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Les nuits mexicaines
Le sol était recouvert d'un petate d'un travail assez délicat.
Nous avons oublié de mentionner un meuble assez important pour sa rareté et que certes on aurait été loin de s'attendre à rencontrer en pareil lieu; ce meuble était un coucou de la Forêt Noire, surmonté d'un oiseau quelconque qui prévenait, en chantant, la sonnerie des heures et des demies.
Ce coucou faisait face à la porte d'entrée et était placé juste entre les deux fenêtres.
Une porte s'ouvrait à droite sur les pièces intérieures.
Au moment où l'inconnu entra dans le rancho, la salle était déserte.
Il appuya son fusil dans un angle de la pièce, se débarrassa de son chapeau qu'il posa sur la table, ouvrit une fenêtre devant laquelle il traîna une butaca sur laquelle il s'assit, puis il tordit une cigarette de paille de maïs, l'alluma et se mit à fumer aussi tranquillement et avec autant de laisser-aller que s'il se fût trouvé chez lui, non pas toutefois sans avoir d'abord jeté un regard sur le coucou en murmurant:
– Cinq heures et demie! Bon, j'ai le temps, il n'arrivera pas encore.
Tout en se parlant ainsi à lui-même, l'inconnu s'était laissé aller en arrière sur le dossier de sa butaca; ses yeux s'étaient fermés, sa main avait lâché le cigarillo et quelques minutes plus tard il dormait profondément.
Son sommeil durait depuis environ une demi-heure lorsqu'une porte, placée derrière lui, fut ouverte avec précaution et une charmante jeune femme, de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux yeux bleus et aux cheveux blonds, entra à pas de loups dans la salle, avançant curieusement la tête en avant et fixant un regard bienveillant, presqu'attendri, sur le dormeur.
Le visage de cette jeune femme respirait la gaîté et la malice jointes à une extrême, bonté; ses traits sans être réguliers formaient un tout coquet et gracieux qui plaisait au premier coup d'œil; son teint, excessivement blanc, la distinguait des autres femmes de rancheros, indiennes cuivrées pour la plupart; son costume était celui qui appartient à sa classe, mais d'une propreté remarquable et porté avec une coquetterie mutine qui lui seyait à ravir.
Elle arriva ainsi tout doucement jusqu'auprès du dormeur, la tête retournée en arrière et le doigt posé sur la bouche, afin sans doute de recommander à deux personnes qui la suivaient, un homme et une femme d'un certain âge, de faire le moins de bruit possible.
Ces deux personnes accusaient, la femme cinquante et l'homme soixante ans à peu près; leurs traits, assez vulgaires, n'avaient rien de saillant, excepté une certaine expression d'énergique volonté répandue sur leur physionomie.
La femme portait le costume des rancheras mexicaines; quant à l'homme, c'était un vaquero.
Tous trois, arrivés près de l'inconnu, se placèrent devant lui et demeurèrent immobiles, le regardant dormir.
En ce moment, un rayon de soleil entra par la fenêtre ouverte et vint frapper le visage de l'inconnu.
– Vive Dieu! s'écria celui-ci, en français, en se relevant brusquement tout en ouvrant les yeux, je crois, le diable m'emporte, que je me suis endormi.
– Parbleu! Monsieur Olivier, répondit le ranchero dans la même langue, quel mal y a-t-il à cela?
– Ah! Vous voilà, mes bons amis, dit-il avec un gai sourire en leur tendant la main; joyeux réveil pour moi, puisque je vous trouve à mes côtés. Bonjour Louise, mon enfant, bonjour mère Thérèse, et toi, mon vieux Loïck, bonjour aussi! Vous avez des figures de prospérité qui font plaisir à voir.
– Que je suis fâchée que vous vous soyez ainsi éveillé, monsieur Olivier! dit la charmante Louise.
– D'autant plus que vous êtes fatigué sans doute, appuya Loïck.
– Bah, bah! Je n'y pense plus, vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, hein?
– Faites excuse, monsieur Olivier, répondit Thérèse, López nous avait appris votre arrivée.
– Ce diable de López ne peut pas retenir sa langue, dit gaîment Olivier, il faut toujours qu'il bavarde.
– Vous allez déjeuner avec nous, n'est-ce pas? demanda la jeune femme.
– Est-ce que cela se demande, fillette, dit le vaquero; il ferait beau voir, que monsieur Olivier nous refusât, par exemple.
– Allons bourru, dit en riant Olivier, ne grondez pas, je déjeunerai.
– Ah! C'est bien cela, s'écria la jeune femme.
Et aidée par Thérèse, qui était sa mère, comme Loïck était son père, elle se mit aussitôt à tout préparer pour le repas du matin.
– Mais vous savez, dit Olivier, rien de mexicain; je ne veux pas entendre parler ici de l'affreuse cuisine du pays.
– Soyez tranquille, répondit en souriant Louise; nous déjeunerons à la française.
– Bravo, voilà qui double mon appétit.
Pendant que les deux femmes allaient et venaient de la cuisine à la salle à manger pour préparer le déjeuner et mettre le couvert, les deux hommes étaient demeurés isolés auprès de la fenêtre et causaient entre eux.
– Êtes-vous toujours content? demanda Olivier à son hôte.
– Toujours, répondit celui-ci; don Andrés de la Cruz est un bon maître, d'ailleurs, comme vous le savez, j'ai peu de rapport avec lui.
– C'est vrai, vous n'avez affaire qu'à Ño Leo Carral.
– Je ne me plains pas de lui, c'est un digne homme tout mayordomo qu'il est; nous nous entendons parfaitement.
– Tant mieux! J'aurais été désolé qu'il en fût autrement, d'ailleurs c'est à ma recommandation que vous avez consenti à prendre ce rancho et s'il y avait quelque chose…
– Je n'hésiterais pas à vous en faire part, monsieur Olivier; mais de ce côté là tout va bien.
L'aventurier le regarda fixement.
– Il y a donc quelque chose qui va mal d'un autre côté? fit-il.
– Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia le vaquero avec embarras.
Olivier hocha la tête.
– Souvenez-vous, Loïck, lui dit-il sévèrement, des conditions que je vous ai imposées, lorsque je vous accordai votre pardon.
– Oh! Je ne les oublie pas, monsieur.
– Vous n'avez pas parlé?
– Non.
– Ainsi Dominique se croit toujours…
– Oui, toujours, répondit il en baissant la tête, mais il ne m'aime pas.
– Qui vous fait supposer cela?
– Je n'en suis que trop certain, monsieur, depuis que vous l'avez emmené dans les prairies, son caractère est complètement changé, les dix ans qu'il a passés loin de moi, l'ont rendu complètement indifférent.
– Peut-être est-ce un pressentiment, murmura sourdement l'aventurier.
– Oh! Ne dites pas cela, monsieur! s'écria-t-il avec épouvante, la misère est mauvaise conseillère; j'ai été bien coupable, mais si vous saviez combien je me suis repenti de mon crime.
– Je le sais, et voilà pourquoi je vous ai pardonné. Justice sera faite, un jour, du véritable coupable.
– Oui, monsieur, et je tremble, moi, misérable, d'être mêlé à cette sinistre histoire dont le dénouement sera terrible.
– Oui, fit avec une énergie concentrée l'aventurier, bien terrible en effet! Et vous y assisterez, Loïck.
Le vaquero poussa un soupir qui n'échappa pas à son interlocuteur.
– Je n'ai pas vu Dominique, dit-il, en changeant subitement de ton; est-ce qu'il dort encore?
– Oh! Non, vous l'avez trop bien instruit, monsieur; il est toujours le premier levé de nous autres.
– Comment se fait-il qu'il ne soit pas ici, alors?
– Ah! dit avec hésitation le vaquero, il est sorti; dam, il est libre de ses actions, maintenant qu'il a vingt-deux ans!
– Déjà! murmura l'aventurier d'une voix sombre. Puis, secouant brusquement la tête:
– Déjeunons! dit-il.
Le repas commença sous d'assez tristes auspices, mais grâce aux efforts de l'aventurier, bientôt la gaîté première reparut, et la fin du déjeuner fut aussi joyeuse qu'on pouvait le souhaiter.
Tout à coup López entra brusquement dans le rancho.
– Señor Loïck, dit-il, voici votre fils; je ne sais ce qu'il amène, mais il vient à pied et conduit son cheval par la bride.
Chacun se leva de table et sortit du rancho. A une portée de fusil dans la plaine, on apercevait en effet un homme conduisant un cheval par la bride; un fardeau assez volumineux était attaché sur le dos de l'animal.
La distance empêchait de distinguer de quelle sorte était ce fardeau.
– C'est étrange, murmura Olivier à voix basse, après avoir pendant quelques minutes attentivement examiné l'arrivant, serait-ce lui? Oh! Je veux m'en assurer sans retard.
Et après avoir fait signe à López de le suivre, l'aventurier se précipita par les degrés, laissant abasourdis le vaquero et les deux femmes qui l'aperçurent bientôt courant, suivi de López, à travers la plaine, à la rencontre de Dominique.
Celui-ci avait aperçu les deux hommes et s'était arrêté pour les attendre.
VIII
LE BLESSÉ
Un calme profond régnait dans la campagne; la brise nocturne s'était éteinte. Nul autre bruit que le susurrement continu des infiniment petits, qui travaillent sans cesse au labeur inconnu pour lequel ils ont été créés par la providence, ne troublait le silence de la nuit; le ciel d'un bleu sombre n'avait pas un nuage; une douce et pénétrante clarté tombait des étoiles, et les rayons lunaires inondaient le paysage de lueurs crépusculaires qui donnaient aux arbres et aux monticules dont ils allongeaient démesurément les ombres tranchées, des apparences fantastiques; des reflets bleuâtres semblaient filtrer dans l'atmosphère dont la pureté était telle, qu'on distinguait facilement le vol lourd et saccadé des coléoptères qui tournaient en bourdonnant autour des branches; çà et là des lucioles fuyaient comme des farfadets dans les hautes herbes qu'elles illuminaient au passage de lueurs phosphorescentes.
C'était, en un mot, une de ces tièdes et pures nuits américaines, ignorées dans nos froids climats moins favorisés du ciel, et qui plongent l'âme dans de douces et mélancoliques rêveries.
Tout à coup une ombre surgit à l'horizon, grandit rapidement et dessina bientôt la silhouette noire et indécise encore d'un cavalier; le bruit des sabots d'un cheval, frappant à coups hâtifs la terre durcie, ne laissa bientôt plus de doute à cet égard.
Un cavalier s'approchait effectivement; il suivait la direction de Puebla; à demi assoupi sur sa monture, il lui tenait la bride assez lâche, et la laissait à peu près se diriger à sa guise, lorsque celle-ci arrivée à une espèce de carrefour, au milieu duquel s'élevait une croix, fit subitement un écart et sauta de côté en dressant les oreilles et en reculant avec force.
Le cavalier, brusquement tiré de son sommeil ou ce qui est plus probable de ses réflexions, bondit sur la selle et aurait été désarçonné, si, par un mouvement instinctif, il n'avait pas ramené son cheval en pesant fortement sur la bride.
– ¡Hola! s'écria-t-il en relevant vivement la tête et en portant la main à sa machette, tout en regardant avec inquiétude autour de lui; que se passe-t-il donc ici? Allons, Moreno, mon bon cheval, que signifie cette frayeur? Là, là calme-toi, mon ami, personne ne songe à nous.
Mais bien que son maître le flattât en lui parlant, et que tous deux parussent vivre en fort bonne intelligence, cependant l'animal continuait à renâcler et à donner des marques de frayeur de plus en plus vives.
– Voilà qui n'est pas naturel, ¡vive Dios! Tu n'as pas coutume de t'effrayer ainsi pour rien; mon bon Moreno, voyons, qu'y a-t-il?
Et le voyageur regarda de nouveau autour de lui, mais cette fois plus attentivement et en abaissant son regard vers le sol.
– Eh! fit-il tout à coup en apercevant un corps étendu sur le chemin, Moreno a raison; il y a quelque chose là, le cadavre de quelque hacendero sans doute, que les salteadores auront tué pour le dépouiller plus à leur aise, et qu'ils auront abandonné ensuite, sans s'en soucier davantage; voyons donc cela.
Tout en se parlant ainsi à demi-voix, le cavalier avait mis pied à terre.
Mais comme notre homme était prudent et, selon toutes probabilités, accoutumé de longue date à parcourir les routes de la confédération mexicaine, il arma son fusil et se tint prêt à l'attaque comme à la défense, au cas où l'individu qu'il voulait secourir, s'aviserait de se lever à l'improviste, pour lui demander la bourse ou la vie, éventualité fort dans les mœurs du pays et contre laquelle il fallait avant tout se mettre en garde.
Il s'approcha donc du cadavre, et il le considéra un instant avec la plus sérieuse attention.
Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour acquérir la certitude qu'il n'avait rien à redouter du malheureux qui gisait à ses pieds.
– Hum! reprit-il en hochant la tête à plusieurs reprises, voilà un pauvre diable qui me semble être bien malade; s'il n'est pas mort, il n'en vaut guère mieux. Enfin! Essayons toujours de le secourir, bien que je craigne que ce soit peine perdue.
Après ce nouvel aparté, le voyageur, qui n'était autre que Dominique le fils du ranchero dont nous avons parlé plus haut, désarma son fusil qu'il appuya contre le rebord du chemin afin de l'avoir à sa portée en cas de besoin, attacha son cheval à un arbre et se débarrassa de son zarapé afin d'être plus libre de ses mouvements.
Après avoir pris toutes ces précautions doucement et méthodiquement, car c'était un homme fort soigneux en toutes choses, Dominique enleva les alforjas, ou doubles poches placées à l'arrière de sa selle, se les mit sur l'épaule et s'agenouillant alors auprès du corps étendu, il ouvrit son vêtement et lui appuya l'oreille contre la poitrine ouverte par une blessure béante.
Dominique était un homme de haute taille, robuste et parfaitement proportionné; ses membres bien attachés étaient garnis de muscles gros comme des cordes et durs comme du marbre; il devait être doué d'une vigueur remarquable jointe à une grande adresse dans tous ses mouvements qui ne manquaient pas d'une certaine grâce virile: c'était, en un mot, une de ces organisations puissantes peu communes dans tous les pays, mais comme on en rencontre plus souvent dans les contrées où les exigences d'une vie de lutte développent dans des proportions souvent extrêmes les facultés corporelles de l'individu.
Bien qu'il eût environ vingt-deux ans, Dominique en paraissait au moins vingt-huit. Ses traits étaient beaux, mâles et intelligents, ses yeux noirs bien ouverts regardaient en face, son front développé, ses cheveux châtains bouclés naturellement, sa bouche grande, aux lèvres un peu épaisses, sa moustache fièrement relevée, son menton bien dessiné et taillé carrément donnaient à son visage une expression de franchise, d'audace et de bonté, réellement sympathique, tout en lui imprimant un cachet d'indicible distinction. Chose singulière chez cet homme qui appartenait à l'humble classe des vaqueros, ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse rare, ses mains surtout étaient d'un dessein aristocratique irréprochable.
Tel était au physique le nouveau personnage que nous présentons au lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans la suite de ce récit.
– Allons, il aura de la peine à en revenir, s'il en revient, reprit Dominique en se redressant après avoir vainement essayé de sentir les battements du cœur.
Cependant il ne se découragea pas.
Il ouvrit ses alforjas et en sortit du linge, une trousse et une petite boîte fermant à clé.
– Heureusement que j'ai conservé mes habitudes indiennes, fit-il en souriant, et que je porte toujours avec moi mon sac à la médecine.
Sans perdre de temps il sonda la plaie, la lava avec soin. Le sang suintait goutte à goutte aux lèvres violacées de la blessure; il déboucha un flacon, versa sur la plaie quelques gouttes d'une liqueur rougeâtre contenue dans ce flacon; le sang s'arrêta aussitôt comme par enchantement.
Alors avec une adresse qui témoignait d'une grande habitude, il banda la blessure, sur laquelle il posa délicatement quelques herbes pilées et humectées avec la liqueur rouge que déjà il avait employée.
Le malheureux ne donnait aucun signe de vie, son corps continuait à conserver cette inerte rigidité des cadavres; cependant une certaine moiteur persistait aux extrémités, diagnostic qui faisait supposer à Dominique que la vie n'était pas complètement éteinte dans ce pauvre corps.
Après l'avoir pansé avec soin, il releva un peu le blessé et l'adossa à un arbre; puis il se mit à le frictionner avec du rhum mêlé d'eau, à la poitrine, aux tempes et aux poignets; ne s'arrêtant de temps en temps que pour examiner d'un œil inquiet son visage pâle et contracté.
Tout paraissait devoir être inutile: aucune contraction, aucun tressaillement nerveux n'indiquait le retour de la vie.
Mais il n'y a rien de persistant comme la volonté de l'homme qui veut sauver son semblable; bien qu'il commençât sérieusement à douter du succès de ses efforts, cependant loin de se décourager, Dominique sentit redoubler son ardeur, résolu à n'abandonner la partie que lorsque bien définitivement il lui serait prouvé que tout secours était en pure perte.
C'était un tableau d'un effet saisissant que ce groupe formé sur cette route déserte pendant cette nuit calme et lumineuse, au pied de cette croix, signe de rédemption, par ces deux hommes dont l'un poussé par le saint amour de l'humanité s'acharnait, s'il est permis de parler ainsi, à prodiguer à l'autre les soins les plus fraternels.
Dominique cessa un instant ses frictions et il se frappa le front comme si une pensée subite venait tout à coup de surgir dans son cerveau.
– Où diable ai-je donc la tête? murmura-t-il, et fouillant dans ses alforjas qui semblaient inépuisables, tant elles contenaient de choses, il en retira une gourde bouchée avec soin.
Il entr'ouvrit avec la lame de son couteau les dents serrées du blessé, lui introduisit, après l'avoir débouchée, la gourde entre les lèvres, et lui versa dans la bouche une partie de ce qu'elle contenait, tout en examinant son visage avec anxiété.
Au bout de deux ou trois minutes, le blessé frissonna faiblement, et ses paupières remuèrent comme s'il eût essayé de les ouvrir.
– Ah! fit Dominique avec joie, cette fois, je crois que j'en aurai raison.
Et déposant la gourde près de lui, il recommença les frictions avec une nouvelle ardeur.
Un soupir faible comme un souffle s'exhala des lèvres du blessé, ses membres commencèrent bientôt à perdre un peu de leur raideur; la vie revenait doucement.
Le jeune homme redoubla d'efforts; peu à peu la respiration bien que faible et entrecoupée se fit plus distincte, les traits se détendirent et les pommettes des joues se plaquèrent de deux taches rouges; bien que les yeux demeurassent fermés, les lèvres du blessé s'agitaient comme s'il eût essayé de prononcer quelques paroles.
– Bah! fit Dominique avec un accent joyeux, tout n'est pas fini encore, il sera revenu de loin, s'il en réchappe, bravo! Je n'ai pas perdu mon temps! Mais qui diable lui a donné un si furieux coup d'épée? On ne se bat pas en duel au Mexique. Sur mon âme! Si je ne craignais pas de lui faire injure, j'assurerais presque que je connais l'homme qui a si joliment décousu ce pauvre malheureux; mais patience, il faudra bien qu'il parle, et alors il sera bien fin si je ne sais pas à qui il a eu affaire.
Cependant, la vie, après avoir longtemps hésité à rentrer dans ce corps qu'elle avait presqu'abandonné, avait commencé une lutte sérieuse contre la mort qu'elle obligeait de plus en plus à se retirer; les mouvements du blessé devenaient plus accentués et surtout plus intelligents: deux fois déjà ses yeux s'étaient ouverts pour se refermer presqu'aussitôt il est vrai, mais le mieux devenait sensible; il ne tarderait pas à reprendre connaissance, ce n'était plus qu'une question de temps.
Dominique versa un peu d'eau dans un gobelet, y mêla quelques gouttes de la liqueur contenue dans la gourde, et approcha le gobelet de la bouche du blessé; celui-ci ouvrit les lèvres et but, puis il poussa un soupir de soulagement.
– Comment vous sentez-vous? lui demanda le jeune homme avec intérêt.
Au son de cette voix inconnue, un frémissement convulsif agita tout le corps du blessé; il fit un geste comme pour repousser une image effrayante et murmura d'une voix sourde:
– Tuez-moi!
– Ma foi non! s'écria joyeusement Dominique, j'ai eu trop de peine à vous ressusciter pour cela.
Le blessé entr'ouvrit les yeux, jeta un regard égaré autour de lui et le fixant enfin sur le jeune homme, avec une expression d'indicible épouvante:
– Le masque! s'écria-t-il, le masque! Oh! Arrière! Arrière!
– La commotion cérébrale a été forte, murmura le jeune homme; il est en proie à une hallucination fiévreuse qui, si elle persistait, pourrait amener la folie. Hum! Le cas est grave! Comment faire pour remédier à cela?
– Bourreau! reprit faiblement le blessé, tue-moi.
– Il y tient à ce qu'il paraît; cet homme est tombé dans quelque guet-apens affreux, son esprit troublé ne lui rappelle que la dernière scène de meurtre dans laquelle il a joué un rôle si malheureux; il faut couper court à cela, et lui rendre le calme nécessaire à sa guérison, sinon il est perdu.
– Ne le sais-je pas bien que je suis perdu? dit le blessé qui avait entendu cette dernière parole, tue-moi donc sans me faire souffrir davantage.
– Vous m'entendez, señor, répondit le jeune homme; fort bien, alors écoutez-moi sans m'interrompre: je ne suis pas un des hommes qui vous ont mis dans l'état où vous vous trouvez; je suis un voyageur, que le hasard ou plutôt la providence a conduit sur cette route, pour vous venir en aide, et je l'espère pour vous sauver; vous me comprenez bien n'est-ce pas? Cessez donc de vous forger des chimères, oubliez s'il est possible, quant à présent du moins, ce qui s'est passé entre vous et vos assassins, je n'ai d'autre désir que celui de vous être utile; sans moi vous seriez mort; ne rendez pas plus difficile la tâche déjà si dure que je me suis imposée; votre salut désormais dépend de vous seul.
Le blessé fit un brusque mouvement pour se relever, mais ses forces le trahirent, il retomba avec un soupir de découragement.
– Je ne puis, murmura-t-il.
– Je le crois bien, blessé comme vous l'êtes; c'est un miracle que l'affreux coup d'épée que vous avez reçu ne vous aie pas tué raide; ne vous opposez donc pas davantage à ce que l'humanité m'ordonne de faire pour vous.
– Mais si vous n'êtes pas assassin, qui donc êtes vous? lui demanda le blessé avec inquiétude.
– Qui je suis, moi? Un pauvre diable de vaquero qui vous a trouvé ici agonisant et qui a été assez heureux pour vous rendre à la vie.
– Et vous me jurez que vos intentions sont bonnes?
– Je vous le jure, sur mon honneur.
– Merci, murmura le blessé.
Il y eut un silence assez long.
– Oh! Je veux vivre, reprit le blessé avec une énergie concentrée.
– Je comprends ce désir, il me semble tout naturel de votre part.
– Oui, je veux vivre, car il faut que je me venge.
– Ce sentiment est juste, la vengeance est permise.
– Vous me sauverez, vous me le promettez, n'est-ce pas?
– Du moins ferai-je tout ce qu'il me sera possible pour cela.
– Oh! Je suis riche, je vous récompenserai.
Le ranchero hocha la tête.
– Pourquoi parler de récompense? dit-il; croyez-vous donc que le dévouement puisse s'acheter; gardez votre or, caballero; il me serait inutile, je n'en ai pas besoin.
– Cependant il est de mon devoir…
– Pas un mot de plus sur ce sujet, je vous en prie, señor, toute insistance de votre part serait pour moi une mortelle injure; je fais mon devoir en vous sauvant la vie, je n'ai droit à aucune récompense.
– Agissez donc à votre guise.
– Promettez-moi d'abord de ne pas soulever d'objection à ce que je jugerai convenable de faire dans l'intérêt de votre salut.
– Je vous le promets.
– Bien; de cette façon nous nous entendrons toujours. Le jour ne tardera pas à paraître; nous ne devons pas demeurer ici plus longtemps.
– Mais, où irai-je? Je me sens si faible qu'il m'est impossible de faire le plus léger mouvement.
– Que cela ne vous inquiète pas; je vous mettrai sur mon cheval et en le faisant marcher au pas, il vous portera sans trop de secousses en lieu sûr.
– Je m'abandonne à vous.
– C'est ce que vous pouvez faire de mieux; voulez-vous que je vous conduise à votre demeure?
– Ma demeure? s'écria le blessé avec un effroi mal dissimulé et en faisant un mouvement comme s'il eût essayé de fuir; vous me connaissez donc, vous savez où j'habite?
– Je ne vous connais pas, j'ignore où votre maison est située. Comment saurais-je ces détails, moi qui avant cette nuit ne vous avais jamais vu?
– C'est vrai, murmura le blessé en se parlant à lui-même, je suis fou! Cet homme est de bonne foi. Puis s'adressant à Dominique: Je suis un voyageur, lui dit-il d'une voix entrecoupée et à peine distincte; je viens de la Veracruz, je me rendais à México, lorsque j'ai été assailli à l'improviste, dépouillé de ce que je possédais et laissé pour mort au pied de cette croix où vous m'avez si providentiellement rencontré; de domicile, je n'en ai pas d'autre en ce moment que celui qu'il vous plaira de m'offrir! Voilà toute mon histoire, elle est simple comme la vérité.