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L'éclaireur
L'éclaireur

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L'éclaireur

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Il s'arrêta en fixant à travers son masque sur la supérieure des yeux qui lançaient des éclairs.

– Je vous répète que je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle froidement.

– Ah! Fort bien, écoutez encore ceci, señora, et faites-en votre profit, car vous êtes tombée, je vous le jure, entre les mains d'hommes qui ne vous feront pas grâce et ne se laisseront attendrir ni par vos larmes, ni par vos cris de douleur, si vous les obligez à en venir à certaines extrémités.

– Vous ferez ce que bon vous semblera, répondit la supérieure toujours impassible; je suis entre vos mains; je sais que je n'ai pour le moment du moins nul secours à attendre de qui que ce soit, Dieu me donnera la force de souffrir le martyre.

– Madame, répondit don Toribio en ricanant, vous blasphémez en ce moment: c'est un péché mortel que vous commettez sciemment, mais peu m'importe, ce sont vos affaires. Voici les miennes: vous allez à l'instant m'indiquer l'entrée des caveaux et l'endroit ou repose doña Laura Acévedo; j'ai juré d'enlever son corps d'ici, coûte que coûte. J'accomplirai mon serment, quoi qu'il arrive; si vous consentez à ce que je vous demande, mes compagnons et moi, nous nous retirerons en enlevant le corps de la pauvre morte, mais sans toucher à une épingle des richesses immenses que renferme ce couvent.

– Et si je refuse, répondit-elle avec hauteur.

– Si vous refusez, reprit-il en appuyant sur chaque mot, comme s'il avait voulu mieux les faire comprendre à son interlocutrice, le couvent sera pillé, ces blanches colombes deviendront la proie du démon, ajouta-t-il avec un geste qui fit frémir de terreur les religieuses, et vous, je vous appliquerai à une certaine torture qui, je n'en doute pas, vous déliera la langue.

L'abbesse sourit avec mépris.

– Commencez par moi, dit-elle.

– C'est aussi mon intention; allons, ajouta-t-il d'une voix rude, à la besogne!

Deux hommes s'avancèrent et s'emparèrent de la supérieure; celle-ci n'essaya aucunement de se défendre. Elle demeura immobile, impassible en apparence; cependant un froncement imperceptible de ses sourcils témoignait de l'émotion intérieure qu'elle éprouvait.

– C'est votre dernier mot, señora, demanda don Toribio?

– Faites votre office, bourreaux, répondit-elle avec mépris, essayez de vaincre la volonté d'une vieille femme.

– C'est ce que nous allons faire; allez! commanda-t-il.

Les deux bandits se mirent en devoir d'obéir à leur chef.

– Arrêtez, au nom du Dieu vivant! s'écria une jeune fille en se précipitant résolument devant la supérieure et repoussant les bandits.

Cette jeune fille était la novice avec laquelle causait l'abbesse au moment de l'invasion du couvent.

Il y eut une seconde d'hésitation suprême.

– Taisez-vous, je vous l'ordonne, s'écria l'abbesse; laissez-moi souffrir, Dieu nous voit.

– C'est justement parce qu'il nous voit que je parlerai, répondit péremptoirement la jeune fille, c'est lui qui a envoyé ici ces hommes que je ne connais pas pour empêcher un grand crime. Suivez-moi, caballeros, vous n'avez pas un instant à perdre, je vais vous conduire aux caveaux.

– Malheureuse! reprit l'abbesse en se débattant avec rage entre les mains de ceux qui la contenaient, malheureuse, c'est sur toi que retombera ma colère.

– Je le sais, répondit tristement la jeune fille, mais aucune considération personnelle ne m'empêchera d'accomplir un devoir sacré.

– Bâillonnez cette vieille coquine! Il faut en finir! ordonna le chef.

L'ordre fut immédiatement exécuté; malgré sa résistance désespérée la supérieure fut en quelques minutes réduite à l'impuissance.

– Qu'un de vous la garde, continua don Toribio, et au moindre geste suspect, faites-lui sauter la cervelle. Puis changeant de ton et s'adressant à la novice: Mille fois merci, señorita, dit-il d'une voix émue, terminez ce que vous avez si bien commencé, guidez-nous vers ces redoutables caveaux.

– Venez! répondit-elle en se mettant à leur tête.

Les bandits, devenus sages tout à coup, la suivirent silencieusement, avec les marques du plus profond respect.

Sur un ordre péremptoire de don Toribio, les religieuses, rassurées désormais, s'étaient dispersées et étaient rentrées dans leurs cellules.

Pendant qu'ils traversaient les corridors, don Toribio s'approcha de la jeune fille et prononça à son oreille deux ou trois mots qui la firent tressaillir.

– Ne craignez rien, ajouta-t-il, j'ai voulu seulement vous prouver que je savais tout; je ne veux être pour vous, señorita, que l'ami le plus respectueux, le plus dévoué.

La jeune fille soupira sans répondre.

– Qu'allez-vous devenir désormais, seule dans ce couvent, livrée sans défense à la haine de cette furie pour laquelle il n'existe au monde rien de sacré; vous ne tarderez pas à reprendre la place de celle que nous allons délivrer, ne vaut-il pas mieux la suivre?

– Hélas, pauvre Laura! murmura-t-elle sourdement.

– Vous qui avez tant fait pour elle jusqu'à présent, l'abandonnerez-vous à ce moment suprême, ou plus que jamais votre aide et votre appui lui deviendront nécessaires; n'êtes-vous pas sa sœur de lait, son amie la plus chère! Qui vous arrête? Orpheline depuis votre plus tendre enfance, sur Laura se concentrent toutes vos affection; répondez-moi, Doña Luisa, je vous en conjure.

La jeune fille fit un geste d'étonnement, presque d'effroi.

– Vous me connaissez! fit-elle.

– Ne vous ai-je pas dit que je savais tout; allons, mon enfant, si ce n'est pour vous que ce soit pour elle, accompagnez-la, ne me contraignez pas à vous laisser ici aux mains d'ennemis terribles qui vous infligeront d'affreuses tortures.

– Vous le voulez, balbutia-t-elle tristement.

– C'est elle qui vous en prie par ma bouche.

– Eh bien, soit, le sacrifice sera complet; je vous suivrai, bien que j'ignore si en agissant ainsi je fais bien ou mal; mais malgré que je ne vous connaisse pas, qu'un masque me dérobe vos traits, j'ai foi en vos paroles; il me semble que vous avez un noble cœur, Dieu veuille que je ne commette pas une erreur.

– C'est ce Dieu de bonté et de miséricorde qui vous inspire cette résolution, pauvre enfant.

Doña Luisa laissa tomber sa tête sur sa poitrine, en poussant un soupir qui ressemblait à un sanglot.

Ils continuèrent à marcher auprès l'un de l'autre sans échanger un seul mot.

La troupe était sortie des cloîtres et parcourait en ce moment des bâtiments démeublés et qui depuis longues années semblaient ne pas avoir été habités.

– Ou nous conduisez-vous donc, Niña? demanda don Toribio; je croyais que dans ce couvent les caveaux étaient, comme dans les autres, creusés sous le sol de l'église.

La jeune fille sourit tristement.

– Aussi n'est-ce pas aux caveaux que je vous conduis, répondit-elle d'une voix tremblante.

– Ou donc alors?

– Aux in-pace!

– Oh! murmura-t-il.

– Le cercueil qui devant tous a été ce matin descendu dans les caveaux, continua doña Luisa, contenait en effet le corps de cette pauvre Laura, il était impossible de faire autrement à cause de la coutume qui exige que les morts soient ensevelis dans leurs habits et à visage découvert; mais aussitôt que la foule se fut écoulée, que les portes de l'église se furent refermées sur l'assistance, la supérieure ordonna de relever la pierre des caveaux qui n'étaient pas encore assujettie, elle fit remonter et transporter le corps dans l'in-pace le plus profond du couvent. Mais nous voici arrivés, dit-elle en s'arrêtant et en désignant une large pierre posée à plat sur le sol de la salle dans laquelle ils se trouvaient.

Cette scène avait quelque chose de lugubre et de saisissant; dans cette salle nue, ces hommes masqués groupés autour de cette jeune fille vêtue de blanc, éclairés seulement par les reflets sanglants des torches qu'ils agitaient, ressemblaient à s'y méprendre à ces mystérieux francs juges qui aux anciens jours s'assemblaient dans les ruines pour juger les rois et les empereurs.

– Soulevez cette pierre, dit don Toribio d'une voix creuse.

Après quelques efforts la pierre fut enlevée ouvrant un gouffre sombre d'où s'exhala une bouffée d'air chaud et fétide. Don Toribio prit une torche et se pencha sur l'ouverture.

– Mais, fit-il au bout d'un instant, ce caveau est désert.

– Oui, répondit simplement doña Luisa, celle que vous cherchez est plus bas.

– Comment plus bas! s'écria-t-il avec un mouvement d'effroi dont il ne fut pas le maître.

– Ce caveau n'est pas assez profond, un hasard peut le faire découvrir, les cris peuvent s'entendre au dehors; il y a deux autres caveaux comme celui-ci superposés l'un sur l'autre. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, l'abbesse a résolu de faire disparaître une religieuse et de la retrancher a jamais du nombre des vivants, cette religieuse est descendue dans le dernier, celui qu'on nomme l'Enfer! Là tout bruit meurt, tout sanglot reste sans écho, toute plainte est vaine. Oh! L'inquisition faisait bien les chose, allez! Et puis il y a si peu de temps qu'elle ne règne plus au Mexique, que dans les couvents on en a conservé quelque chose: cherchez plus bas, caballero, cherchez plus bas!

Don Toribio, à ces paroles, sentit une sueur froide perler à la racine de ses cheveux; il se croyait en proie à un cauchemar horrible. Faisant un effort suprême pour dompter l'émotion qui l'accablait, il descendit dans le caveau au moyen d'une échelle mobile appuyée contre une des parois; plusieurs de ses compagnons le suivirent.

Après quelques recherches ils découvrirent une pierre semblable à la première. Don Toribio plongea la torche dans le gouffre.

– Vide! s'écria-t-il avec horreur.

– Plus bas, vous dis-je! Cherchez plus bas, répéta d'une voix sombre doña Luisa, demeurée sur le bord du caveau supérieur.

– Que leur avait donc fait cette adorable créature pour la martyriser ainsi? s'écria don Toribio au comble de la douleur.

– L'avarice et la haine sont deux terribles conseillères, répondit la jeune fille; mais hâtez-vous, hâtez-vous; chaque minute qui s'écoule est un siècle pour celle qui attend.

Don Toribio, en proie à une rage indicible, se mit en devoir de découvrir le dernier caveau. Après quelques instants, ses recherches furent couronnées de succès.

A peine la pierre fut-elle soulevée, que, sans tenir compte de l'air méphitique qui s'élança de l'ouverture et faillit éteindre sa torche, il se pencha en avant.

– Je la vois! Je la vois! s'écria-t-il avec un cri ressemblant plutôt à un rugissement qu'à la voix humaine.

Et sans attendre davantage, sans même calculer la hauteur, il se précipita dans le caveau.

Quelques minutes plus tard, il remontait dans la salle, portant dans ses bras le corps inanimé de doña Laura.

– En retraite, mes amis! En retraite! s'écria-t-il en s'adressant à ses compagnons; ne demeurons pas une seconde de plus dans ce repaire de bêtes fauves à face humaine.

Sur un signe de lui, doña Luisa fut enlevée dans les bras d'un vigoureux lepero, et tous s'éloignèrent en courant dans la direction des cloîtres. Bientôt ils atteignirent la cellule de la supérieure.

En les apercevant, l'abbesse fit un effort violent pour briser ses liens, et se tordit impuissante, comme une vipère, en lançant à ces hommes qui avaient déjoué ses hideux projets, des regards chargés de haine et de rage.

– Misérable! s'écria don Toribio, en passant près d'elle, et en la repoussant dédaigneusement du pied, soyez maudite, votre châtiment commence, car votre victime vous échappe.

Par un de ces efforts que seule la haine arrivée à son paroxysme peut rendre possible, l'abbesse parvint à déranger un peu son bâillon.

– Peut-être! s'écria-t-elle d'une voix qui résonna comme un glas funèbre aux oreilles de don Toribio.

Vaincue par ce dernier effort, elle s'évanouit.

Cinq minutes plus lard, il ne restait plus dans le couvent que ses hôtes accoutumés.

IX.

Balle-Franche et Bon-Affût

A ce point de son récit Balle-Franche s'arrêta et s'occupa d'un air pensif à charger de tabac sa pipe indienne.

Il y eut un long silence.

Les assistants, encore sous le coup de cette histoire extraordinaire, n'osaient hasarder aucune réflexion.

Bon-Affût releva la tête.

– Cette histoire est fort dramatique et fort sombre, dit-il; mais pardonnez-moi ma rude franchise, mon vieux et cher camarade, elle me semble n'avoir aucun rapport avec ce qui se passe autour de nous, et les événements dans lesquels nous sommes probablement appelés a être acteurs, ou tout au moins spectateurs intéressés.

– Au fait, observa Ruperto, que nous importent, à nous autres coureurs des bois, les aventures qui arrivent à Mexico, ou dans n'importe quelle autre ville des tierras interiores? Nous sommes ici dans le désert pour chasser, trapper ou combattre les peaux-rouges; toute autre question doit fort peu nous toucher.

Balle-Franche hocha la tête d'une façon significative, et posant machinalement sa pipe auprès de lui:

– Vous vous trompez, compagnons, reprit-il; croyez-vous donc que je vous aurais fait perdre votre temps à écouter ce long récit, s'il n'avait pour nous tous une raison d'actualité des plus importantes?

– Expliquez-vous alors, mon ami, reprit Bon-Affût, car je vous avoue que, pour ma part, je n'ai absolument rien compris à ce qu'il vous a plu de nous dire.

Le vieux Canadien leva la tête, et sembla, pendant quelques instants, calculer la hauteur du soleil.

– Il est six heures et demie du matin, dit-il, vous avez encore devant vous plus de temps qu'il ne vous en faut pour vous rendre au gué del Rubio, où doit vous attendre celui auquel vous vous êtes engagé à servir de guide; écoutez-moi donc, car je n'ai pas fini tout à fait; maintenant que je vous ai rapporté le mystère, je vais vous dire quels sont les renseignements qui sont venus l'éclaircir.

– Parlez, répondit Bon-Affût, du ton d'un homme qui se résout à écouter par condescendance un récit qu'il sait ne pas devoir l'intéresser.

Balle-Franche, sans paraître remarquer l'apathique complaisance de son ami, reprit la parole en ces termes:

– Vous avez vu que tout avait été prévu par don Toribio avec une prudence qui devait éloigner tous soupçons et couvrir cette aventure d'un voile impénétrable; malheureusement, l'evangelista Leporello n'avait pas été tué roide: il put non seulement parler, mais encore montrer un double de chacune des lettres qu'il remettait tous les jours au jeune homme, lettres que celui-ci lui payait si cher et que, par cette prudence innée dans la race mexicaine, il avait précieusement gardées pour s'en faire un arme au besoin contre don Toribio, ou, ce qui est plus probable encore, pour se venger au cas où il serait victime d'une trahison. Ce fut ce qui arriva: l'evangelista, trouvé agonisant par un client matinal, eut la force de faire une déclaration en règle au juez de lettras4 et de lui remettre les papiers, puis il mourut. Cet assassinat, rapproché de l'enlèvement des serenos par une troupe nombreuse et de l'envahissement du convent des Bernardines, donna une piste que la police commença à suivre avec une ténacité extrême, d'autant plus que la jeune fille dont le corps avait été si audacieusement enlevé, avait des parents puissants qui, pour certaines raisons à eux connues, ne voulurent pas laisser ce crime impuni, et répandirent l'or à profusion. L'on sut bientôt que les bandits, en sortant du couvent, étaient montés sur des chevaux amenés par des gens apostés par eux, et s'étaient éloignés à toute bride dans la direction des presidios. On parvint même à découvrir un des hommes qui avaient fourni les chevaux; cet individu, nommé Pepito, plutôt gagné par l'or qu'on lui offrit qu'effrayé par les menaces, déclara avoir vendu, pour le compte de don Toribio Carvajal, vingt-cinq chevaux de route, livrables à deux heures du matin, au couvent des Bernardines; comme ces chevaux avaient été payés d'avance, lui, Pepito, ne s'était pas préoccupé du singulier endroit qu'on lui assignait et de l'heure non moins singulière. Don Toribio et ses amis étaient arrivés portant avec eux deux femmes, dont l'une paraissait évanouie, et ils s'étaient immédiatement éloignes à toute bride. La piste des ravisseurs avaient été suivie ainsi jusqu'au presidio du Tubac, où don Toribio avait fait reposer sa troupe pendant quelques jours; là il avait acheté un palanquin fermé, une tente de campagne, toutes les provisions nécessaires à une longue exploration dans le désert, et une nuit il avait disparu subitement avec toute sa troupe, augmentée de tous les gens sans aveu ramassés par lui au presidio, sans que nul pût dire de quel côté il s'était dirigé; ces renseignements étaient vagues, mais suffisants jusqu'à un certain point; les parents de la jeune fille continuèrent leurs recherches.

– Je crois commencer à entrevoir où vous en voulez venir, interrompit Bon-Affût, mais concluez; lorsque vous aurez terminé, je vous ferai certaines observations, dont, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez comme moi la justesse.

– Je ne demande pas mieux, mon bon camarade, interrompit Balle-Franche, et il continua. Un homme qui, il y a une vingtaine d'années, m'a rendu un certain service assez important, que je n'avais pas revu depuis, et que, certes, je n'aurais pas reconnu s'il ne m'avait pas dit son nom, seule chose que je n'avais point oubliée, vint me trouver, sur ces entrefaites; Ruperto, mon associé et moi, nous étions au presidio du Tubac occupés à vendre quelques peaux de tigres et de panthères. Cet homme me dit ce que je vous ai rapporté; il ajouta qu'il était proche parent de la jeune fille, il me rappela le service qu'il m'avait rendu, bref il sut tellement m'émouvoir, que je m'engageai a l'aider à se venger de son ennemi. Deux jours plus tard nous prenions la piste; pour un homme habitué comme moi à suivre la trace des Indiens, cette piste était un jeu d'enfant, et bientôt je le conduisis presque en présence de la caravane espagnole commandée par don Miguel Ortega.

– L'autre se nommait don Toribio Carvajal.

– Ne pouvait-il pas avoir changé de nom?

– A quoi bon dans le désert?

– Dans la prévision qu'on le poursuivrait.

– Les parents avaient donc un grand intérêt à cette poursuite?

– Don José m'a dit être l'oncle de la jeune fille, pour laquelle il a une tendresse de père.

– Mais elle est morte, il me semble, ou du moins c'est, si je ne me trompe, ce que vous m'avez dit.

Balle-Franche se gratta l'oreille.

– Voilà justement où la question s'embrouille, dit-il; c'est qu'il paraît qu'elle n'est pas morte du tout, au contraire.

– Hein! s'écria Bon-Affût, elle n'est pas morte! Cet oncle le sait donc, c'est donc de son consentement que la pauvre créature a été enterrée vive! Mais si cela est, il y a là-dessous une odieuse machination.

– Ma foi, puisqu'il faut vous l'avouer, j'en ai peur! dit le Canadien d'une voix peu assurée; cependant cet homme m'a rendu un grand service, je n'ai aucune preuve à l'appui de mes soupçons, et…

Bon-Affût se leva, et se plaçant en face du chasseur:

– Balle-Franche, lui dit-il d'une voix sévère, nous sommes compatriotes, nous nous aimons comme deux frères; pendant de longues années nous avons dormi côte à côte dans la Prairie, partageant entre nous la bonne et la mauvaise fortune, nous sauvant cent fois la vie l'un à l'autre, soit dans nos luttes contre les bêtes fauves, soit dans nos combats contre les Indiens; est-ce vrai?

– C'est vrai, Bon-Affût, c'est vrai, et celui qui dirait le contraire en aurait menti! répondit le chasseur avec émotion.

– Mon ami, mon frère, un grand crime a été commis ou est sur le point de se commettre; prenons garde, veillons, veillons avec soin; qui sait, si nous ne sommes pas les instruments choisis par la Providence pour démasquer les coupables et faire triompher les innocents! Ce don José, m'avez-vous dit désire que je me joigne à vous, fort bien, j'accepte; vous, Ruperto et moi, nous allons nous rendre au gué del Rubio, et croyez-moi, mon ami, maintenant que je suis averti, quel que soit le coupable, je le découvrirai.

– J'aime mieux qu'il en soit ainsi, répondit naïvement le chasseur. J'avoue que la position étrange dans laquelle je me trouvais me pesait singulièrement. Je ne suis qu'un pauvre chasseur, moi, qui ne comprend rien à toutes ces infamies des villes.

– Vous êtes un homme honnête dont le cœur est juste et l'esprit droit; mais le temps se passe; maintenant que nous sommes convenus de nos faits et que nous nous entendons, je crois que nous ferons bien de nous mettre en route.

– Je partirai quand vous le voudrez.

– Un instant encore. Pouvez-vous pendant quelque temps vous passer de Ruperto?

– Parfaitement.

– De quoi s'agit-il? demanda celui-ci.

– D'un service à me rendre.

– Parlez, Bon-Affût, je suis prêt.

– Nul ne peut prévoir l'avenir: peut-être dans quelques jours aurons-nous besoin d'alliés sur lesquels il nous soit possible de compter; ces alliés, le chef ici présent nous les donnera quand nous les lui demanderons; accompagnez-le dans son village, puis, dès qu'il y sera arrivé, quittez-le et prenez notre piste, sans cependant nous rejoindre positivement, mais seulement de façon que, si besoin était, nous sachions où vous rencontrer.

– J'ai compris, dit laconiquement le chasseur en se levant; soyez tranquille.

Bon-Affût, se tourna alors vers l'Aigle-Volant et lui expliqua ce qu'il attendait de lui.

– Mon frère a sauvé l'Églantine, répondit noblement le chef; l'Aigle-Volant est un sachem dans sa tribu; deux cent guerriers suivront le sentier de la guerre au premier signe de mon père; les Comanches sont des hommes, les paroles que soufflent leurs poitrines viennent de leur cœur.

– Merci, chef, répondit Bon-Affût, en serrant chaleureusement la main que lui tendait le peau-rouge; que le Wacondah veille sur vous pendant votre voyage!

Après avoir mangé en hâte un morceau de venaison cuite sur les charbons du foyer, et bu un trago de pulque, dont, suivant l'habitude de sa nation, la seule qui ne boive pas de liqueur forte, le Comanche s'abstint de prendre sa part, les quatre hommes se séparèrent, Ruperto, l'Aigle-Volant et l'Églantine, s'enfonçant dans la Prairie, dans la direction de l'ouest, tandis que Balle-Franche et Bon-Affût, obliquant un peu à gauche, se dirigeaient, au contraire, vers l'Est, afin de gagner le gué del Rubio, où le second était attendu.

– Hum! observa Balle-Franche en jetant son rifle sous le bras gauche et se mettant en marche de ce pas élastique particulier aux coureurs des bois, nous nous sommes taillé une rude besogne.

– Qui sait, mon ami? répondit Bon-Affût d'un ton soucieux. Dans tous les cas, il nous faut découvrir la vérité.

– C'est aussi mon avis.

– Il y a une chose que je veux savoir avant tout.

– Laquelle?

– Ce que renferme le palanquin si bien fermé de don Miguel.

– Pardieu! Une femme, sans doute.

– Qui vous l'a dit?

– Personne, mais je le présume.

– Ne préjugeons de rien, mon ami; avec le temps tout s'éclaircira.

– Dieu le veuille!

– Dieu voit tout et sait tout, mon ami. Croyez bien que, s'il lui a plu de faire germer au fond de nos cœurs les soupçons qui nous tourmentent en ce moment, c'est que, ainsi que je vous le disais, il y a un instant, il veut faire de nous les instruments de sa justice.

– Que sa volonté soit faite! répondit Balle-Franche en ôtant pieusement son bonnet; je suis prêt à obéir à tout ce qu'il ordonnera de moi.

Après cet échange mutuel de pensées, les chasseurs, qui jusqu'à ce moment avaient marché côte à côte, prirent la file indienne, à cause des difficultés du chemin, c'est-à-dire qu'ils ne s'avancèrent plus qu'à la suite l'un de l'autre.

Arrivés dans les hautes herbes, après être sortis de la forêt, ils s'arrêtèrent un instant pour s'orienter.

– Il est tard, observa Bon-Affût.

– Oui, il est près de midi; suivez-moi, nous aurons bientôt rattrapé le temps perdu.

– Comment cela?

– Au lieu de marcher, ne seriez-vous pas d'avis de faire la route à cheval?

– Oui, si nous avions des chevaux?

– Voilà justement ce que je veux vous procurer.

– Vous avez des chevaux?

– J'ai laissé cette nuit, ici aux environs, mon cheval et celui de Ruperto, pour aller au rendez-vous que m'avait assigné don José, rendez-vous auquel j'étais forcé d'aller dans une pirogue.

– Eh! Eh! Ces braves bêtes arrivent bien; pour ma part je suis rompu, je vous l'avoue; voici longtemps déjà que je chemine à pied à travers la Prairie, mes jambes commencent à ne plus vouloir me porter.

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