, monsieur de Maugiron n'était pas un mauvais officier; son régiment était bien tenu, se conduisait toujours à merveille dans toutes les affaires, et ce bizarre colonel y était aimé et même considéré.

C'est à lui que sa femme, très spirituelle personne, écrivait cette fameuse lettre:

«Je vous écris parce que je ne sais que faire et je finis parce que je ne sais que dire.

«Sassenage de Maugiron,bien fâchée de l'être.»

On ne savait pas se refuser une repartie spirituelle. Le maréchal de Noailles s'était très mal montré à la guerre, et sa réputation de bravoure en était restée fort suspecte. Un jour où il pleuvait, le Roi demanda au duc d'Ayen si le maréchal viendrait à la chasse. «Oh! que non, Sire, mon père craint l'eau comme le feu.» Ce mot eut le plus grand succès.

Je n'ai voulu rapporter ces divers faits, faciles à multiplier, que pour prouver combien dans ces temps qu'on nous représente plus moraux que les nôtres, dans ces temps où la société était, disait-on, un tribunal dont tout le monde ressortissait, l'esprit et surtout l'impudence suffisaient pour éviter les sentences qu'elle aurait portées probablement contre des torts moins spirituellement affichés.

J'ai dit que madame de Civrac était dame d'honneur de madame Victoire. Sa vie est un roman.

Mademoiselle Monbadon, fille d'un notaire de Bordeaux, avait atteint l'âge de vingt-cinq ans. Elle était grande, belle, spirituelle et surtout ambitieuse. Elle fut recherchée en mariage par un hobereau du voisinage qui s'appelait monsieur de Blagnac. Il était garde du corps. Cet homme était pauvre, fort rustre, incapable d'apprécier son mérite, mais désirait partager une très petite fortune qu'elle devait hériter de son père. La personne qui traitait le mariage fit valoir la naissance de monsieur de Blagnac; il était de la maison de Durfort. Mademoiselle Monbadon se fit apporter les papiers et, satisfaite de cette inspection, épousa monsieur de Blagnac.

Ajoutant un léger bagage au portefeuille où elle enferma les parchemins généalogiques, elle s'embarqua dans la diligence, avec son mari, et arriva à Paris. Sa première visite fut pour Chérin; elle lui remit ses papiers, le pria de les examiner scrupuleusement. Quelques jours après, elle revint les chercher et obtint l'assurance que la filiation de monsieur de Blagnac avec la branche de Durfort-Lorge était complètement établie. Elle s'en fit délivrer le certificat, et commença à se faire appeler Blagnac de Civrac. Elle écrivit au vieux maréchal de Lorge pour lui demander une entrevue. Elle lui dit très modestement n'être qu'en passant à Paris; elle croyait que son mari avait l'honneur de lui appartenir. De si loin que ce pût être, c'était un si grand honneur, un si grand bonheur qu'elle ne voulait pas retourner dans l'obscurité de sa province sans l'avoir réclamé. Si elle osait pousser sa prétention jusqu'à être reçue une fois par madame la maréchale, sa reconnaissance serait au comble. Le maréchal se laissa prendre à ces paroles doucereuses, sans trop reconnaître la parenté sur laquelle elle n'insista pas. Elle fut admise à faire une visite. Elle s'y conduisit adroitement. Elle obtint la permission de revenir pour prendre congé, elle revint. Le départ était retardé, elle revint encore. Elle ne partit pas du tout. Bientôt la maréchale en raffola; assise sur un petit tabouret à ses pieds, elle travaillait à la même tapisserie et devint habituée de la maison. Le mari ne paraissait guère. Un jour, son crédit étant déjà établi, elle entendit parler légèrement de l'état de garde du corps; elle leva la tête avec une mine étonnée. Quand elle fut seule avec les de Lorge, elle dit: «Monsieur le maréchal, j'ai peur que, dans notre ignorance provinciale, nous ne soyons coupables d'un grand tort envers vous, puisqu'un de vos parents est garde du corps. Cela est donc inconvenant?» Monsieur de Lorge répondit amicalement, mais en déclinant doucement la parenté. «Mon Dieu, dit-elle, je n'entends rien à tout cela, mais je vous apporterai les papiers de mon mari.» En effet, elle apporta les papiers bien en règle et le certificat de Chérin. Il n'y avait rien à dire contre; et d'ailleurs, on n'en avait plus envie.

Le mari fut retiré des gardes du corps, placé dans un régiment et envoyé en garnison. La femme eut un petit entresol à l'hôtel de Lorge. Le maréchal de Lorge n'avait pas de fils. Le maréchal de Duras n'en avait qu'un qui déjà promettait d'être un détestable sujet. La grossesse de madame de Blagnac commença à être soignée; le petit tabouret devint un fauteuil. Bientôt on ne l'appela plus que madame de Civrac, second titre de la branche de Lorge. Enfin, au bout de peu de mois, elle était si bien impatronisée dans la maison qu'elle y disposait de tout, mais en conservant toujours les égards les plus respectueux pour monsieur et madame de Lorge. Les Duras partagèrent l'engouement qu'elle inspirait.

Lorsque la maison de madame Victoire fut formée, elle fut nommée une de ses dames; bientôt elle devint sa favorite, puis sa dame d'honneur. Elle fut, à cette occasion, nommée duchesse de Civrac.

Elle avait toujours conservé les meilleurs rapports avec son mari qu'elle comblait de marques de considération, mais qui était trop butor pour pouvoir en tirer parti quand il était présent. Elle réussit à le faire nommer ambassadeur à Vienne; il eut la bonne grâce d'y mourir promptement. C'est la seule preuve d'intelligence qu'il eût donnée de sa vie. Il la laissa mère de trois enfants, un fils, depuis duc de Lorge et héritier de la fortune de cette branche des Durfort, et deux filles, mesdames de Donissan et de Chastellux.

Madame de Civrac, aussi habile que spirituelle, dès qu'elle fut parvenue à cette haute fortune, voulut patroniser à son tour. Elle se fit la protectrice de la ville de Bordeaux. Tout ce qui en arrivait était sûr de trouver appui auprès d'elle, et elle réussit par là à changer la situation de sa propre famille. Les Monbadon devinrent petit à petit messieurs de Monbadon. Son neveu entra au service, fut nommé colonel et finit par être presque un seigneur de la Cour. C'est après ce succès, dans l'apogée de sa grandeur, qu'elle se trouvait aux eaux des Pyrénées. On y reçut une liste de promotions de colonels. Madame de Civrac s'étendit fort sur l'inconvenance des choix. Une vieille grande dame de province lui répondit: «Que voulez-vous, madame la duchesse, chacun a son badon

Tout avait réussi à l'ambitieuse madame de Civrac, mais elle était insatiable. Déjà fort malade, elle croyait avoir amené à un terme prochain le mariage de son fils, le duc de Lorge, avec mademoiselle de Polignac dont la mère était alors toute-puissante, et y mettait pour condition la place de capitaine des gardes pour ce fils tout jeune encore. Au moment de conclure, madame de Gramont, également intrigante, alla sur ses brisées. Elle avait auprès de la Reine le mérite d'avoir été exilée par Louis XV pour une insolence faite à madame Dubarry. Ses prétentions étaient soutenues par les Choiseul; la Reine donna la préférence à son fils et fit pencher la balance.

Madame de Civrac apprit subitement que le jeune Gramont, sous-lieutenant dans un régiment, était arrivé à Versailles, qu'il était créé duc de Guiche, capitaine des gardes, et que son mariage avec mademoiselle de Polignac était déclaré. Elle en eut une telle colère que son sang s'enflamma, et, en quarante-huit heures, elle expira d'une maladie qui n'annonçait pas une terminaison aussi rapide. Madame Victoire, très affligée de cette perte, promit à la mère de nommer madame de Chastellux sa dame d'honneur. Madame de Donissan était déjà sa dame d'atours.

Cette madame de Donissan, qui vit encore à l'âge de quatre-vingt-douze ans, est la mère de madame de Lescure. Toutes deux ont acquis une honorable et triste célébrité dans la première guerre de la Vendée à laquelle elles ont pris la part la plus active, sans sortir du caractère de leur sexe. Les mémoires de madame de Lescure sur ces événements racontent d'une façon aussi touchante que véridique la gloire et les malheurs de cette campagne. Ils ont été rédigés par monsieur de Barante, sur les récits de madame de Lescure (devenue madame de La Rochejaquelein), pendant qu'il était préfet du Morbihan.

CHAPITRE III

Mon enfance. – Belle poupée. – Bonté du Roi. – Commencement de la Révolution. – Ouverture des États généraux. – Départ de monsieur le comte d'Artois. – Le 6 octobre 1789. – Voyage en Angleterre. – Madame Fitzherbert. – Boucles du prince de Galles. – Séjour à la campagne. – Princesses d'Angleterre

J'ai été littéralement élevée sur les genoux de la famille royale. Le Roi et la Reine surtout me comblaient de bontés. Dans un temps où, comme je l'ai déjà dit, les enfants étaient mis en nourrice, puis en sevrage, puis au couvent, où, vêtus en petites dames et en petits messieurs, ils ne paraissaient que pour être gênés, maussades et grognons, avec mon fourreau de batiste et une profusion de cheveux blonds qui ornaient une jolie petite figure, je frappais extrêmement. Mon père s'était amusé à développer mon intelligence, et l'on me trouvait très sincèrement un petit prodige. J'avais appris à lire avec une si grande facilité qu'à trois ans je lisais et débitais pour mon plaisir et même, dit-on, pour celui des autres, les tragédies de Racine.

Mon père se plaisait à me mener au spectacle à Versailles. On m'emmenait après la première pièce pour ne pas me faire veiller, et je me rappelle que le Roi m'appelait quelquefois dans sa loge pour me faire raconter la pièce que je venais de voir. J'ajoutais mes réflexions qui avaient ordinairement grand succès. À la vérité, au milieu de mes remarques littéraires, je lui disais un jour avoir bien envie de lui demander une faveur, et, encouragée par sa bonté, j'avouais convoiter deux des plus petites pendeloques des lustres pour me faire des boucles d'oreilles, attendu qu'on devait me percer les oreilles le lendemain.

Je me rappelle, par la joie que j'en ai ressentie, une histoire de la même nature. Madame Adélaïde, qui me gâtait de tout son cœur, me faisait dire un jour un conte de fée de mon invention. La fée avait donné à la princesse un palais de diamants, avec les magnificences qui s'ensuivent, et enfin, pour les combler toutes, l'héroïne avait trouvé dans un secrétaire d'escarboucle un trésor de cent six francs. Madame Adélaïde fit son profit de cette histoire, et, après avoir mis toute la grâce possible à en obtenir la permission de ma mère, elle me fit trouver dans mon petit secrétaire, qui n'était pourtant, pas d'escarboucle, cent pièces de six francs, avec un papier sur lequel était écrit cent six francs pour Adèle, ainsi qu'il en avait été usé pour la princesse du conte. Je ne suis pas bien sûre que je susse compter jusqu'à cent, mais je me rappelle encore mon saisissement à cette vue.

Mes parents avaient fini par passer tout l'été à Bellevue; ma chambre était au rez-de-chaussée, sur la cour. Madame Adélaïde faisait journellement de très grandes promenades pour aller inspecter ses ouvriers. Elle m'appelait en passant; on me mettait mon chapeau, j'escaladais la fenêtre et je partais avec elle, sans bonne. Elle était toujours suivie d'un assez grand nombre de valets et d'une petite carriole attelée d'un cheval et menée à la main, dans laquelle elle n'entrait jamais mais que j'occupais souvent. Cependant, j'aimais encore mieux courir auprès d'elle et lui faire ce que j'appelais la conversation. J'avais pour rival et pour ami un grand barbet blanc, extrêmement intelligent, qui était aussi des promenades. Quand il se trouvait un peu de boue dans le chemin, on le mettait dans un grand sac de toile et deux hommes attachés à son service le portaient. Pour moi, j'étais très fière de savoir choisir mon chemin sans me crotter comme lui.

Rentrés au château, je disputais à Vizir sa niche de velours rouge qu'il me laissait plus volontiers usurper qu'il ne m'abandonnait les gaufres qu'on écrasait pour nous sur le parquet. Souvent, la bonne princesse se mettait à quatre pattes et courait avec nous pour rétablir la paix ou pour obtenir le prix de la course. Je la vois encore avec sa grande taille sèche, sa robe violette (c'était l'uniforme de Bellevue) à plis, son bonnet à papillon, et deux grandes dents, les seules qui lui restassent. Elle avait été très jolie mais, à cette époque, elle était bien laide et me paraissait telle.

Madame Adélaïde me fit faire à grands frais une magnifique poupée, avec un trousseau, une corbeille, des bijoux, entre autres une montre de Lépine que j'ai encore, et un lit à la duchesse où j'ai couché à l'âge de sept ans, ce qui donne la proportion de la taille. L'inauguration de la poupée fut une fête pour la famille royale. Elle vint dîner à Bellevue. En sortant de table, on m'envoya chercher. Les deux battants s'ouvrirent, et la poupée arriva traînée sur son lit et escortée de tous ses accessoires. Le Roi me tenait par la main:

«Pour qui est tout cela, Adèle?

– Je crois bien que c'est pour moi, Sire.»

Tout le monde se mit à jouer avec ma nouvelle propriété. On voulut me faire remplacer la poupée dans le lit, et la Reine et madame Élisabeth, à genoux des deux côtés, s'amusèrent à le faire, avec des éclats de joie de leur habileté à tourner les matelas. Hélas! les pauvres princesses ne pensaient guère que, bien peu d'années après, c'était en 1788, elles seraient réduites à faire leur propre lit. Combien une prophétie pareille eût paru extravagante!

Tous ces souvenirs me sont encore présents: non que j'attachasse aucun prix aux grandeurs des personnes, j'y étais trop accoutumée, mais parce qu'elles me gâtaient beaucoup et me procuraient toutes les douceurs et les petits plaisirs auxquels les enfants sont sensibles.

Je rencontrais souvent le Roi dans les jardins de Versailles et, du plus loin que je l'apercevais, je courais toujours à lui. Un jour, je manquai à cette habitude; il me fit appeler. J'arrivai tout en larmes.

«Qu'avez-vous ma petite Adèle?

– Ce sont vos vilains gardes, Sire, qui veulent tuer mon chien, parce qu'il court après vos poules.

– Je vous promets que cela n'arrivera plus.»

Et, en effet, il y eut une consigne donnée avec ordre de laisser courir le chien de mademoiselle d'Osmond après le gibier.

Mes succès n'étaient pas moins grands auprès de la jeune génération. Monsieur le Dauphin, mort à Meudon, m'aimait extrêmement et me faisait sans cesse demander pour jouer avec lui, et monsieur le duc de Berry se faisait mettre en pénitence parce qu'au bal il ne voulait danser qu'avec moi. Madame et monsieur le duc d'Angoulême me distinguaient moins.

Les malheurs de la Révolution mirent un terme à mes succès de Cour. Je ne sais s'ils ont agi sur moi dans le sens d'un remède homéopathique, mais il est certain que, malgré ce début de ma vie, je n'ai jamais eu l'intelligence du courtisan, ni le goût de la société des princes. Les événements étaient devenus trop sérieux pour qu'on pût s'amuser des gentillesses d'un enfant; 1789 était arrivé.

Mon père ne se méprit pas sur la gravité des circonstances. La cérémonie de l'ouverture des États généraux fut solennelle et accompagnée de magnificences qui attirèrent à Versailles des étrangers de toutes les parties de l'Europe. Ma mère, parée en grand habit de Cour, fit prévenir mon père qu'elle allait partir. Ne le voyant pas arriver, elle entra chez lui, et le trouva en robe de chambre.

«Mais dépêchez-vous donc, nous serons en retard.

– Non, car je n'y vais pas; je ne veux pas aller voir ce malheureux homme abdiquer.»

Le soir, madame Adélaïde parlait du beau coup d'œil de la salle. Elle s'adressa à mon père pour quelques questions de détail; il lui répondit qu'il l'ignorait.

«Où étiez-vous donc placé?

– Je n'y étais pas, Madame.

– Vous étiez donc malade?

– Non, Madame.

– Comment, lorsqu'on est venu de si loin pour assister à cette cérémonie, vous ne vous êtes pas donné la peine de traverser une rue.

– C'est que je n'aime pas les enterrements, Madame, et pas plus celui de la monarchie que les autres.

– Et moi, je n'aime pas qu'à votre âge on se croie plus habile que tout le monde.»

Et la princesse tourna les talons.

Il ne faudrait pas conclure de ceci que mon père ne voulût aucune concession. Au contraire, il était persuadé que l'esprit du temps en demandait impérieusement, mais il les désirait faites avec un plan concerté d'avance; il les voulait larges et données, non pas arrachées. Il voyait ouvrir les États généraux avec une mortelle angoisse, parce que, initié aux vagues volontés de chacun, il savait que personne n'avait fixé le but auquel il devait s'arrêter, soit en exigences, soit en concessions. De plus, il n'avait point confiance en monsieur Necker. Il le croyait disposé à placer le Roi sur une pente, sans avoir l'intention de l'y précipiter, mais avec l'orgueilleuse pensée que lui seul pouvait l'arrêter, et qu'ainsi il se rendait nécessaire.

La colère de madame Adélaïde n'attendit pas longtemps les événements pour se calmer.

Un jour, j'étais à jouer chez les petites de Guiche; on vint me chercher beaucoup plus tôt que de coutume. Au lieu du domestique ordinairement chargé du soin de me porter, je trouvai le valet de chambre de confiance de mon père. J'avais une bonne anglaise qui parlait mal français; on lui remit un billet de ma mère. Pendant qu'elle le lisait, je rentrai dans la chambre de mes petites compagnes et déjà tout y était sans dessus dessous: on pleurait et on commençait des paquets. On m'enveloppa dans une pelisse; le valet de chambre me prit dans ses bras, et, au lieu de me ramener chez mes parents, il m'installa avec ma bonne chez un vieux maître d'anglais qui habitait une petite chambre au quatrième dans un quartier éloigné.

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