bannerbannerbanner
Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6
Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

Полная версия

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

текст

0

0
Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
3 из 9

En ce qui concerne son fils, madame de Sévigné en fut pour la crainte. Malgré son désir de faire parler de lui, l'élève de Condé, fidèle, du reste, à ses instructions, se bornait à maintenir une défensive prudente et vigoureuse, favorisée par la conduite des confédérés, qui hésitaient, eux aussi, à risquer une bataille décisive. «Les alliés craignoient, a dit un bon témoin, que toute la Flandre ne fût perdue si les François remportoient l'avantage, et ceux-ci craignoient que les confédérés n'entrassent en France s'ils remportoient une victoire tant soit peu considérable.51» On attendait en Flandre, comme par un tacite accord, ce qui se passerait sur le Rhin, où était le nœud de la situation.

Malgré sa mésaventure à la funeste journée de Consarbrüch, le cousin de madame de Sévigné n'avait rien perdu de la bonne réputation qu'il s'était déjà acquise comme capitaine-commandant ou colonel des gendarmes-Dauphin. Pendant quelques jours on avait ignoré son sort. Le 16 août, on apprit enfin qu'il était devenu le prisonnier du marquis de Grana, avec lequel il avait eu occasion de lier amitié quelques années auparavant. Mais voici de quelle honorable et piquante façon avait eu lieu sa capture; rarement madame de Sévigné a jeté une plus jolie narration:

«Pour M. de la Trousse, depuis mes chers romans, je n'ai rien vu de si parfaitement heureux que lui. N'avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu'à l'extrémité? Un autre s'avance pour voir qui peut faire une si grande résistance: il voit l'inégalité du combat; il en est honteux; il écarte ses gens; il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée, à cause de son honnêteté, et qui sans lui ne l'eût jamais rendue; il le fait son prisonnier; il le reconnoît pour un de ses amis, du temps qu'ils étoient tous deux à la cour d'Auguste; il traite son prisonnier comme son propre frère; il le loue de son extrême valeur; mais il me semble que le prisonnier soupire: je ne sais s'il n'est point amoureux: je crois qu'on lui permettra de revenir sur parole; je ne vois pas bien où la princesse l'attend, et voilà toute l'histoire52.» On sait que M. de la Trousse était, depuis longtemps, amoureux de madame de Coulanges. Il y a là un grain d'épigramme qui va atteindre cette dernière. La rivale que sous-entend madame de Sévigné pourrait bien être cette grosse maîtresse du Charmant (M. de Villeroi), dont elle parle, sans la nommer, dans un autre endroit, comme ayant occupé quelque temps son cousin. Celui-ci fut bientôt mis en liberté, et le nom de la princesse ne resta pas longtemps douteux: le marquis de la Trousse se rengagea plus que jamais dans une liaison qui devait durer autant que sa vie.

Mais, une fois rassurée sur le compte de son fils, celui qui occupait le plus madame de Sévigné était le chevalier de Grignan, placé, depuis la mort de Turenne, au poste le plus périlleux. L'œuvre de M. Walckenaer, porte, en maint endroit, la trace de la vive affection, de l'estime particulière que madame de Sévigné professait pour ce frère de son gendre, auquel madame de Grignan accordait aussi la préférence sur ses autres beaux-frères. Le chevalier méritait ces sentiments par la franchise et la vivacité de son dévouement pour sa belle-sœur et pour la mère de celle-ci. Un caractère sûr, ferme et froid, même un peu fier, des maximes d'honneur et de vertu, un esprit sensé et mûr avant l'âge, une aptitude militaire reconnue, lui avaient valu l'attention, puis la faveur des hommes sérieux, et Turenne l'avait mis au nombre de ceux qu'il aimait: solide éloge, car il aimait peu de gens, en trouvant peu dignes de son estime. Le chevalier de Grignan, qui faisait la campagne d'Allemagne à la tête du régiment de son nom, était intimement lié avec le duc de Lorges: il fut un de ceux qui le secondèrent le mieux lorsque la mort de Turenne eut fait tomber sur son neveu la rude besogne de maintenir une armée démoralisée, et de contenir un ennemi qui ne doutait plus de rien. C'est ici, dans la biographie de ce membre le plus distingué de la famille des Grignan, sa véritable page d'honneur. Il faut la lui restituer, car les infirmités précoces qui viendront l'assaillir nous retireront trop tôt l'occasion de parler de lui.

On voit que madame de Sévigné recherche tous les sujets d'entretenir sa fille sur ce chapitre qui lui tient au cœur; heureuse d'écrire les louanges du chevalier, car, dans cette circonstance, elle était plutôt l'organe de l'opinion publique que de sa prédilection.

«Voilà donc (mande-t-elle le 9 août en annonçant l'heureux combat d'Altenheim) nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin, fort heureusement, fort à loisir, et après avoir battu les ennemis; c'est une gloire bien complète pour M. de Lorges… Le gentilhomme de M. de Turenne qui étoit retourné et qui est revenu, dit qu'il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan; qu'il a été jusqu'à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi; mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion. Je reviens au chevalier de Grignan, et j'admire qu'il n'ait pas été blessé à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des ennemis53.»

Le surlendemain, elle ajoute: «La Garde vous a mandé ce que M. de Louvois a dit à la bonne Langlée, et comme le roi est content des merveilles que le chevalier de Grignan a faites: s'il y a quelque chose d'agréable dans la vie, c'est la gloire qu'il s'est acquise dans cette occasion; il n'y a pas une relation ni pas un homme qui ne parle de lui avec éloge; sans sa cuirasse il étoit mort: il a eu plusieurs coups dans cette bienheureuse cuirasse, il n'en avoit jamais porté; Providence! Providence54!»

De Bretagne, où est encore venu la trouver l'éloge du chevalier de Grignan, madame de Sévigné écrit trois mois après: «Je fus hier chez la princesse (madame la princesse de Tarente, alors à Vitré), j'y trouvai un gentilhomme de ce pays, très-bien fait, qui perdit un bras le jour que M. de Lorges repassa le Rhin… Il vint à parler, sans me connoître, du régiment de Grignan et de son colonel: vraiment je ne crois pas que rien fût plus charmant que les sincères et naturelles louanges qu'il donna au chevalier; les larmes m'en vinrent aux yeux. Pendant tout le combat, le chevalier fit des actions et de valeur et de jugement qui sont dignes de toute sorte d'admiration: cet officier ne pouvoit s'en taire, ni moi me lasser de l'écouter. C'est quelque chose d'extraordinaire que le mérite de ce beau-frère; il est aimé de tout le monde: voilà de quoi son humeur négative et sa qualité de petit glorieux m'eussent fait douter; mais point, c'est un autre homme; c'est le cœur de l'armée, dit ce pauvre estropié55.»

Cette journée d'Altenheim fut une journée d'héroïsme. Chacun sentait qu'il y allait du salut de la France. La Fare rend la même justice au neveu de Turenne, et à Vaubrun qui partageait avec lui le commandement, et aussi au jeune gouverneur titulaire de la Provence, dont M. de Grignan tenait la place, et qui inaugurait alors une carrière militaire qui le retint presque constamment dans les camps, au grand avantage de son remplaçant, mais à la grande peine de madame de Sévigné: «M. de Lorges fit ce qu'on pouvoit attendre d'un digne capitaine… Vaubrun lui-même, le pied cassé et la jambe sur l'arçon, chargea à la tête des escadrons, comme le plus brave homme du monde qu'il étoit, et y fut tué aussi avec plusieurs autres… Le duc de Vendôme, fort jeune alors, eut la cuisse percée d'un coup de mousquet, à la tête de son régiment, et donna, dans cette occasion, des marques du courage et des talents qui lui ont fait commander depuis avec gloire les armées du roi dans les conjonctures les plus difficiles56.»

Pendant que le chevalier de Grignan se distinguait sur les bords du Rhin, l'un de ses frères, le coadjuteur d'Arles, se signalait à Paris comme orateur de l'Assemblée du clergé, où il figurait en qualité de procureur-député de la province d'Arles, en compagnie de l'abbé de Grignan, le dernier frère, appelé tantôt le bel abbé, tantôt le plus beau de tous les prélats57, lequel remplissait les fonctions d'agent général de la même province. Quoique jeune, le coadjuteur jouissait déjà dans son ordre d'une réputation due surtout à un talent véritable pour la parole. Il y ajouta encore dans cette session de 1675. «M. Boucherat, écrit madame de Sévigné le 9 août, me manda lundi au soir que M. le coadjuteur avoit fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé; M. de Condom et M. d'Agen me dirent la même chose à Versailles58.» Aussi ce fut lui (distinction singulière à cause de son âge et de son rang dans la hiérarchie) que l'assemblée désigna pour faire au roi la harangue d'usage, avec mission de le remercier de l'appui qu'il accordait à l'Église, et de lui présenter les doléances du clergé au sujet de la conduite des réformés.

Son discours était fait lorsque arriva à Paris la nouvelle de la défaite du maréchal de Créqui. Malgré son désir de plaire au roi, l'orateur ne pouvait passer sous silence ce premier et considérable échec infligé à ses armes. Le coadjuteur d'Arles se tira de ce pas difficile à la satisfaction générale. La veille de prononcer son discours, il avait voulu connaître sur le changement de rédaction que lui imposait la circonstance, l'opinion et le goût de madame de Sévigné, avec laquelle il vivait dans une grande liberté. «Le coadjuteur, dit celle-ci, avoit pris dans sa harangue, le style ordinaire des louanges, mais aujourd'hui cela seroit hors de propos; il passe sur l'affaire présente avec une adresse et un esprit admirables; il vous mandera le tour qu'il donne à ce petit inconvénient; et, pourvu que ce morceau soit recousu bien juste, ce sera le plus beau et le plus galant de son discours59.»

Le succès fut complet. Madame de Sévigné enregistre avec joie et évidemment avec un peu d'exagération de famille, ce résultat qu'elle a prévu: «La harangue de M. le coadjuteur a été la plus belle et la mieux prononcée qu'il est possible: il a passé cet endroit, qui a été fait et rappliqué après coup, avec une grâce et une habileté non pareille; c'est ce qui a le plus touché tous les courtisans. C'est une chose si nouvelle que de varier la phrase, qu'il a pris l'occasion que souhaitoit Voiture pour écrire moins ennuyeusement à M. le Prince, et s'en est aussi bien servi que Voiture auroit fait. Le roi a fort loué cette action, et a dit à M. le Dauphin: «Combien voudriez-vous qu'il vous en eût coûté, et parler aussi bien que M. le coadjuteur?» M. de Montausier a pris la parole et a dit: «Sire, nous n'en sommes pas là; c'est assez que nous apprenions à bien répondre.» Les ministres et tous les autres ont trouvé un agrément et un air de noblesse dans ce discours qui donne une véritable admiration. J'ai bien à remercier les Grignan de tout l'honneur qu'ils me font, et des compliments que j'ai reçus depuis peu, et du côté de l'Allemagne et de celui de Versailles.» Et, avec un soupir: «Je voudrois bien que l'aîné eût quelque grâce de la cour pour me faire avoir aussi des compliments du côté de Provence60!» Le coadjuteur d'Arles obtint non-seulement l'approbation de la cour, mais celle de son ordre. C'est ce qu'on lit dans les procès-verbaux de l'Assemblée du clergé, où le président rappelle «que tous les prélats ont été témoins de la force, capacité et prudence avec lesquelles monseigneur le coadjuteur a parlé au roi, et que Sa Majesté avoit paru extrêmement satisfaite61.»

Louis XIV ne se dissimulait point la gravité de la crise qui s'ouvrait devant lui. Il avait compris au fond toute l'importance de la perte de Turenne; mais (c'est de ceci que l'histoire doit le louer) en présence de ce malheur, de la défaite de Créqui, de la prise de Trêves, de l'élan et des projets audacieux de l'ennemi, de la situation intérieure de la France, qui fermentait et se révoltait même en Guyenne et en Bretagne, il ne s'abandonna point, et ne perdit rien de cette fermeté calme et sereine, qu'il retrouvera dans ses plus grands désastres, et qui semble constituer le trait dominant d'une âme en toute circonstance supérieure à la fortune.

On a contesté, et cela semble de mode aujourd'hui, la valeur intellectuelle et morale de Louis XIV. La postérité devait réagir contre les excessives adulations de ses contemporains. Mais a-t-elle raison de faire son évangile historique des mémoires posthumes de cette commère de génie qu'on appelle Saint-Simon? Ce n'est point ici le lieu de rechercher si le roi du dix-septième siècle a été un esprit véritablement supérieur: dans tous les cas, ç'a été un solide caractère. Insatiable pour la louange, a-t-on dit, visant au demi-dieu, ennemi de toute vérité, exagérant ses victoires, et voulant convertir ses revers en succès. Il n'en fit pas preuve, on va le voir, dans ce moment critique qui suivit la déroute de Consarbrüch. C'est à madame de Sévigné, car elle est le véritable historien de ces mois de juillet et d'août si fameux, que nous empruntons des détails:

«Un courtisan vouloit faire croire au roi que ce n'étoit rien que ce qu'on avoit perdu; il répondit qu'il haïssoit ces manières, et qu'en un mot c'étoit une défaite très-complète. On voulut excuser le maréchal de Créqui; il convint que c'étoit un très-brave homme; «mais ce qui est désagréable, dit-il, c'est que mes troupes ont été battues par des gens qui n'ont jamais joué qu'à la bassette:» il est vrai que ce duc de Zell est jeune et joueur; mais voilà un joli coup d'essai. Un autre courtisan voulut dire: mais pourquoi le maréchal de Créqui donnoit-il la bataille? Le roi répondit, et se souvint d'un vieux conte du duc de Weimar qu'il appliqua très bien. Ce Weimar, après la mort du grand Gustave, commandoit les Suédois alliés de la France; un vieux Parabère cordon bleu, lui dit, en parlant de la dernière bataille qu'il avoit perdue: Monsieur, pourquoi la donniez-vous? Monsieur, lui répondit le duc de Weimar, c'est que je croyois la gagner; et puis se tourna: Qui est ce sot cordon bleu-là? Toute cette application est extrêmement plaisante…» Dans la même lettre on lit encore ceci: «On vient de me dire de très-bon lieu que les courtisans, croyant faire leur cour en perfection, disoient au roi qu'il entroit à tout moment à Thionville et à Metz des escadrons et même des bataillons tout entiers, et que l'on n'avoit quasi rien perdu. Le roi, comme un galant homme, sentant la fadeur de ce discours, et voyant donc rentrer tant de troupes: «Mais, dit-il, en voilà plus que je n'en avois.» Le maréchal de Gramont, plus habile que les autres, se jette dans cette pensée: oui, Sire, c'est qu'ils ont fait des petits. Voilà de ces bagatelles que je trouve plaisantes, et qui sont vraies62.» Il existe sur Louis XIV assez peu d'anecdotes dignes de foi, on a conservé de lui trop peu de mots authentiques, pour omettre de pareils détails dans un ouvrage tel que celui-ci, destiné à faire connaître mieux ce règne extraordinaire, au moyen d'une correspondance qui en forme la chronique journalière et intime.

Le roi, nous le redisons d'après madame de Sévigné, avait bien senti la perte de Turenne, surtout quand il était «seul, qu'il rêvoit et rentroit en lui-même63.» C'est dire qu'autour de lui (on vient bien de le voir à propos du maréchal de Créqui) les courtisans, le premier moment d'émotion passé, s'attachaient, par leur contenance et leurs discours, à prouver que ces accidents n'avaient en rien diminué leur foi dans la fortune, dans ce qu'on appelait l'étoile du roi. Comme plus tard Napoléon, Louis XIV avait aussi la foi en cette étoile, jusque-là et pour longtemps encore heureuse. Il se redressa bientôt, reprit assurance en lui-même et en la France, plein de confiance, à ce moment donné, dans M. le Prince, dont la grande renommée, le génie toujours jeune en un corps fatigué, s'interposait entre l'Europe liguée et la France surprise; et avant un an il renoncera même à l'épée de Condé, afin d'établir que sa grandeur personnelle et la puissance du pays ne pouvaient dépendre d'un général, si glorieux fût-il.

Louis XIV avait des prétentions au génie de la guerre64. Il aimait qu'on lui rapportât l'honneur des batailles gagnées sous ses yeux. La réputation hors ligne de Turenne et de Condé, l'enorgueillissait comme chef de la France, mais le froissait comme homme. Il profitait de leurs talents, et les jalousait en les admirant. A côté de lui un homme poussait cette jalousie, contre Turenne surtout, jusqu'à l'envie et la haine. Courtisan plein d'ambition, de talents et de morgue, ayant tous les mérites d'un ministre de la guerre qui prépare les victoires et sait réunir les moyens de les procurer, bon administrateur mais nullement général, Louvois n'aimait pas les grands généraux à qui on attribuait uniquement des succès dans lesquels il prétendait avoir sa part et une grande part. Il inaugurait cette classe de ministres et d'hommes politiques qui se laissent volontiers aller à croire qu'à la guerre, le génie organisateur qui combine et décide de loin peut suffire sans la pratique militaire, qu'on fait d'aussi bons plans de campagne dans son cabinet que sur les lieux, et que tous les chefs d'armée bien dirigés se valent; école qui, pour prendre des noms plus près de nous, a fait vingt Schérer pour un Carnot.

Précisément, dans l'année qui précéda sa mort, Turenne avait eu à réprimer ces outrecuidantes prétentions de Louvois, jeune encore, mais déjà d'autant plus hautain qu'il se sentait plus contesté, et il l'avait fait dans des termes tels que le ministre, qui ne l'aimait pas, en était venu à le haïr de toute la force de son tempérament atrabilaire et excessif65.

C'était donc faire mal sa cour au roi et à son malfaisant et bientôt tout-puissant ministre, que d'afficher en public de trop vifs regrets de la perte qu'on venait d'éprouver, mais surtout de laisser percer des craintes sur la fortune d'un règne jusqu'alors si brillant. De là les précautions et les réticences que l'on remarque sur ce dernier point dans la correspondance de madame de Sévigné, elle si franche, si libre, d'ailleurs pour l'expression de sa douleur personnelle. Dans les deux passages suivants, elle fournit la preuve de ce que je viens de dire sur l'accueil qui était fait aux regrets trop fortement exprimés de la mort de Turenne: «Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme… Il a écrit ici des lettres dans le transport de sa douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut66!» – «Le chevalier de Coislin est revenu après la mort de M. de Turenne, disant qu'il ne pouvoit plus servir après avoir perdu cet homme-là; qu'il étoit malade, que pour le voir et pour être avec lui, il avoit fait cette dernière campagne, mais que ne l'ayant plus il s'en alloit à Bourbon. Le roi, informé de tous ces discours, a commencé par donner son régiment, et a dit que sans la considération de ses frères, il l'auroit fait mettre à la Bastille67.» Madame de Sévigné demandait un chiffre pour correspondre avec sa fille: sans doute qu'elle avait beaucoup d'anecdotes de ce genre à lui conter.

Quelque chose de cette défaveur atteignait même ceux qui, comme le duc de Lorges et le chevalier de Grignan, se contentaient de garder leurs regrets dans leur cœur, et vengeaient Turenne en se battant bien pour la France et pour le roi. On tenait à leur dire qu'ils n'avaient fait que leur devoir, et que tout autre à leur place en eût fait autant; qu'ils n'avaient rendu aucun service exceptionnel, car il ne fallait pas qu'il y eût de grande crise à surmonter: aussi fit-on attendre un an au duc de Lorges ce bâton de maréchal auquel il avait droit et qu'on venait de prodiguer, et le chevalier de Grignan à son retour n'obtint absolument rien. Et cependant la victoire de l'armée du Rhin près d'Altenheim avait sauvé la France à ce moment critique, car si le neveu de Turenne ne se fût pas trouvé à la hauteur de sa tâche, le territoire était envahi, et Louis XIV peut-être abaissé pour longtemps. C'est un diplomate bien instruit des projets hostiles de l'Europe, car il les fomentait sous main, qui le déclare: «Les confédérés se persuadoient que s'ils pouvoient gagner une bataille, ils entreraient infailliblement en France, et que s'ils y étoient une fois, les mécontentements du peuple ne manqueraient jamais d'éclater contre le gouvernement, et donneroient jour aux ravages et aux succès qu'ils se promettoient, ou tout au moins à une paix qui mettroit les voisins de cette couronne en sûreté et en repos68.»

Mais ces mauvais desseins furent déjoués. La fortune de Louis XIV et de la France (car ici l'État et le Roi n'en faisaient bien qu'un) reprit sa marche ascendante. L'armée du Rhin tint ferme jusqu'à l'arrivée de Condé. Par ses manœuvres habiles, celui-ci déconcerte Montécuculli, et lui fait successivement lever le siége de Haguenau et celui de Saverne; puis, sans doute d'après le désir du roi, il se place sur la défensive, maître, toutefois, de la situation, et pouvant ne se battre que quand et où il voudrait: «Et voilà (ajoute madame de Sévigné comme la France rassurée, et fidèle aussi à une vieille admiration pour ce dernier des héros, qui, comme Turenne, l'honorait de son amitié), voilà l'avantage des bons joueurs d'échecs69.»

Ainsi prévenue, la cour de Vienne ordonna à Montécuculli de suspendre ses opérations. Le vieux duc de Lorraine, l'un des chefs principaux des confédérés, étant mort sur ces entrefaites, et la Hongrie se trouvant plus vivement pressée par les Turcs qui s'y acharnaient depuis quelques années, les Impériaux repassèrent enfin le Rhin, et les armées françaises prirent leurs quartiers d'hiver en Flandre et en Alsace, les deux partis remettant au printemps de nouveaux projets et de plus grands efforts.

CHAPITRE II

1676

Ouverture de la campagne de cette année. – Madame de Sévigné voit partir son fils et le chevalier de Grignan. – Louis XIV va se mettre à la tête de l'armée de Flandre. – La correspondance de madame de Sévigné est le vrai journal du temps, même pour les choses de la guerre. – Siége et prise de Condé. – Monsieur assiége Bouchain. – Louis XIV offre la bataille au prince d'Orange, qui se retire sans combattre. – Prise de Bouchain. – Retour du roi à Versailles. – Caractère militaire de Louis XIV. – L'armée française met le siége devant Aire; les ennemis vont investir Maëstricht et Philisbourg. – Madame de Sévigné annonce à sa fille la prise d'Aire; Louvois en a tout l'honneur. – Belle conduite à ce siége du baron de Sévigné. – Curieuses anecdotes recueillies sur le prince d'Orange et Louis XIV. – M. de Schomberg fait lever le siége de Maëstricht. – Philisbourg est obligé de se rendre aux ennemis. – L'opinion s'en prend au maréchal de Luxembourg; Madame de Sévigné rapporte sur lui un mot piquant. – Le reste de l'année se passe sans événements militaires.

A son arrivée à Paris, en avril 1676, madame de Sévigné, on l'a vu, avait trouvé partout les préparatifs de la nouvelle et décisive campagne qui allait s'ouvrir. Cloué par la goutte à Chantilly, le prince de Condé avait déclaré qu'il ne pouvait servir; le roi le prit au mot, et, à partir de 1675, il ne parut plus à la tête des armées.

Jusque-là l'Europe s'était plu à attribuer les remarquables succès de la France, au génie des deux capitaines que tous les hommes de guerre, amis et ennemis, reconnaissaient pour leurs maîtres. On allait voir ce qu'il serait possible de faire sans eux: plus encore que ses adversaires, Louis XIV voulait en avoir le cœur net. Malgré sa vanité que tout surexcitait, il ne s'estimait certes point l'égal de Turenne et de Condé; mais, comme beaucoup de souverains (sur ce point les royautés se rencontrent avec les démocraties), il ne croyait pas aux hommes nécessaires. Indépendamment de sa grande confiance en lui-même, en sa fortune plus qu'en ses talents, il se confiait aussi dans le savoir de quelques généraux du second ordre, élèves de ces glorieux maîtres, mais surtout, et à bon droit, dans l'esprit militaire et national de ses armées, dans leur discipline, leur parfaite organisation, œuvre de Louvois, qui, pour procurer des succès personnels à son roi, avait prodigué à l'armée de Flandre, que celui-ci allait commander, toutes les ressources refusées ou disputées à Turenne.

«On ne voit à Paris, écrit madame de Sévigné, que des équipages qui partent; les cris sur la disette d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera personne non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je l'aime sincèrement70.» Le colonel du régiment de Grignan partait, paraît-il, «enragé de n'être point brigadier.» – «Il a raison, ajoute madame de Sévigné, après ce qu'il fit l'année passée, il méritoit bien qu'on le fît monter d'un cran71.» Sévigné se mit en route le 15 avril, à la grande tristesse de sa mère. Elle annonce ainsi ce départ à sa fille: «Je suis bien triste, ma mignonne, le pauvre petit compère vient de partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la société, que quand je ne le regretterois que comme mon voisin, j'en serais fâchée… Voilà Beaulieu72 qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglio et deux autres; il ne l'a point voulu quitter qu'il ne l'ait vu pendu73.»

На страницу:
3 из 9