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Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies
– La tâche sera rude.
– Tant mieux, corne-bœuf! dit le plus jeune en frappant la terre de la crosse de son rifle; tant mieux, il y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec ces effrontés pillards des Prairies.
– Ainsi Je puis compter sur mes frères?
– Écoute-moi, muchacho, dit Tío Perico d'une voix solennelle; sache, une fois pour toutes, que nous sommes ici six hommes prêts à sacrifier leur vie pour te voir heureux.
– Je le savais, répondit le jeune homme avec émotion; mais pardonnez-moi, j'avais besoin de vous l'entendre dire encore une fois, tant le projet que j'ai conçu est grave et périlleux.
– Mon fils, sept hommes comme nous, n'ayant qu'une tête et qu'un cœur, sont bien forts dans le danger. Parle: quel est ton projet?
– Vous connaissez mon amour pour Rant-chaï-waï-mè11, la fille de Mahaskak12, le sagamore des Jiowais. Depuis que je l'ai vue dans notre dernière chasse sur les rives du lac Salado, mon cœur s'est envolé vers elle sans que j'aie cherché à le retenir, et je n'ai plus eu qu'une pensée, m'en faire aimer; qu'un désir, la prendre pour femme. Dans un but que je ne comprends pas bien encore, mais dont j'entrevois pourtant la duplicité, don López l'a fait enlever par son digne acolyte Pépé Naïpès. Il se propose de l'emmener avec lui dans le voyage qu'il entreprend à la recherche d'un placer que Nauchenanga, le grand chef des Comanches lui a vendu. – Une cinquantaine de bandits gambucinos et trappeurs dévoués forment sa troupe; eh bien, quelque formidable que soit cette escorte, mon intention est de l'attaquer: c'est au milieu de tous ces hommes que je veux enlever celle que j'aime. Voulez-vous me suivre?
– Quand partons-nous?
– Sur-le-champ. Les gambucinos sont campés à peu de distance de nous, et je sais que don López doit se mettre en route ce soir même: il faut donc nous hâter de suivre ses traces.
– Partons, répondirent les chasseurs.
Aussitôt chacun fit ses préparatifs, sellant son cheval, et remplissant d'eau les petites outres de peau de chevreau dont tout cavalier américain est pourvu.
A l'instant où ils allaient quitter la clairière, un craquement de feuilles se fit entendre, les branches s'écartèrent, et un homme parut, s'avançant, le bras étendu, la main ouverte, la paume en avant en signe de paix.
A la couleur de sa peau d'une teinte plus claire que le cuivre neuf le plus pâle, on le reconnaissait immédiatement pour un Indien. C'était un homme de trente ans au plus, aux traits mâles et expressifs; sa physionomie était d'une intelligence remarquable et particulièrement empreinte de cette majesté naturelle chez les sauvages enfants des Prairies; sa taille était élevée, bien prise, élancée, et ses membres fortement musclés dénotaient une vigueur et une souplesse contre lesquelles peu d'hommes auraient pu lutter avec avantage.
Il était complètement peint et armé en guerre. Ses cheveux noirs étaient relevés sur sa tète en forme de casque et retombaient sur son dos comme une crinière; une profusion de colliers de wampum ornaient sa poitrine, sur laquelle était peinte, avec une finesse rare, une tortue bleue grande comme la paume de la main.
Le reste du costume se composait du mitasse13 attaché aux hanches par une ceinture de cuir et arrivant jusqu'aux chevilles; d'une chemise de peau de daim à longues manches pendantes, et dont les coutures, ainsi que celles du mitasse, étaient frangées de cuir et de plumes; un ample manteau de buffle brodé de laine formant de naïfs dessins, s'accrochait à ses épaules par une agrafe d'or pur et tombait jusqu'à terre; il avait pour chaussures d'élégants mocassins brillants de perles fausses; un léger bouclier rond, couvert en bison et garni de chevelures humaines, pendait à son côté gauche.
Ses armes étaient celles des Indiens, c'est-à-dire le couteau à scalper, le tomahawk et le rifle américain; mais un long fouet dont le manche peint en rouge était orné de chevelures et de plumes, indiquait un des principaux chefs de la redoutable nation des Comanches. C'était, en effet, le célèbre Nauchenanga.
Le Faucon-Noir s'avança seul au-devant de l'Indien.
– Que veut mon frère? dit-il.
– Voir le visage d'un ami, répondit le chef d'une voix douce.
Alors les deux hommes portèrent la main droite à leur front, croisèrent ensuite les bras en passant la main droite sur l'épaule gauche, et inclinant la tête en même temps, ils se saluèrent suivant l'usage de la Prairie.
Cette cérémonie préliminaire terminée, le Faucon-Noir prit la parole.
– Mon frère est le bienvenu, dit-il; qu'il s'approche du feu et fume dans le calumet de ses amis blancs.
– Ainsi ferai-je, dit Nauchenanga.
Et, s'approchant du feu, il s'accroupit à la mode indienne, détacha son calumet de sa ceinture, et se mit à fumer en silence.
Les chasseurs, voyant la tournure que prenait cette visite imprévue, étaient revenus s'asseoir autour du brasier. Quelques minutes se passèrent ainsi sans que personne parlât; chacun attendait que le chef indien expliquât le motif de sa présence. Enfin Nauchenanga secoua la cendre de son calumet, le repassa à sa ceinture, et, s'adressant au Faucon-Noir:
– Mon frère repart chasser les bisons? dit-il; il y en a beaucoup cette année au Cerro Prieto14.
– Oui, répondit le jeune homme, nous nous remettons en chasse. Mon frère a-t-il l'intention de nous accompagner?
– Non, mon cœur est triste; Niang15 s'est appesanti sur moi.
– Que veut dire mon frère? lui serait-il arrivé un malheur?
– Mon frère ne me comprend-il pas? Ignore-t-il que le walkon16 a vu couper ses ailes et se trouve prisonnier des guerriers de feu17? Ou bien me suis-je trompé et mon frère n'aime-t-il réellement que les bisons dont il mange la chair et dont il vend la peau? répondit l'Indien, dont le regard étincela comme celui d'un chat-tigre.
– Que mon frère s'explique plus clairement et alors je tâcherai de le comprendre, murmura le Faucon-Noir.
Il y eut un instant de silence. L'Indien semblait réfléchir profondément.
Enfin il releva la tète, rendit à son regard toute sa sérénité, et, d'une voix basse et mélodieuse:
– Pourquoi feindre de ne pas me comprendre, Kolixi18? dit-il; le petit oiseau qui chante dans mon cœur ne chante-t-il pas dans le tien? Pourquoi ne pas être franc? Un guerrier ne doit pas avoir la langue fourchue. Ce qu'un homme seul ne peut faire, deux peuvent le tenter et réussir. Que mon frère s'explique, les oreilles d'un ami sont ouvertes.
– Mon frère a raison, je ne tromperai pas son attente; oui, j'ai dans le cœur un petit oiseau qui me répète de douces paroles à chaque instant du jour; oui, je donnerais ma vie avec bonheur pour voir le Pigeon-Volant libre de prendre son essor vers les cases de ses pères; mais que peut la volonté d'un homme seul?
– Mon frère se trompe, il n'est pas seul; je vois à ses côtés les six plus terribles rifles de la prairie. Que me dit donc là mon frère? Ne serait-il plus le grand guerrier que je connais? Douterait-il de l'amitié de son frère rouge Nauchenanga, le grand sagamore des Comanches?
– Je n'ai jamais douté de l'amitié de mon frère; c'est un illustre chef, et je suis flatté de l'offre qu'il veut bien me faire, répondit le jeune homme sans se compromettre.
– Eh bien, que mon frère dise un mot, et deux cents guerriers comanches se joindront à lui pour délivrer le Pigeon-Volant et prendre la chevelure de ses ravisseurs.
– Merci, chef, votre offre est loyale, et je l'accepte; je sais que vous êtes honnête et que votre parole est sacrée.
– Michabou19 nous protège, dit l'Indien en se levant; mon frère peut compter sur moi: qu'il suive les ladrones, je me charge de les lui livrer sans défense.
– Mais, reprit le chasseur, quand nous aurons sauvé la jeune fille, à qui appartiendra-t-elle?
– Rant-chaï-vaï-mè est sage, répondit noblement l'Indien, elle choisira entre le Faucon-Noir et Nauchenanga; heureux celui sur lequel tombera son regard; l'autre se retirera sans se plaindre: la douleur aime la solitude.
– Voici ma main, chef, et, quel que soit l'arrêt de celle que j'aime, je saurai m'y soumettre en homme de cœur.
– Mon frère parle bien, reprit l'Indien; Michabou a entendu son serment.
Et, s'inclinant avec courtoisie, le chef comanche se retira sans ajouter une parole.
Quelques minutes plus tard, les chasseurs quittaient la clairière pour se mettre à la poursuite des gambucinos.
III
EL VADO
Don López ne resta pas longtemps sous le coup du sanglant outrage qu'il avait reçu. L'orgueil, la colère, et surtout le désir de se venger lui rendirent le courage, et, quelques minutes après le départ du Faucon-Noir, il avait retrouvé toute son audace et son sang-froid.
– Vous le voyez, señor Pépé, dit-il en s'adressant au ranchero, nos projets sont connus; il faut donc nous hâter si nous ne voulons voir ici faire irruption les suppôts du gouvernement. Ce soir même, aidé du señor don Juan, que je vous laisse, vous mettrez à cheval le Pigeon-Volant, en ayant soin de lui couvrir la tête d'un chapeau d'homme à larges bords, et vous vous rendrez au camp. Votre arrivée sera le signal du départ de l'expédition.
– Mais, observa Pépé, dans quel but vous embarrasser d'une femme?
– Parce que cette femme, dit López avec une émotion mal dissimulée, est douée d'une beauté étrange; elle est aimée des principaux chefs des tribus indiennes sur le territoire desquelles nous devons passer; elle est donc pour nous un otage précieux, comme l'a fort bien dit l'homme qui vient de nous braver avec tant d'insolence; grâce à elle, je pourrai neutraliser les efforts que tenteront les Indiens pour nous fermer la route du placer.
Don López se leva, et, remontant à cheval, prit au galop la route du Cerro Prieto.
– Hum! fit Pépé en le regardant s'éloigner, quel œil de démon! Quoiqu'il y ait vingt ans que je le connaisse, je ne l'avais jamais vu ainsi! Comment tout cela finira-t-il?
Et, sans plus de commentaires, il commença à mettre tout en ordre dans le rancho. Lorsque ses apprêts furent terminés, il jeta un regard autour de lui.
Le señor don Juan, les coudes sur la table et la cigarette à la bouche, buvait à petits coups l'eau-de-vie restée dans la bouteille, sans doute pour se consoler de la navajada dont l'avait gratifié le Faucon-Noir, et qui déjà se cicatrisait tout en lui formant la plus piteuse physionomie du monde.
– Hé! dit le ranchero d'une voix insinuante, señor don Juan, savez-vous qu'il est à peine cinq heures?
– Vous croyez? répondit l'autre pour dire quelque chose.
– J'en suis sûr.
– Ah!
– Est-ce que le temps ne vous semble pas long?
– Extraordinairement.
– Si vous le vouliez, il nous serait facile de l'abréger.
– De quelle façon?
– Oh! mon Dieu, avec ceci.
Et Pépé sortit de sa poche un jeu de cartes crasseux, qu'il étala avec complaisance sur la table.
– Ah! la bonne idée! s'écria don Juan, dont les yeux étincelèrent; faisons un monté!
– A vos ordres; mais que jouerons-nous?
– Ah! diable, c'est vrai, il faut jouer quelque chose, fit don Juan en se grattant la tète.
– La moindre des choses, simplement pour intéresser la partie.
– Encore faut-il l'avoir.
– Que cela ne vous embarrasse pas; si vous y consentez, je vous ferai une proposition.
– Faites, señor, je serai charmé de la connaître.
– Voici. Nous jouerons, si vous voulez, la part qui doit nous revenir dans les lingots d'or que nous allons chercher avec don López.
– Accepté, s'écria don Juan, sortant de sa poche un jeu de cartes non moins crasseux que celui de son partenaire; cela nous fera gagner une heure.
– Tiens, vous avez des cartes aussi, observa le ranchero.
– Oui, et toutes neuves, comme vous voyez. Commençons-nous?
– Je suis à vos ordres.
La partie s'engagea, et bientôt, oubliant tout autre intérêt, les deux hommes furent complètement absorbés par les combinaisons du siete de copas, de el as de oro, du tres de bastos et du dos de espadas.
Au Mexique et dans toute l'Amérique espagnole, l'Angelus sonne au coucher du soleil, et dans ces contrées, où il n'y a pas de crépuscule, la nuit arrive sans transition, si bien que, lorsque la cloche a fini de tinter, l'ombre est épaisse. L'heure était donc bien choisie pour le départ, et Pépé ne le retarda pas, car, bien qu'il eût déployé toute sa science, il avait trouvé dans le señor don Juan un adversaire tellement habile, qu'après plus de trois heures d'une lutte acharnée, tous deux se trouvaient aussi avancés qu'auparavant.
Au dernier coup de l'Angelus, Pépé mit la clef dans la serrure de la porte conduisant à sa chambre, l'ouvrit, et, au bout de quelques secondes, il rentra dans la salle suivi du Pigeon-Volant.
Rant-chaï-waï-mè était une mignonne jeune fille de seize ans à peine, à la tournure gracieuse, légère, avec ce laisser-aller plein de charme que les Espagnols appellent salero, mot que nulle expression française ne saurait rendre; ses traits délicats, presque enfantins, respiraient la douceur et l'innocence; son front rêveur, ses grands yeux noirs et pensifs, son nez finement découpé, aux ailes mobiles, sa bouche rieuse bordée de deux lèvres parfaitement ourlées, ses dents blanches et son petit menton à fossette, lui formaient la plus délicieuse physionomie qui se puisse imaginer; son teint bistré, presque blanc, nuance moins rare qu'on ne le croit chez les Indiennes, ses cheveux noirs lui tombant en deux énormes tresses sur les talons, ses mains d'une petitesse extrême, complétaient l'ensemble enchanteur de sa personne. Comme toutes les femmes de sa race, elle était vêtue de deux larges chemises de calicot rayé; l'une, serrée au cou, tombait jusqu'aux hanches, tandis que l'autre, attachée à la ceinture, lui descendait jusqu'aux chevilles. Son cou était orné de colliers de perles fines entremêlées de ces petits coquillages nommés wampums et qui servent de monnaie aux Indiens; ses bras et ses chevilles étaient entourés de larges cercles d'or, et un petit diadème du même métal rehaussait le ton mat de son front; des mocassins de daim, brodés de laine et de perles de toutes couleurs emprisonnaient ses pieds nerveux et finement cambrés.
A son entrée dans la salle, un nuage de tristesse et de mélancolie répandu sur son visage ajoutait, s'il est possible, un attrait de plus à sa personne.
– Allons, waïnè20, lui dit le ranchero, séchez vos larmes, nous ne vous voulons pas de mal, que diable! et tout cela finira peut-être mieux que vous le croyez.
La jeune fille ne répondit pas, elle se laissa déguiser sans résistance, mais en faisant une petite moue à désespérer un saint.
– S'il y a du bon sens! murmurait le digne Pépé à part lui, tout en attifant sa prisonnière et en jetant un regard de convoitise sur les joyaux dont elle était parée; il faut être fou pour gâcher ainsi l'or et les perles. Ne vaudrait-il pas mieux s'en servir pour acheter quelque chose d'utile? C'est qu'elle en a au moins pour dix mille piastres! Quelle magnifique partie de monté on ferait avec cela! Ah! si don López avait voulu… Enfin nous verrons.
Tout en faisant ces judicieuses réflexions, le ranchero avait achevé la toilette de la jeune fille; il compléta son déguisement en lui jetant sur les épaules le manteau abandonné par le Faucon-Noir; puis, donnant un dernier regard à sa demeure, il fourra dans sa poche le jeu de cartes qui était resté sur la table, but un large verre d'eau-de-vie et sortit enfin de la salle, suivi de la jeune fille et du señor don Juan, qui, malgré les divers incidents de la journée, avait repris sa bonne humeur, grâce sans doute au monté, cette passion invétérée de tout bon Mexicain.
La porte fermée avec soin, l'Indienne fut placée sur un cheval, Pépé monta sur un autre, ainsi que le señor don Juan, et, abandonnant sa maison à la garde de la Providence, laquelle devait fort peu s'en soucier, le ranchero donna le signal du départ, suivi de ses deux compagnons; il fit un détour pour traverser le pueblo et se dirigea au grand trot du côté du Cerro Prieto.
Don López avait mis le temps à profit, et tout était prêt pour le départ. Les nouveaux venus ne descendirent même pas de cheval; dès qu'on les aperçut, la caravane, composée, comme nous l'avons dit, d'une cinquantaine d'hommes déterminés, après s'être, formée en file indienne, s'ébranla dans la direction des Prairies, non sans avoir prudemment détaché sur ses flancs deux éclaireurs chargés de surveiller les environs.
Rien n'est triste comme une marche de nuit dans un pays inconnu, semé d'embûches de toutes sortes où à chaque instant l'on craint de voir s'élancer de derrière les buissons l'ennemi qui vous guette au passage. Aussi la petite troupe, inquiète et tressaillant au moindre bruit, s'avançait-elle silencieuse et morne, les yeux fixés sur les halliers touffus qui bordaient le chemin, le fusil en avant, et prête à tirer au moindre mouvement suspect.
Cependant les gambucinos marchaient déjà depuis trois heures sans que rien fut venu justifier leurs craintes, un calme solennel continuait à régner autour d'eux; peu à peu leurs appréhensions se dissipèrent et ils commençaient à causer à voix basse et à rire de leurs terreurs passées, lorsqu'ils arrivèrent sur les bordas d'une petite rivière qui leur barra le passage.
Dans l'intérieur de l'Amérique du Sud les voies de communication sont nulles et par conséquent le système des ponts complètement négligé. On ne connaît que deux moyens de traverser les rivières: chercher un vado (gué), ou, si l'on est trop pressé, lancer son cheval dans le courant, souvent très rapide, et tâcher d'atteindre l'autre bord à la nage. Don López choisit le premier moyen: il chercha un vado.
Ce fut l'affaire de quelques minutes, et bientôt toute la troupe entra dans l'eau; quoique le gué ne fût pas égal et que parfois les chevaux eussent de l'eau jusqu'au poitrail et fussent obligés de se mettre à la nage, tous les cavaliers passèrent sans accident.
Il ne restait plus sur la rive que don López, le chef comanche, qui avait rejoint l'expédition quelques minutes avant son départ et lui servait de guide, la jeune Indienne et le señor Pépé Naïpès.
– A nous maintenant, chef, dit don López en s'adressant à Nauchenanga; vous voyez que nos hommes sont en sûreté et n'attendent plus que nous pour se mettre en route.
– La waïnè première, répondit laconiquement l'Indien.
– C'est juste, chef, la femme d'abord, reprit don López; et se tournant vers sa prisonnière: – Passez, lui dit-il, en adoucissant autant que possible le timbre de sa voix.
La jeune fille, sans répondre, fit résolument entrer son cheval dans la rivière; les trois hommes la suivirent.
La nuit était sombre, le ciel couvert de nuages, et la lune incessamment voilée ne brillait qu'à de longs intervalles, ce qui rendait le passage difficile en ne permettant pas de distinguer les objets à une courte distance; cependant, au bout de quelques secondes, don López crut s'apercevoir que le cheval de la jeune Indienne ne suivait pas la ligne tracée par le vado, mais appuyait sur la gauche comme s'il se fût abandonné au courant. Il poussa son cheval en avant pour s'assurer de la réalité du fait; mais tout à coup une main vigoureuse saisit sa jambe droite, et avant même qu'il songeât à résister, il fut renversé dans l'eau et pris à la gorge par un Indien.
Pépé Naïpès s'élança à son secours.
Pendant ce temps, le cheval de l'Indienne, subissant probablement une impulsion occulte, s'éloignait de plus en plus de l'endroit où les gambucinos avaient pris terre. Quelques-uns d'entre eux, s'apercevant de ce qui se passait, rentrèrent dans l'eau pour venir en aide à leur chef, tandis que d'autres, guidés par don Juan, suivirent le rivage au galop afin de couper la retraite au cheval de l'Indienne lorsqu'il aborderait.
Pépé Naïpès, après plusieurs efforts infructueux, se rendit maître du cheval de don López et le mena à celui-ci au moment où il venait de tuer son ennemi d'un coup de couteau dans la poitrine; le Mexicain se remit en selle et gagna le rivage où il tâcha de rétablir un peu d'ordre dans sa troupe, tout en suivant avec anxiété les péripéties du drame silencieux qui se jouait dans la rivière entre Nauchenanga et la jeune Indienne.
Le chef comanche avait lancé son cheval à la poursuite de celui du Pigeon-Volant, et tous deux, sur une ligne presque parallèle, suivaient le fil de l'eau, le premier cherchant à se rapprocher du second qui s'efforçait au contraire d'augmenter de plus en plus la distance qui les séparait.
Tout à coup le cheval de Nauchenanga fit un bond en poussant un hennissement de douleur, et il commença à battre follement l'eau de ses pieds de devant, tandis que la rivière se teignait en rouge autour de lui; le chef, comprenant que son cheval était blessé à mort, quitta la selle et se pencha de côté, prêt à plonger. En ce moment, une face hideuse apparut au niveau de l'eau en riant d'une façon diabolique, et une main s'avança vers lui pour le saisir. Avec cet imperturbable sang-froid qui n'abandonne jamais les Indiens, même dans les circonstances les plus critiques, le Comanche prit son tomahawk, fendit le crâne de son ennemi et se laissa glisser dans l'eau.
Alors un formidable cri de guerre éclata dans la forêt, et une cinquantaine de coups de feu éclatèrent, tirés des deux rives à la fois et illuminant la scène de lueurs fugitives et sinistres. Une foule de peaux-rouges se rua sur les gambucinos et une mêlée terrible s'engagea.
Les Mexicains, pris à l'improviste, se défendirent d'abord mollement, lâchant pied et cherchant un abri derrière les arbres; mais obéissant à la voix de don López qui faisait des prodiges de valeur tout en excitant ses compagnons à vendre chèrement leur vis, ils reprirent courage, se formèrent en escadron serré et chargèrent les Indiens avec furie, luttant corps à corps avec eux, les assommant à coups de crosse de fusil ou les poignardant avec leurs machettes. Le combat fut court. Les peaux-rouges voyant le mauvais résultat de leur surprise, se découragèrent et disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Cinq minutes plus tard, le calme et le silence étaient si complètement rétablis, que si quelques Mexicains n'avaient pas été blessés et si plusieurs Indiens n'étaient pas restés sur le champ de bataille, cette scène étrange aurait pour ainsi dire pu sembler un rêve.
Dès que les sauvages furent en fuite, don López jeta un regard avide sur la rivière: de ce côté aussi la lutte était terminée. Nauchenanga, monté en croupe derrière la jeune fille, guidait son cheval vers le rivage qu'il ne tarda pas à atteindre.
– Eh bien? lui demanda don López.
– Les Pawnies sont des renards sans courage, répondit le Comanche en montrant du doigt deux chevelures humaines qui pendaient sanglantes à sa ceinture, ils fuient comme des femmes dès qu'ils voient le visage d'un guerrier de ma nation.
– Bien! fit avec joie don López, mon frère est un grand chef, il a un ami.
L'Indien s'inclina avec un sourire indéfinissable; son but était atteint, il avait gagné la confiance de celui qu'il voulait perdre.
La troupe se remit en marche.
Pendant plus d'un mois, le voyage des aventuriers à travers la Prairie ne fut qu'une longue suite de combats soutenus contre les Indiens qui les suivaient pour ainsi dire à la piste. Ils voulaient délivrer le Pigeon-Volant, c'était là du moins le principal motif de leurs agressions; le second était cette haine qui séparera toujours la race rouge de la race blanche, race avide qui enserre d'année en année davantage les Indiens, envahissant un jour leurs plus beaux territoires de chasse, le lendemain promenant la charrue au lieu même où reposent les os de leurs pères, les refoulant sans cesse vers les mornes désolés et les pics neigeux des Montagnes Rocheuses, et qui ne sera satisfaite que lorsqu'elle aura vu tomber sous ses coups le dernier de ces enfants de la Prairie, abruti par les vices qu'elle lui aura inoculés.
IV
LA GROTTE DU SAYOTKATTA 21
Le Néobraska – la Plate – ainsi que le nomment les Indiens, est un de ces immenses cours d'eau comme l'Amérique a seule le privilège d'en posséder. Aussitôt descendu des Montagnes Rocheuses, il se partage en deux branches magnifiques qui, après des détours sans nombre, se réunissent enfin vers le 41° 9' N et le 101° 40' O et vont se perdre dans le Missouri.
C'est à l'endroit où le Néobraska forme en se divisant une large fourche, que nous prierons le lecteur de se transporter avec nous.