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L'éclaireur
Au même instant le capitaine apparut à l'entrée de la tente.
– Je vous demande pardon, dit-il avec cette charmante courtoisie innée chez les Hispano-américains, je vous demande pardon, señor caballero, de vous avoir si longtemps négligé, mais un devoir impérieux réclamait ma présence; maintenant me voici tout à vous.
L'inconnu s'inclina.
– C'est moi, répondit-il, qui vous prie, au contraire, d'agréer mes excuses pour le sans-façon avec lequel j'use de votre hospitalité.
– Pas un mot de plus sur ce sujet, si vous ne voulez me désobliger.
Le capitaine s'assit auprès de son hôte.
– Nous allons dîner, dit-il; je ne puis vous offrir qu'une maigre pitance; mais à la guerre comme à la guerre, j'en suis réduit à la portion congrue, c'est-à-dire au tasajo et aux haricots rouges au piment.
– C'est délicieux, et certes, j'y ferais honneur si je me sentais le moindre appétit; mais, en ce moment, il me serait impossible de porter la plus légère bouchée de quoi que ce soit à ma bouche.
– Ah! fit le capitaine en lançant à l'inconnu un regard défiant.
Mais il rencontra une physionomie si naïvement placide, un sourire si franc, qu'il eut honte de ses soupçons, et son visage, qui s'était rembruni, reprit instantanément toute sa sérénité.
– J'en suis fâché; je vous demanderai alors la permission de dîner seul; car, au contraire de vous, caballero, je vous confesse que je me meurs littéralement de faim.
– Je serais désespéré de vous occasionner le moindre retard.
– Domingo! cria le capitaine, mon dîner!
L'aventurier que le cheval de l'inconnu avait si rudement secoué ne tarda pas à arriver en traînant la jambe, et portant, dans une écuelle en bois, le souper de son chef; quelques tortillas de maïs, qu'il tenait à la main, complétaient ce repas d'une sobriété presque claustrale.
Domingo était un métis indien, à l'air rechigné, aux traits anguleux et à la physionomie sournoise; il paraissait avoir à peu près cinquante ans, autant qu'il est possible de juger de l'âge d'un Indien par l'apparence; depuis sa mésaventure avec le cheval, Domingo gardait rancune à l'inconnu.
– Con su permiso, dit le capitaine en rompant une tortilla.
– Je fumerai une cigarette, ce qui sera encore vous tenir compagnie, répondit l'étranger avec son éternel sourire.
L'autre s'inclina poliment et attaqua son maigre repas avec cette vivacité qui dénote une longue abstinence.
Nous saisirons cette occasion pour faire au lecteur le portrait du chef de la caravane.
Don Miguel Ortega, noms sous lesquels il était connu de ses compagnons, était un élégant et beau jeune homme de vingt-six ans au plus, au teint bronzé, aux traits fins, à l'œil fier et brillant, dont la taille élevée, les membres bien attachés, la poitrine large et bombée dénotaient une rare vigueur. Certes, dans toute l'étendue des anciennes colonies espagnoles, il aurait été difficile, sinon impossible, de rencontrer un plus séduisant cavalier, portant mieux le pittoresque costume mexicain, plus hombre de a caballo et réunissant au même degré que lui ces avantages extérieurs qui charment les femmes et entraînent le vulgaire. Cependant, pour un observateur, don Miguel avait une trop grande profondeur dans l'œil, un froncement trop rude du sourcil et un sourire trop faux et trop perfide pour que, sous ces dehors séduisants, cet homme ne cachât pas une âme atrophiée et des instincts mauvais.
Un repas de chasseur assaisonné par l'appétit n'est jamais long; celui-ci fut promptement expédié.
– Là, fit le capitaine en s'essuyant les doigts avec une touffe d'herbe; maintenant une cigarette afin de faciliter la digestion, puis j'aurai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir; vous n'avez pas, sans doute, l'intention de nous quitter avant le point du jour.
– Je ne saurais vous le dire, cela dépendra un peu du temps qu'il fera cette nuit; je suis assez pressé, et vous le savez, caballero, ainsi que le disent si justement les Gringos, nos voisins, le temps est de l'argent.
– Mieux que moi, caballero, vous savez ce que vous avez à faire; agissez à votre guise, seulement, avant que je me retire, veuillez agréer mes souhaits de bonne nuit et de bonne réussite dans vos projets.
– Je vous remercie, caballero.
– Un dernier mot, ou plutôt une dernière question avant de nous séparer.
– Faites.
– Il est bien entendu que, si cette question vous paraît indiscrète, vous êtes parfaitement libre de ne pas y répondre.
– Cela m'étonnerait de la part d'un cabellero aussi accompli, veuillez donc vous expliquer.
– Je me nomme don Miguel Ortega.
– Et moi don Stefano Cohecho.
Le capitaine s'inclina.
– Me permettez-vous à mon tour, reprit l'étranger, de vous adresser une question?
– Je vous en prie.
– Pourquoi cet échange de nom?
– Parce que, dans la Prairie, il est bon de pouvoir distinguer ses ennemis de ses amis.
– C'est juste; maintenant?
– Maintenant je suis certain de ne pas vous compter parmi les premiers.
–¿Quién sabe? repartit en riant don Stefano; il y a de si étranges hasards!
Les deux hommes, après avoir encore échangé quelques mots de la façon la plus amicale, se serrèrent cordialement la main; don Miguel rentra sous la tente, et don Stefano, après s'être étendu les pieds au feu, s'endormit ou du moins ferma les yeux.
Une heure après, le silence le plus complet régnait dans le camp. Les feux ne jetaient plus qu'une lueur douteuse, et les sentinelles, appuyées sur leurs rifles, se laissaient elles-mêmes aller à cette espèce de vague somnolence qui n'est pas encore le sommeil, mais qui déjà n'est plus la veille.
Soudain un hibou, caché probablement dans un arbre voisin, poussa à deux reprises son hou houlement mélancolique.
Don Stefano ouvrit subitement les yeux; sans changer de position, il s'assura par un regard investigateur que tout était tranquille autour de lui; puis, après s'être convaincu que son machette et ses revolvers ne l'avaient pas quitté, il saisit son rifle et imita à son tour le cri du hibou; un cri pareil lui répondit.
L'étranger, après avoir accommodé son zarapé de façon à imiter un corps humain, dit, en le flattant à voix basse, quelques mots à son cheval, afin de le tranquilliser et de lui faire prendre patience, et s'allongeant sur le sol, il se dirigea, en rampant doucement, vers une des issues du camp, s'arrêtant par intervalle, afin de jeter un regard autour de lui.
Tout continuait à être calme. Arrivé au pied du retranchement formé par les charges des mules, il se redressa, franchit l'obstacle d'un bond de tigre et disparut dans la prairie.
Au même instant, un homme se releva, sauta par-dessus le retranchement et s'élança à sa poursuite.
Cet homme était Domingo.
III.
Colloque dans la nuit
Don Stefano Cohecho semblait parfaitement connaître le désert. Dès qu'il fut dans la prairie et ainsi qu'il le croyait, à l'abri de toute investigation fâcheuse, il releva fièrement la tête; sa démarche se fit plus assurée, son œil brilla d'un feu sombre, et il s'avança à grands pas vers un bouquet de palmiers dont les maigres parasols offraient pendant le jour un abri précaire contre les rayons ardents du soleil.
Cependant il ne négligeait aucune précaution, parfois il s'arrêtait brusquement pour prêter l'oreille au moindre bruit suspect ou pour interroger d'un regard investigateur les sombres profondeurs du désert, puis, après quelques secondes, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, il reprenait sa marche de ce pas délibéré qu'il avait adopté en quittant le camp.
Domingo, pour nous servir de l'expression indienne, marchait littéralement dans ses pas, épiant et surveillant chacun de ses mouvements avec cette sagacité particulière aux métis, tout en ayant bien soin d'être toujours à l'abri d'une surprise de la part de l'homme qu'il espionnait. Domingo était une de ces natures comme il ne s'en rencontre que trop sur les frontières; douées de grandes qualités et de grands vices, aussi bonnes pour le bien que pour le mal, capables d'accomplir des choses extraordinaires dans un sens comme dans l'autre, mais qui, la plupart du temps, ne se laissent guider que par leurs mauvais instincts.
Il suivait en ce moment l'étranger sans se rendre positivement compte du motif qui le faisait agir, ne sachant pas encore lui-même s'il serait pour ou contre lui, attendant pour se décider que la position se dessinât nettement, et qu'il eût pesé l'avantage qu'il retirerait d'une trahison ou de l'accomplissement de ses devoirs; aussi évitait-il avec soin de laisser soupçonner sa présence, il devinait que le mystère qu'il voulait découvrir lui offrirait, s'il parvenait à le découvrir, de grands avantages, surtout s'il savait l'exploiter; et, dans le doute, il ne s'abstenait pas mais agissait de façon à ne pas compromettre la découverte de ce précieux secret.
Les deux hommes marchèrent ainsi près d'une heure à la suite l'un de l'autre, sans que don Stefano soupçonnât une seconde qu'il était aussi finement épié, et que l'un des plus adroits coquins des prairies était sur ses talons.
Après des tours et des détours sans nombre dans les hautes herbes, don Stefano arriva sur la rive même du Río Colorado, qui en cet endroit coulait large et calme comme un lac sur un lit de sable bordé par d'épais bouquets de cotonniers et par de hauts peupliers dont les racines plongeaient dans l'eau; arrivé là, l'inconnu s'arrêta, prêta l'oreille un instant, et portant ses doigts à sa bouche il imita le glapissement du coyote; presque immédiatement le même cri s'éleva du milieu des palétuviers, et une légère pirogue faite d'écorce de bouleau, conduite par deux hommes, apparut sur la rive.
– Eh! fit don Stefano d'une voix contenue, je désespérais de vous rencontrer!
– N'avez-vous donc pas entendu notre signal? répondit un des individus de la pirogue.
– Serais-je venu sans cela! Seulement il me semble que vous auriez pu vous avancer un peu au-devant de moi.
– Ce n'était pas possible.
La pirogue s'engrava alors dans le sable; les deux hommes sautèrent légèrement à terre, et en un instant ils eurent rejoint don Stefano. Tous deux portaient le costume et les armes des chasseurs de la Prairie.
– Hum! reprit don Stefano, la route est longue du camp pour venir jusqu'ici, je crains que l'on s'aperçoive de mon absence.
– C'est un risque qu'il vous faut courir, répondit celui qui déjà avait parlé, homme de haute taille, à la figure ouverte, à la physionomie grave et sévère, et dont les cheveux blancs comme la neige tombaient en longues boucles sur les épaules.
– Enfin, puisque vous voilà, expliquons-nous et surtout soyons brefs, le temps est précieux. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation?
– Pas grand-chose: nous vous avons suivi de loin, voilà tout, prêts à vous venir en aide si besoin était.
– Merci; pas de nouvelles?
– Aucunes: qui aurait pu nous en donner?
– C'est juste; et votre ami Bon-Affût, l'avez-vous découvert?
– Non.
– Cuerpo de Cristo! Ceci est contrariant, car si mes pressentiments ne me trompent pas, bientôt il nous faudra jouer des couteaux.
– On en jouera.
– Je le sais, Balle-Franche1, je connais de longue date votre courage; mais vous, Ruperto, votre camarade et moi nous ne sommes que trois hommes, en résumé de compte.
– Qu'importe?
– Comment, qu'importe? Lorsqu'il s'agit de combattre contre trente ou quarante chasseurs aguerris, en vérité, Balle-Franche, vous me rendrez fou avec vos idées. Vous ne doutez de rien: songez-donc que cette fois nous n'avons pas à lutter contre des Indiens mal armés, mais contre des blancs, des bandits de sac et de corde, qui se feront tuer sans reculer d'un pouce, et que nous succomberons inévitablement.
– C'est vrai, je n'y avais pas réfléchi, ils sont beaucoup.
– Nous morts que deviendrait-elle?
– Bon, bon, reprit le chasseur en secouant la tête, je vous répète que je n'y songeais pas.
– Vous voyez donc bien qu'il est indispensable que nous nous entendions avec Bon-Affût et les hommes dont il peut disposer.
– Oui, mais allez donc trouver à point nommé dans le désert la piste d'un homme comme Bon-Affût? Qui sait; où il se trouve en ce moment? il peut n'être qu'à une portée de fusil de nous comme en être éloigné de cinq cents milles.
– C'est à en devenir fou.
– Le fait est que la position est grave. Êtes-vous au moins sûr cette fois de ne pas vous être trompe et de tenir la bonne piste?
– Je ne puis rien assurer encore, bien que tout me fasse supposer que je ne me trompe pas, mais rapportez-vous-en à moi, je saurai bientôt à quoi m'en tenir.
– Du reste, ce sont les mêmes traces que celles que nous suivons depuis Monterey; il y a des chances que ce soient eux.
– Que résolvons-nous?
– Dame, je ne sais que vous dire.
– Vous êtes désespérant, sur ma parole; comment, vous ne pouvez me suggérer aucun moyen?
– Il me faudrait d'abord une certitude, et puis, vous l'avez dit vous-même: à nous trois, ce serait folie de tenter ce coup de main!
– Vous avez raison, je retourne au camp; la nuit prochaine, nous nous reverrons, je serai bien malheureux si, cette fois, je n'ai pas découvert ce qui nous importe tant de savoir; vous, pendant ce temps-là, cherchez, furetez, fouillez la Prairie dans tous les sens, et, si cela est possible, ayez-moi des nouvelles de Bon-Affût.
– Cette recommandation est inutile, je ne demeurerai pas inactif.
Don Stefano saisit la main du vieux chasseur, et la pressant fortement entre les siennes:
– Balle-Franche, lui dit-il d'une voix émue, je ne vous parlerai pas de notre vieille amitié, ni des services que plusieurs fois j'ai été assez heureux pour vous rendre, je vous répéterai seulement, et je sais qu'avec vous cela suffira, c'est que du succès de notre expédition dépend le bonheur de ma vie.
– Bon, bon, ayez confiance en moi, don José; je suis trop vieux pour changer d'amitié, je ne sais qui a tort ou raison dans cette affaire, je souhaite que la justice soit de votre côté; mais cela ne m'occupe pas, quoi qu'il arrive, je vous serai fidèle et bon compagnon.
– Merci, mon vieil ami, à la nuit prochaine.
Après avoir dit ces quelques mots, don Stefano, ou du moins celui qui se faisait appeler ainsi, fit un mouvement pour s'éloigner, mais d'un geste brusque Balle-Franche l'arrêta.
– Qu'y a-t-il? demanda l'étranger. Le chasseur posa l'index de sa main droite sur sa bouche pour lui recommander le silence, et se tournant vers Ruperto, qui avait assisté, impassible et silencieux, à l'entretien:
– Au Coyote! lui dit-il d'une voix basse et inarticulée.
Sans répondre, Ruperto bondit comme un jaguar et disparut dans un buisson de cotonniers qui se trouvait à peu de distance.
Au bout de quelques instants, les deux hommes qui étaient demeurés le corps penché en avant, dans l'attitude de gens qui écoutent, mais sans prononcer une parole, entendirent un froissement de feuilles, un bruit de branches brisées suivi de la chute d'un corps lourd sur le sol, puis plus rien.
Presque aussitôt, le cri de la chouette s'éleva dans la nuit.
– Ruperto, nous appelle, dit alors Balle-Franche, tout est fini.
– Que s'est-il donc passé? demanda don Stefano avec inquiétude.
– Moins que rien, répliqua le chasseur, en lui faisant signe de le suivre. Vous aviez un espion à vos trousses, voilà tout.
– Un espion?
– Pardieu! Vous allez le voir.
– Oh! Oh! Ceci est grave.
– Moins que vous le supposez, puisque nous le tenons.
– Oui, mais alors il nous faudra donc tuer cet homme?
– Qui sait? Cela dépendra probablement de l'explication que nous aurons avec lui; dans tous les cas, ce n'est pas un grand mal d'écraser de semblables vermines.
Tout en parlant ainsi, Balle-Franche et son compagnon avaient pénétré dans le buisson.
Domingo, renversé et garrotté étroitement au moyen de la reata de Ruperto, se débattait vainement pour rompre les liens qui lui entraient dans les chairs. Ruperto, les deux mains réunies sur le canon de son rifle dont la crosse reposait à terre, écoutait en ricanant mais sans lui répondre le flot d'injures et de récriminations que la rage arrachait au métis.
– ¡Dios me ampare! disait celui-ci en se tordant comme une vipère. ¡Verdugo del demonio! Est-ce ainsi que l'on agit entre gente de razón? Suis-je donc un peau-rouge pour me ficeler comme une carotte de tabac et me serrer les membres comme à un veau que l'on mène à l'abattoir? Si jamais tu tombes entre mes mains, chien maudit, tu me payeras le tour que tu m'as joué!
– Au lieu de menacer, mon brave homme, dit Balle-Franche en intervenant, il me semble que vous feriez mieux de convenir loyalement que vous êtes entre nos mains et d'agir en conséquence.
Le bandit tourna brusquement la tête, la seule partie du corps qu'il avait de libre vers le chasseur.
– Vous avez bon air à m'appeler brave homme et à me donner des conseils, vieux trappeur de rats musqués, lui dit-il brutalement; êtes-vous des blancs ou des Indiens, pour traiter ainsi un chasseur.
– Si au lieu de chercher à entendre ce qui ne vous regardait pas, digne señor Domingo, c'est ainsi qu'on vous nomme je crois, dit don Stefano d'un air narquois, si vous étiez resté tranquillement à dormir dans votre camp, le petit désagrément dont vous vous plaignez ne vous serait pas arrivé.
– Je dois reconnaître la justesse de votre raisonnement, reprit le bandit avec ironie, mais dame, que voulez-vous? J'ai toujours eu la manie de chercher à apprendre ce qu'on voulait me cacher.
L'étranger lui lança un regard soupçonneux.
– Et avez-vous depuis longtemps cette manie, mon bon ami? dit-il.
– Depuis ma plus tendre jeunesse, répliqua-t-il effrontément.
– Voyez-vous cela, vous avez dût apprendre bien des choses alors?
– Énormément, mon bon seigneur.
Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.
– Mon ami, lui dit-il, desserrez donc un peu les liens de cet homme, il y a tout à gagner en sa compagnie: je désire jouir quelques instants de sa conversation.
Le chasseur exécuta silencieusement l'ordre qui lui était donné.
Le bandit poussa un soupir de satisfaction en se sentant moins gêné et se releva sur son séant.
– ¡Cuerpo de Cristo! s'écria-t-il avec un accent railleur, au moins maintenant la position est tenable, on peut causer.
– N'est-ce pas?
– Ma foi, oui, je suis bien à votre service pour tout ce que vous voudrez, seigneurie.
– Alors je profiterai de votre complaisance.
– Profitez, seigneurie, profitez; je ne puis que gagner à causer avec vous.
– Croyez-vous?
– J'en suis convaincu.
– Au fait, vous pourriez avoir raison; dites-moi, à part cette noble curiosité dont vous m'avez si franchement fait l'aveu, n'auriez-vous pas par hasard d'autres petits défauts?
Le bandit eut l'air de chercher consciencieusement pendant deux ou trois minutes dans sa tête, puis il répondit en faisant l'agréable.
– Ma foi non, seigneurie, je ne vois pas.
– En êtes-vous sûr?
– Hum! Il se pourrait, mais pourtant je ne crois pas.
– Là, vous le voyez, vous n'en êtes pas sûr?
– Au fait, c'est vrai! s'écria le bandit avec une feinte franchise; vous le savez, seigneurie, la nature humaine est si incomplète.
Don Stefano fit un geste d'assentiment.
– Si je vous aidais, dit-il, peut-être que…
– Nous trouverions, n'est-ce pas, seigneurie, interrompit vivement Domingo. Eh bien! Aidez, aidez, je ne demande pas mieux, moi.
– Ainsi, par exemple, remarquez bien que je n'affirme rien, je suppose, voilà tout.
– ¡Caray! Je le sais bien, allez, seigneurie, ne vous gênez pas.
– Ainsi dis-je! N'auriez-vous pas un certain faible pour l'argent?
– Pour l'or surtout.
– C'est ce que je voulais dire.
– C'est qu'aussi l'or est bien tentant, seigneurie.
– Je ne vous en fais pas un crime, mon ami, je me borne à constater; du reste, cette passion est si naturelle!
– N'est-ce pas?
– Que vous devez en être atteint.
– Eh bien! Je vous avoue, seigneurie, que vous avez deviné.
– Voyez-vous, j'en étais sûr.
– Oh! L'or gagné honnêtement.
– Cela va sans dire; ainsi, par exemple, supposons que quelqu'un vous offrit mille piastres pour découvrir le secret du palanquin de don Miguel Ortega.
– Dame! fit le bandit en fixant un clair regard sur l'étranger qui, de son côté, l'examinait attentivement.
– Et si ce quelqu'un, continua don Stefano, vous donnait en sus, comme arrhes du marché, une bague comme celle-ci.
En disant ces paroles, il faisait chatoyer un magnifique diamant aux yeux du bandit.
– J'accepterais, cuerpo de Cristo! s'écria celui-ci avec un accent de convoitise, dussé-je, pour découvrir ce secret, compromettre à jamais la part que j'espère en Paradis!
Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.
– Déliez cet homme, dit-il froidement, nous nous entendons.
En se sentant libre, le métis fit un bond de joie.
– La bague! dit-il.
– La voilà, fit don Stefano en la lui remettant, c'est convenu?
Domingo croisa le pouce de sa main droite sur celui de sa main gauche, et redressant fièrement la tête:
– Sur la sainte croix du Rédempteur, dit-il d'une voix ferme et accentuée, je jure de faire tous mes efforts pour découvrir le secret que don Miguel cache si jalousement; je jure de ne jamais trahir le caballero avec lequel je traite en ce moment; ce serment, je le fais devant les trois caballeros ici présents, m'engageant, si je le faussais, à subir sans me plaindre telle peine, fût-ce la mort, qu'il plaira à ces trois caballeros de m'infliger.
Le serment fait par Domingo est le plus redoutable que puisse prononcer un Hispano-américain; il n'y a pas d'exemple qu'il ait été jamais faussé. Don Stefano s'inclina convaincu de la loyauté du bandit.
Soudain plusieurs coups de feu, suivis de cris horribles, éclatèrent à peu de distance.
Balle-Franche tressaillit.
– Don José, dit-il à l'étranger en lui posant la main sur l'épaule, Dieu nous favorise; retournez au camp: la nuit prochaine, je vous apprendrai probablement du nouveau.
– Mais ces coups de feu?
– Ne vous en inquiétez pas, retournez au camp, vous dis-je, et laissez-moi agir.
– Allons, puisque vous le voulez, je me retire.
– A demain?
– A demain.
– Et moi? fit Domingo, caramba, compagnons, si vous allez jouer du couteau, ne pourriez-vous pas me prendre avec vous?
Le vieux chasseur le regarda attentivement.
– Eh! fit-il au bout d'un instant, votre idée n'est pas mauvaise, venez donc puisque vous le désirez.
– A la bonne heure donc, voilà un prétexte tout trouvé pour justifier mon absence.
Don Stefano sourit; après avoir une dernière fois rappelé à Balle-Franche leur rendez-vous pour la nuit suivante, il quitta le buisson et se dirigea vers le camp.
Les deux chasseurs et le métis demeurèrent seuls.
IV.
Indiens et chasseurs
A l'endroit où se trouvaient les trois chasseurs, nous l'avons dit déjà, le Río Colorado formait une large nappe, dont les eaux argentées serpentaient à travers une contrée superbe et pittoresque.
Parfois, sur l'une ou l'autre rive, le sol s'élevait presque subitement en montagnes hardies d'un aspect grandiose; d'autres fois il se déroulait en rives de fraîches et riantes prairies couvertes d'une luxuriante végétation, ou en vallons gracieux et ondulés, fourrés d'arbres de toutes sortes.
C'était dans l'un de ces vallons que la pirogue de Balle-Franche avait abordé; abrités de toutes parts par les hautes futaies qui les enveloppaient d'un épais rideau de verdure, les chasseurs auraient échappé, même pendant le jour, aux investigations des curieux ou des indiscrets qui auraient tenté de les surprendre à cette heure avancée de la nuit, aux rayons tremblotants de la lune, qui ne parvenaient jusqu'à eux que tamisés par le dôme de feuilles qui les cachait; ils pouvaient se considérer comme étant complètement en sûreté.
Rassuré par la force de sa position. Balle-Franche, dès que don Stefano l'eut quitté, dressa son plan de campagne avec cette lucidité que peut seule donner une longue habitude de la vie du désert.
– Compagnon, dit-il au métis, connaissez-vous la Prairie?
– Pas autant que vous certainement, vieux trappeur, répondit modestement celui-ci; mais assez cependant pour vous être d'un bon secours dans l'expédition que vous voulez tenter.
– J'aime cette façon de répondre, elle dénote le désir de bien faire; écoutez-moi attentivement: la couleur de mes cheveux et les rides qui sillonnent mon visage vous disent assez que je dois posséder une certaine expérience; ma vie entière s'est écoulée dans les bois; il n'y a pas un brin d'herbe que je ne connaisse, un bruit dont je ne puisse me rendre compte, une empreinte que je ne sache découvrir; il y a quelques instants plusieurs coups de feu ont éclaté non loin de nous, le cri de guerre des Indiens a été poussé; parmi ces coups de feu je suis certain d'avoir reconnu le son du rifle d'un homme pour lequel je professe la plus chaleureuse amitié, cet homme est en danger en ce moment, il combat contre les Apaches qui l'ont surpris et attaqué pendant son sommeil. Le nombre des coups de feu me fait supposer que mon ami n'a avec lui que deux compagnons; si nous ne lui venons pas en aide il est perdu, car ses adversaires sont nombreux; le coup de main que je veux tenter est presque désespéré; nous avons toutes les chances contre nous; réfléchissez avant que de répondre: êtes-vous toujours résolu à nous accompagner, Ruperto et moi, en un mot à risquer votre chevelure en notre compagnie?