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Sodome et Gomorrhe
Sodome et Gomorrhe

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Sodome et Gomorrhe

Язык: Французский
Год издания: 2016
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« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l’intention diabolique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, mais agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaules en réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïveté. « Mais d’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a parfaitement raison. » Et il commença à m’esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionné au crime). C’est qu’alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu’à me faire l’éloge des maisons de passe. « Il n’y a que là qu’on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Il n’avait plus pour ce genre d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand j’avais fait allusion à eux, et, en l’entendant maintenant, je lui dis que Bloch m’en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je restai dans le vague, car je me rappelai que c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. « En tout cas, je t’en ferai connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. » En m’entendant exprimer le désir qu’il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu’il connaissait et qui devaient, en effet, être bien supérieures à la maison que m’avait indiquée Bloch, il témoigna d’un regret sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu’il repartait le lendemain. « Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de… je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu’il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voir la petite, on sent que c’est la fille de gens bien (je sentis s’étendre un instant sur la voix de Robert l’ombre du génie des Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et ne peuvent s’occuper d’elle. Dame, la petite se désennuie, et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais pas ; si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pour l’aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme on dirait, dans le peuple, des princesses), dans un autre genre il y a la première femme de chambre de Mme Putbus. »

À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablement surprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron, lequel s’était posé de tout temps comme le protecteur d’Oriane et, seul de la famille – trop souvent complaisante aux exigences du duc à cause de son héritage et par jalousie à l’égard de la duchesse – tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère. Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris les motifs de l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à un enthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empêcher la marquise de s’éloigner de lui, pour « l’accrocher », comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait qui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de l’admiration esthétique qu’il inspire, ceux qu’il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même, et en ce moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.

« Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde un peu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et même, là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit la personne qu’on aime après mille délibérations et d’après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits, ayant le titre de la comédie allemande Oncle et neveu, où l’on verrait l’oncle veillant jalousement, bien qu’involontairement, à ce que son neveu finisse par lui ressembler.

J’ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l’on n’y faisait pas figurer les oncles qui n’ont aucune parenté réelle, n’étant que les oncles de la femme du neveu. Les Messieurs de Charlus sont, en effet, tellement persuadés d’être les seuls bons maris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, que généralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouser aussi un Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau des ressemblances. Et à l’affection pour la nièce se joint parfois de l’affection aussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares, et sont souvent ce qu’on appelle heureux.

– De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les femmes, mais je pense que cela t’est égal ; je peux te dire franchement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Je me l’imagine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah ! si j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a de choses magnifiques à faire ! Et puis, on passe à une autre. Car pour l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bien revenu.

Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement des littérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière rencontre (c’est presque tous fripouille et Cie, m’avait-il dit, ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l’endroit de certains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu’elle n’aurait jamais de talent si elle laissait « Robert, homme d’une autre race », prendre de l’influence sur elle, et avec elle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu’il leur donnait). Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacé de celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour la vertu des femmes.

« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité, prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.

« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier qui décèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont de s’attacher aux habits.

« Oh ! comme c’est curieux », répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l’amener à une réalité si différente de celle qu’il feignait d’avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dans l’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez la marquise l’intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme de Surgis. – Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d’aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse.

« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.

– Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’est à mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce de complaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane. J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre des cartes.

– Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de jolies manières, était en train de dire M. de Charlus.

– Vous trouvez ? répondait Mme de Surgis ravie.

Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries de l’homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s’était pas aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous : « Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme dans le Cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science.

– Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les relations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes depuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations. Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avec nous.

– Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voir là dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien à l’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vais près de ma tante.

Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’il allait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressac étant très riches.

« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est que Balzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrer là où c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence, par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachant ce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »

Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornue où s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avait été.

– Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.

En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgis de quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un moment avec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils de venir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnait l’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunes gens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme de Surgis-le-Duc étant assez mal vue.

Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait à M. de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit, tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un sourire moqueur. Mais la baie était si étroite que Mme de Saint-Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot.

– Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Et pourtant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui n’avaient certainement rien de « Saint », mais devaient être très « Vertes », si l’on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait de l’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d’un coup : « Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d’aisances », c’est simplement la marquise qui, dans quelque but d’invitation, vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fosse d’aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation, quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit « déliquescent » : « Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… » Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des « garden-parties », moi j’appellerais ça « des invites à se promener dans les égouts ». Est-ce que vous allez vous crotter là ? demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller, vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis, à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas ».

– J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous l’inspiration du moment.

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens la donneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, comme dans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peut pas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme de Saint-Euverte, qui avait réussi à se dégager de la baie dont nous barrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant, et, par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère, peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genre dont ce ne devait pas être le premier essai : « Oh ! pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas fait mal », s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant son maître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rire ironique et concéda seulement un « bonsoir », qui, comme s’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une fois qu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus. Enfin, avec une platitude suprême, dont je souffris pour elle, Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant pris à l’écart, me dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restai sérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de se croire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet, aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de ce qu’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, en prenant à leur charge l’hilarité, d’y participer.

– D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invite pas. Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder (l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me le dire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner, amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assez plaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait. Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin de toutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander des invités. En tout cas, sur vous, je compte absolument.

Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je ne voulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et, prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus, j’allai retrouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandai si ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avait rendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclata de rire : « Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul, c’est entièrement inventé et aurait été absolument stupide. Vraiment c’est inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je ne vous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraiment curieux, dans un cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter de proche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste, comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince m’a dit ? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais été curieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été jaloux. Et pour ce que cela m’a appris ! Êtes-vous jaloux ? » Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je ne savais même pas ce que c’était. « Hé bien ! je vous en félicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à fait désagréable, à deux points de vue. D’une part, parce que cela permet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce que cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais cela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand la guérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plus affreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont je vous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues ; la première, par la faute de ma nature qui n’est pas capable de réflexions très prolongées ; la seconde, à cause des circonstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes, dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on ne tient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’y avoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons qui échappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, nous sentons qu’il n’est qu’en nous ; c’est en nous qu’il faut rentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargon idéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aimé la vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien ! maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec les autres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus, me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, très précieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenant plus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarin pour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce sera bien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l’entretien avec le Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cette personne, cela va être vous. » J’étais gêné, pour l’entendre, par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenu dans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. « Et vous lisez aussi ? Qu’est-ce que vous faites ? » demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne connaissait même pas le nom de Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, lui donnait l’air de voir très loin, de sorte que, rare poésie en un sculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme de distantes et mystérieuses étoiles.

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