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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle
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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

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Quand elles veulent se marier, elles vont à la messe à Fontarabie; c'est la ville la plus proche du lieu qu'elles habitent, et c'est là que les jeunes gens se viennent choisir une femme à leur gré; celui qui veut s'engager dans l'hyménée va chez les parents de sa maîtresse leur déclarer ses sentiments, régler tout avec eux; et cela étant fait, l'on en donne avis à la fille; si elle est contente, elle se retire chez eux où les noces se font.

Je n'ai jamais vu un plus grand air de gaieté que celui qui paraît sur leurs visages. Elles ont des petites maisonnettes qui sont le long du rivage, elles sont sous de vieilles filles auxquelles elles obéissent comme si elles étaient leurs mères; elles nous contaient toutes ces particularités en leur langage, et nous les écoutions avec plaisir, lorsque le diable qui ne dort point nous suscita noise.

Mon cuisinier, qui est Gascon et de l'humeur vive des gens de ce pays-là, était dans un de nos bateaux de suite, assis proche d'une jeune Biscayenne qui lui parut très-jolie; il ne se contenta pas de le lui dire, il voulut lever son voile et le voulut bien fort; elle n'entendit point de raillerie, et sans autre compliment, elle lui cassa la tête avec un aviron armé d'un croc qui était à ses pieds. Quand elle eut fait cet exploit, la peur la prit, elle se jeta promptement à l'eau, quoiqu'il fît un froid extrême; elle nagea d'abord avec beaucoup de vitesse, mais comme elle avait tous ses habits et qu'il y avait loin jusqu'au rivage, les forces commencèrent à lui manquer; plusieurs filles qui étaient sur la grève entrèrent vite dans leurs bateaux pour la secourir: cependant celles qui étaient restées avec le cuisinier, craignant la perte de leur compagne, se jetèrent sur lui comme deux furies, elles voulaient résolument le noyer; et le petit bateau n'en allait pas mieux, car il pensa deux ou trois fois se renverser; nous voyions du nôtre toute cette querelle, et mes gens étaient bien empêchés à les séparer et à les apaiser.

Je vous assure que l'indiscret Gascon fut si cruellement battu, qu'il en était tout en sang; et mon banquier me dit que quand on irritait ces jeunes Biscayennes, elles étaient plus farouches et plus à craindre que des petits lions. Enfin, nous prîmes terre, et nous étions à peine débarqués, que nous vîmes cette fille que l'on avait sauvée bien à propos, car elle commençait à boire lorsqu'on la tira de l'eau; elle venait à notre rencontre avec plus de cinquante autres, chacune ayant une rame sur l'épaule; elles marchaient sur deux longues files, et il y en avait trois à la tête qui jouaient parfaitement bien du tambour de basque; celle qui devait porter la parole s'avança, et me nommant plusieurs fois Andria, qui veut dire madame (c'est tout ce que j'ai retenu de la harangue), elles me firent entendre que la peau de mon cuisinier leur resterait ou que les habits de leur compagne seraient payés à proportion de ce qu'ils étaient gâtés. En achevant ces mots, les joueuses de tambour commencèrent à les frapper plus fort; elles poussèrent de hauts cris, et ces belles pirates firent l'exercice de la rame en sautant et dansant avec beaucoup de disposition et de bonne grâce6.

Don Antonio, pour m'indemniser du présent qu'il m'avait escamoté (j'en parle souvent, mais il me tient encore au cœur), voulut pacifier toute chose; il trouvait que mon cuisinier, qui se croyait suffisamment battu, aurait raison de ne vouloir rien donner, et ce fut lui qui distribua quelques patagons7 à la troupe maritime. A cette vue, elles firent des cris encore plus grands et plus longs que ceux qu'elles avaient déjà faits, et elles me souhaitèrent un heureux voyage et un prompt retour, chacune dansant et chantant avec les tambours de basque.

Nous entrâmes dans un chemin très-rude et nous montâmes longtemps par des sentiers si étroits, au bas desquels il y a des précipices, que j'avais grand peur que les mulets qui portaient ma litière ne fissent un faux pas. Nous passâmes ensuite sur une campagne sablonneuse. Je m'arrêtai quelque temps au couvent de Saint-François; il est bâti proche de la rivière d'Andaye; nous la traversâmes sur un pont de bois extrêmement long, et bien que nous fussions fort proche de Saint-Sébastien, nous ne l'apercevions point encore, parce qu'une butte de sable assez haute cachait cette ville. Elle est située au pied d'une montagne qui sert d'un côté comme de digue à la mer; elle en est si proche, qu'elle y forme un bassin, et les vaisseaux viennent jusqu'au pied de cette montagne pour se mettre à l'abri des orages, car il y a quelquefois là des tempêtes extraordinaires et des ouragans si affreux, que les navires à l'ancre périssent dans le port. Il est profond et fermé par deux môles qui ne laissent qu'autant de place qu'il en faut pour passer un seul navire. On a élevé en cet endroit une grosse tour carrée, où il y a toujours une bonne garnison pour se défendre en cas de surprise. Le jour était beau pour la saison où nous sommes; je trouvai la ville assez jolie, elle est ceinte d'un double mur. Il y a plusieurs pièces de canon sur celui qui donne du côté de la mer, avec des bastions et des demi-lunes; elle est située dans une province de l'Espagne nommée Guipuscoa; les dehors en plaisent infiniment à cause que la mer, comme je viens de vous le dire, lui sert de canal. Les rues de cette ville sont longues et larges, pavées d'une grande pierre blanche qui est fort unie et toujours nette; les maisons en sont assez belles et les églises très-propres, avec des autels de bois chargés depuis la voûte jusqu'au bas, de petits tableaux grands comme la main. Les mines de fer et d'acier se trouvent très-facilement dans tout le pays, on y en voit de si pur, que l'on tient qu'il n'y en a point de pareil en Europe; c'est leur plus grand trafic. On y embarque des laines qui viennent de la Vieille-Castille et il s'y fait un gros commerce. Bilbao et Saint-Sébastien sont les deux ports les plus considérables que le roi d'Espagne ait sur l'Océan; le château est très-élevé et d'une médiocre défense. J'y ai pourtant vu d'assez belles pièces de canon et il y en a quantité le long des remparts; mais la garnison est si faible, que des femmes la battraient avec leurs quenouilles8.

Tout est aussi cher dans cette ville qu'à Paris; on y fait très-bonne chère, le poisson est excellent, et l'on me dit que les fruits y étaient d'un goût et d'une beauté admirables. Je descendis dans la meilleure hôtellerie, et quelque temps après que j'y fus, Don Fernand de Tolède m'envoya un gentilhomme savoir s'il pourrait me voir sans m'incommoder. Mon banquier, qui le connaissait et qui était pour lors dans ma chambre, me dit que c'était un Espagnol de grande qualité, neveu du duc d'Albe, qu'il venait de Flandre et qu'il allait à Madrid9.

Je le reçus avec l'honnêteté qui était due à sa naissance et j'y ajoutai bientôt des égards particuliers pour son propre mérite. C'est un cavalier qui est bien fait de sa personne, qui a de l'esprit et de la politesse; il est complaisant et agréable, il parle aussi bien français que moi; mais comme je sais l'espagnol et que je serais bien aise de le savoir encore mieux, nous ne parlâmes qu'en cette langue.

Je restai très-satisfaite de ses manières; il me dit qu'il était venu en poste depuis Bruxelles et que si je le trouvais bon, il augmenterait mon train et serait de ma suite. Je crus qu'il raillait et je lui répondis en plaisantant; mais il ajouta que les chemins étaient si remplis de neige qu'effectivement il lui serait impossible d'aller en poste, qu'il pourrait bien faire sur des chevaux de plus grandes traites que s'il allait en litière, mais que l'honneur de m'accompagner, etc… Enfin, je connus qu'il était fort honnête et qu'il ne démentait point la galanterie naturelle aux cavaliers espagnols; je regardai comme un très-grand secours d'avoir un homme de cette qualité et du pays qui saurait se faire entendre et encore mieux obéir par les muletiers, qui ont des têtes de fer et des âmes de boue.

Je lui dis que j'étais fort aise de l'avoir rencontré et que les fatigues du chemin me seraient bien adoucies par une aussi bonne compagnie que la sienne. Il commanda aussitôt son gentilhomme d'aller chercher une litière pour lui. Il était déjà tard, il prit congé de moi et je me couchai après avoir fort bien soupé; car, ma chère cousine, je ne suis pas une héroïne de roman, qui ne mange point.

«Je commençais à peine à m'endormir, lorsque j'entendis quelqu'un parler français si proche de moi, que je crus d'abord que c'était dans ma chambre; mais ayant écouté avec plus d'attention, je connus que c'était dans une chambre qui n'était séparée de la mienne que par une cloison d'ais assez mal joints. J'ouvris mon rideau du côté de la ruelle, j'aperçus de la lumière au travers des planches, et je vis deux filles dont la plus âgée paraissait avoir dix-sept à dix-huit ans; ni l'une ni l'autre n'étaient pas de ces beautés sans défauts, mais elles avaient tant d'agréments, le son de la voix si beau et une si grande douceur sur le visage, que j'en fus charmée.

»La plus jeune, qui semblait continuer la conversation, disait à l'autre: «Non, ma sœur, il n'y a point de remèdes à nos maux, il faut mourir ou les tirer des mains de cet indigne vieillard. Je suis résolue à tout, dit l'autre en poussant un profond soupir, m'en dût-il coûter la vie; qu'avons-nous à ménager? n'avons-nous pas tout sacrifié pour eux? Alors, faisant réflexion sur leurs infortunes, elles s'embrassèrent et se mirent à pleurer fort douloureusement, et après avoir consulté et dit encore quelques paroles dont je perdais la plus grande partie à cause de leurs sanglots, elles conclurent qu'il fallait qu'elles écrivissent; chacune le fit de son côté, et voici à peu près ce qu'elles se lurent l'une à l'autre:

»Ne juge pas de mon amour et de ma douleur par mes paroles, je n'en sais point t'exprimer l'un et l'autre; mais souviens-toi que tu vas me perdre si tu ne te portes aux dernières extrémités contre celui qui nous persécute.

»Il vient de me faire dire que si je tarde à partir, il nous fera arrêter. Juge par cet indigne traitement de ce qu'il mérite et souviens-toi que tu me dois tout, puisque tu me dois mon cœur.»

»Il me semble que l'autre billet était en ces termes:

«Si je pouvais assurer ton repos en perdant le mien, je t'aime assez pour t'en faire le sacrifice. Oui, je te fuirais si tu pouvais être heureux sans moi, mais je connais trop ton cœur pour t'en croire capable. Cependant tu restes aussi tranquille dans ta prison que si tu me voyais sans cesse; romps tes chaînes sans différer, punis l'ennemi de notre amour, mon cœur en sera la récompense.»

«Après avoir fermé ces billets, elles sortirent ensemble, et je vous avoue que j'eus de l'inquiétude pour elles et beaucoup d'envie de savoir ce qui pouvait être arrivé à deux si jolies personnes. Cela m'empêcha de me rendormir et j'attendais qu'elles revinssent, quand tout d'un coup, l'on entendit un grand bruit dans la maison. Dans ce moment, je vis un vieillard qui entrait dans cette chambre, suivi de plusieurs valets; il tenait les cheveux d'une de ces belles filles tortillés autour de son bras et la tirait après lui comme une misérable victime; sa sœur n'était pas traitée avec moins de cruauté par ceux qui la menaient. «Perfides, leur disait-il, vous n'êtes pas contentes du tort irréparable que vous faites à mes neveux; vous voulez leur persuader d'être mes bourreaux: si je ne vous avais surprises avec ces billets séducteurs, qu'en pouvait-il arriver? Quelles suites funestes n'aurais-je pas eu lieu d'en craindre? Mais vous me paierez tout pour une bonne fois. Dès que le jour paraîtra, je vous ferai punir comme vous le méritez.» – «Ah! seigneur, dit celle des deux qu'il tenait encore, considérez que nous sommes des filles de qualité et que notre alliance ne peut vous déshonorer; que vos neveux nous ont donné leur foi et reçu la nôtre; que dans un âge si peu avancé nous avons tout quitté pour les suivre; que nous sommes étrangères et abandonnées de tout le monde. Que deviendrons-nous? Nous n'oserions retourner chez nos parents, et si vous voulez nous y contraindre ou nous mettre en prison, donnez-nous plutôt la mort tout d'un coup.» Les larmes qu'elle versait en abondance achevèrent de me toucher sensiblement, et si le vieillard avait été aussi attendri que moi, il leur aurait bientôt rendu le repos et la joie.

»Mes femmes, qui avaient entendu un si grand bruit et si proche de ma chambre, se levèrent dans la crainte qu'il ne me fût arrivé quelque accident; je leur fis signe de s'approcher doucement et de regarder à travers les planches ce triste spectacle.

»Nous écoutions ce qu'ils disaient, lorsque deux hommes, l'épée à la main, entrèrent dans ma chambre, dont mes femmes avaient laissé la porte ouverte; ils avaient le désespoir peint sur le visage et la fureur dans les yeux; j'en eus une si grande frayeur, que je ne vous la puis bien exprimer; ils se regardèrent sans rien dire, et ayant entendu la voix du vieillard, ils coururent de ce côté-là.

»Je ne doutai point que ce fût les deux amants, et c'était eux, en effet, qui entrèrent comme deux lions dans cette chambre; ils inspirèrent une si grande terreur à ces marauds de valets, qu'il n'y en eut aucun qui osât s'approcher de son maître pour le défendre, quand ses neveux s'avancèrent vers lui et lui mirent l'épée sur la gorge. «Barbare, lui dirent-ils, pouvez-vous traiter ainsi des filles de qualité que nous devons épouser? Pour être notre tuteur, avez-vous droit d'être notre tyran? Et n'est-ce pas nous arracher la vie que de nous séparer de ce que nous aimons? Nous pourrions bien à présent vous en faire porter une juste punition, mais nous sommes incapables de nous venger d'un homme de votre âge qui n'est pas en état de se défendre. Donnez-nous votre parole et nous jurez sur ce qu'il y a de plus saint, qu'en reconnaissance de la vie que nous vous laissons, vous contribuerez à notre bonheur et que vous souffrirez que nous exécutions ce que nous avons promis.»

»Le pauvre vieillard était si transi que les paroles lui mouraient dans la bouche; il jura plus qu'on ne le voulait; il se mit à genoux, il baisa plus de cent fois son pouce mis en croix sur un autre de ses doigts, à la manière d'Espagne. Il leur dit néanmoins qu'en tout ce qu'il avait fait, il n'avait envisagé que leurs propres intérêts; que sans cette vue, il devait lui être fort indifférent qu'ils se mariassent à leur fantaisie, et qu'enfin cela était résolu, qu'il ne s'y opposerait de sa vie. Deux de ses domestiques le prirent sous le bras et l'emportèrent plutôt qu'ils ne lui aidèrent à marcher. Alors les cavaliers se voyant libres, se jetèrent entre les bras de leurs maîtresses; ils se dirent les uns aux autres tout ce que la douleur, l'amour et la joie peuvent inspirer dans de pareilles occasions. Mais, en vérité, il faudrait avoir le cœur aussi touché et aussi content qu'était le leur pour redire toutes ces choses. Elles ne sont propres qu'aux personnes plus tendres que vous ne l'êtes, ma chère cousine; dispensez-moi donc de vous en fatiguer. J'étais si fatiguée moi-même de n'avoir pas encore dormi, que je ne les entendais plus que confusément; mais pour ne plus les entendre du tout, je m'enfonçai dans mon lit et je me couvris la tête de ma couverture.

»Le lendemain, Don Fernand de Tolède m'envoya des vins de liqueur avec une grande quantité de confitures et d'oranges. Dès qu'il crut que l'on me pouvait voir, il y vint. Après l'avoir remercié de son présent, je lui demandai s'il n'avait rien entendu de ce qui s'était passé pendant la nuit; il me dit que non, parce qu'il était dans un autre corps de logis, mais qu'il en avait déjà appris quelque chose. J'allais lui raconter ce que j'en savais, lorsque notre hôtesse entra dans ma chambre. Elle me venait prier de la part des deux cavaliers qui m'avaient fait si grand'peur, l'épée à la main, de vouloir bien recevoir leurs excuses. Elle me dit aussi que deux demoiselles qui étaient proche de Blaye souhaitaient de me faire la révérence. Je répondis à ces honnêtetés comme je devais, et ils ne tardèrent guère sans venir.

»Que le retour de la joie produit des effets charmants! Je trouvai ces messieurs fort bien faits et ces demoiselles très-aimables; ni les uns ni les autres n'avaient plus sur leurs visages les caractères du désespoir; un air de gaieté était répandu dans leurs actions et dans leurs paroles. L'aîné des deux frères me dit tout ce qu'on peut dire de plus honnête sur la bévue qu'ils avaient faite d'entrer dans ma chambre: il ajouta qu'il avait bien remarqué la peur qu'il m'avait causée; mais qu'il m'avouait que dans ce moment il se possédait si peu, qu'il n'avait su penser à autre chose qu'à secourir sa maîtresse. Vous auriez été blâmable, lui dis-je, si vous aviez pensé à autre chose; cependant, s'il est vrai que vous ayez l'envie de réparer l'alarme que vous m'avez donnée, ne refusez pas de satisfaire ma curiosité, et si ces belles personnes y veulent consentir, apprenez-moi ce qui vous a réduits les uns et les autres aux extrémités où vous avez été. Il les regarda comme pour demander leur approbation, et elles la donnèrent de fort bonne grâce à ce que je souhaitais; il commença ainsi:

«Nous sommes deux frères, madame, nés à Burgos et d'une des meilleures maisons de cette ville. Nous étions encore fort jeunes lorsque nous restâmes sous la conduite d'un oncle qui prit soin de notre éducation et de notre bien, qui est assez considérable pour n'envier pas celui d'autrui. Don Diègue (c'est le nom de notre oncle) avait lié depuis longtemps une très-étroite amitié avec un gentilhomme qui demeure proche de Blaye, dont le mérite est beaucoup au-dessus de sa fortune; on l'appelle M. de Messignac. Comme notre oncle avait résolu de nous envoyer quelque temps en France, il l'écrivit à son ami qui lui offrit sa maison; il l'accepta avec joie. Il nous fit partir, et il y a un an qu'on nous y reçut avec beaucoup de bonté. Madame de Messignac nous traita comme ses propres enfants; elle en a plusieurs, mais de ses quatre filles, celles que vous voyez, madame, sont les plus aimables. Il aurait été bien difficile de les voir tous les jours, de demeurer avec elles et de se défendre de les aimer éperdument.

«Mon frère me cacha d'abord sa passion naissante: je lui cachai aussi la mienne; nous étions tous deux dans une mélancolie extrême; l'inquiétude d'aimer sans être aimés et la crainte de déplaire à celles qui causaient notre passion, tout cela nous tourmentait cruellement; mais une nouvelle peur augmenta encore celle que nous avions déjà: ce fut une jalousie effroyable que nous prîmes l'un contre l'autre. Mon frère voyait bien que j'étais amoureux; il crut que c'était de sa maîtresse: je le regardais aussi comme mon rival, et nous avions une haine l'un contre l'autre qui nous aurait portés aux dernières extrémités, si un jour que je m'étais trouvé dans un état à ne pouvoir plus ignorer ma destinée sans mourir de douleur, je ne me fusse déterminé à découvrir mes sentiments à mademoiselle de Messignac; mais comme je n'étais pas assez hardi pour lui parler moi-même, j'écrivis sur des tablettes quelques vers que j'avais faits pour elle et je les glissai dans sa poche; elle ne s'en aperçut point. Mon frère, qui m'observait toujours, le remarqua, et badinant avec elle, il les prit adroitement et trouva que c'était une déclaration d'amour timide et respectueuse que je lui faisais. Il les garda jusques au soir, que m'étant retiré dans ma chambre avec la dernière inquiétude, il vint m'y trouver, et m'embrassant tendrement, il me dit qu'il venait me témoigner l'excès de sa joie de me savoir amoureux de mademoiselle de Messignac.

»Je demeurai comme un homme frappé de la foudre; je voyais mes tablettes entre ses mains, je me persuadais qu'elle lui en avait fait un sacrifice et qu'il venait insulter à mon malheur. Il connut à mon air et dans mes yeux une partie de ce que je pensais. Détrompez-vous, continua-t-il, elle ne m'a point confié vos tablettes; je les ai prises sans qu'elle ait eu le temps de les voir. Je veux vous servir auprès d'elle; mais, mon cher frère, servez-moi aussi près de sa sœur aînée. Je l'embrassai alors et je lui promis tout ce qu'il voulait; ainsi, mutuellement, nous nous rendions de bons offices l'un à l'autre, et nos maîtresses, qui ne connaissaient point encore le pouvoir de l'amour, commencèrent à s'accoutumer à en entendre parler.

«Ce serait abuser de votre patience de vous dire, madame, comme nous parvînmes enfin par nos soins et nos assiduités à gagner leurs cœurs. Que d'heureux moments! que de beaux jours! de voir sans cesse ce que l'on aime, d'en être aimé, de se trouver ensemble à la campagne où la vie innocente et champêtre laisse goûter sans trouble les plaisirs d'une passion naissante! C'est une félicité que l'on ne peut exprimer.

«Comme l'hiver approchait, madame de Messignac fut à Bordeaux, où elle avait une maison; nous l'y accompagnâmes: mais cette maison n'étant pas assez grande pour nous loger avec toute sa famille, nous en prîmes une proche de la sienne.

«Bien que cette séparation ne fût que pour la nuit, nous ne laissâmes pas de la ressentir vivement; ce n'était plus se trouver à tous moments, nos visites avaient un certain air de cérémonies qui nous alarmait; mais nos alarmes redoublèrent beaucoup lorsque nous vîmes deux hommes riches et bien faits s'attacher à mesdemoiselles de Messignac et attaquer la place en forme; cela s'appelle qu'ils déclarèrent qu'ils prétendaient à l'hyménée et qu'ils furent agréablement écoutés du père et de la mère. O Dieu! que devînmes-nous? Leurs affaires allaient fort vite et nos chères maîtresses, qui partageaient notre désespoir, mêlaient tous les jours leurs larmes avec les nôtres. Enfin, après nous être bien tourmentés et avoir cherché mille moyens inutiles, je me résolus d'aller trouver M. de Messignac. Je lui parlai et je lui dis tout ce que ma passion me put inspirer, pour lui persuader de différer ces mariages. Il me dit qu'il recevait avec reconnaissance les offres que mon frère et moi lui faisions; que n'étant point encore en âge, ce que nous ferions à présent pourrait être cassé dans la suite; qu'il aimait l'honneur; que sa fortune était médiocre, mais qu'il s'estimerait toujours heureux tant qu'il pourrait vivre sans reproche; que mon oncle qui nous avait confiés à lui serait en droit de l'accuser de nous avoir séduits, et qu'en un mot, il n'y fallait pas penser.

«Je me retirai dans une affliction inconcevable, je la partageai avec mon frère, et ce fut un trouble affreux parmi nous. M. de Messignac, pour mettre le comble à nos malheurs, écrivit à mon oncle ce qui se passait et le conjura de nous donner des ordres précis de partir. Il le fit aussitôt; et ne voyant plus de remèdes à nos maux, nous fûmes, mon frère et moi, trouver mesdemoiselles de Messignac; nous nous jetâmes à leurs pieds, nous leur dîmes ce qui peut persuader des cœurs déjà prévenus, nous leur donnâmes notre foi et des promesses signées de notre sang; enfin, l'amour acheva de les vaincre, elles consentirent à leur enlèvement. Il ne nous fut pas malaisé de prendre des mesures justes, et notre voyage avait été heureux jusqu'à notre arrivée céans; mais il y a deux jours, entrant dans cette maison, la première personne qui se présenta à nous, ce fut Don Diègue. Il était impatient de notre retour, et, pour se tirer de peine, il venait nous quérir lui-même. Que devînmes-nous à cette vue? Il nous fit arrêter comme des criminels, et oubliant que mesdemoiselles de Messignac étaient les filles de son meilleur ami et personnes de qualité, il les chargea d'injures et les accabla de reproches après qu'il eut appris d'un de mes gens que nous avions résolu d'aller incognito jusqu'à Madrid, chez des parents que nous y avons, pour attendre en ce lieu que nous eussions une entière liberté de déclarer notre mariage. Il nous enferma dans une chambre proche de la sienne, et nous y étions lorsque ces demoiselles sont venues cette nuit, au clair de la lune, tousser sous nos fenêtres. Nous les avons entendues et nous y sommes courus. Elles nous ont fait voir leurs lettres et nous cherchions quelque chose pour les tirer, quand mon oncle a été averti de ce qui se passait. Il est descendu sans bruit avec tous ses gens, et à nos yeux il a outragé ces aimables personnes. Dans l'excès de notre désespoir, nos forces ont sans doute augmenté, nous avons enfoncé les portes que l'on avait fermées sur nous et nous courions pour les secourir, lorsque imprudemment, madame, nous sommes entrés dans votre chambre.

«Le cavalier se tut en cet endroit; je trouvai qu'il avait raconté sa petite histoire avec esprit. Je le remerciai, et j'offris à ces demoiselles mes soins et ceux de mes amis pour apaiser leur famille. Elles les acceptèrent et m'en témoignèrent beaucoup de reconnaissance.»

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