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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6
Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Joseph-Adolphe Aubenas

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6/6

PRÉFACE

La mort de M. Walckenaer avait interrompu la suite des Mémoires touchant la vie et les écrits de M de Sévigné, au grand regret du public qui a su apprécier le mérite de cette œuvre historique si consciencieuse, si intéressante, et qui nous introduit auprès de Mme de Sévigné dans ce grand siècle où cette femme illustre occupe dans le genre épistolaire le même rang que Corneille dans la tragédie, Molière dans la comédie et La Fontaine dans l'apologue.

M. Monmerqué était, par ses études spéciales, appelé à continuer cette œuvre si bien commencée; mais tout occupé d'une nouvelle et grande édition des Lettres de Mme de Sévigné, il ne put accepter cette tâche que son ami lui léguait, et la mort qui vint aussi bientôt le frapper l'aurait laissé inachevée.

M. Aubenas, qui s'était fait connaître dès 1842 par une Histoire de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, suivie d'une Notice historique sur Madame de Grignan, voulut bien se charger de cette continuation; une longue maladie, puis sa nomination aux fonctions de procureur général à Pondichery l'ont forcé d'interrompre son travail, après toutefois avoir achevé le VIe volume, qui s'arrête à l'année 1680.

M. Aubenas, se conformant au plan adopté par M. Walckenaer, s'est efforcé, tout en s'astreignant à la plus grande exactitude, à donner à ses appréciations historiques et littéraires, ce tour élégant qui rend si attachante la lecture de l'ouvrage de M. Walckenaer.

La continuation de ces Mémoires jusqu'à la mort de Mme de Sévigné, en 1694, sera publiée avec le concours d'un ami de MM. Walckenaer et Monmerqué, et qui, comme eux, s'est voué à l'étude et au culte de Mme de Sévigné.

A. F. D.

CHAPITRE PREMIER

1676

Madame de Sévigné revient de Bretagne à Paris; accueil qui lui est fait. – Sa guérison marche lentement. – Elle trouve Paris tout occupé des préparatifs de la nouvelle guerre. – Elle repleure Turenne avec le chevalier de Grignan. – Retour sur cette perte. – Madame de Sévigné est le plus complet historien de cette grande mort. – Ses divers récits; ses appréciations du caractère et des vertus du héros. – Turenne l'honorait de son amitié; elle reste l'amie de sa famille. – Madame de Sévigné assiste à ses obsèques à Saint-Denis et console le cardinal de Bouillon. – Effet produit par la mort de Turenne; consternation en France; mouvement offensif des coalisés. – L'armée française repasse le Rhin. – Belle conduite du chevalier de Grignan à Altenheim. – Défaite du maréchal de Créqui; M. de La Trousse, cousin de madame de Sévigné, est fait prisonnier. – Louis XIV cherche à relever l'esprit public. – Condé est envoyé pour remplacer Turenne et arrêter les Impériaux. – Patriotisme de madame de Sévigné. – Le coadjuteur d'Arles harangue le roi au nom du clergé; le roi lui adresse des félicitations. – Leçon donnée par Louis XIV aux courtisans qui veulent dissimuler nos échecs. – Il admirait Turenne, mais l'aimait peu. – Turenne haï par Louvois. – Louis XIV et son ministre se préparent à prouver que l'on peut sans Turenne et Condé remporter des victoires.

A son retour des Rochers à Paris, dans les premiers jours d'avril 1676, madame de Sévigné reçut un accueil plus affectueux encore que par le passé, de ses nombreux amis, qui, l'ayant sue gravement malade en Bretagne, avaient craint de la perdre. Malgré son désir de courir aux nouvelles pour les mander à sa fille, elle se résigna, sur l'ordonnance des médecins, à garder encore la chambre, et elle y resta huit jours «à faire l'entendue1.» Pendant ce temps, ce fut chez elle une véritable assemblée. Chacun venait la féliciter et se féliciter de sa convalescence. Faisant la part de sa curiosité bien connue, et par tous comprise et pardonnée, on la mettait à l'envi au courant de ce qui s'était passé pendant son absence; on lui redonnait tous ces mille petits riens, alors l'existence de la ville et de la cour, détails qui importent à l'histoire des mœurs et de la société, et que l'illustre épistolaire a recueillis avec un soin de chaque jour pour le charme de la postérité, en ne songeant qu'à l'amusement de sa fille. Madame de Sévigné se loue auprès de celle-ci de l'empressement et des soins dont elle est l'objet. Mais c'est surtout aux amies de madame de Grignan qu'elle rend meilleure et plus facile justice: «Vos amies, lui mande-t-elle, vous ont fait leur cour par les soins qu'elles ont eus de moi2.»

Madame de Sévigné avait été si rudement éprouvée qu'elle eut de la peine à se rétablir entièrement. De son rhumatisme articulaire il lui était resté une enflure des mains et une roideur surtout dans les mouvements de la main droite qui pendant quelque temps encore lui rendirent l'écriture excessivement pénible. Se figure-t-on bien madame de Sévigné ne pouvant tenir une plume, et surtout ne pouvant écrire à sa fille! Son fils, son cousin Coulanges, le fidèle Corbinelli, comme l'avait fait une jeune voisine des Rochers, qu'elle avait pour cela affectionnée dans ce dernier voyage, s'empressent «de soulager cette main tremblante3.» Mais elle est gênée, dit-elle, pour dicter, elle habituée à laisser galoper sa plume la bride sur le cou.

Sauf cette incommodité des mains, toutefois, la santé de madame de Sévigné s'améliorait de jour en jour. C'est ce qu'elle répète sur tous les tons et par chaque courrier à sa fille, prenant à tâche de la convaincre de sa prudence et de sa docilité. Ces assurances et ces précautions indiquent combien avaient été vives les craintes de madame de Grignan, et combien tendres étaient ses recommandations. Son malheureux caractère, si peu ouvert, si dénué d'entrain et de spontanéité, n'ôtait rien à la profonde tendresse qu'elle nourrissait pour sa mère. Les grands sentiments, les droites affections étaient en elle. Elle manquait seulement de cette cordialité toujours prête, de cette communication de soi naïve et franche, qui forment la douceur des rapports sociaux et le charme de la vie de famille, et que madame de Sévigné possédait à un si haut degré.

Madame de Grignan n'avait point encore vu sa mère malade à ne pouvoir écrire: son effroi et sa douleur, en ne recevant plus de cette écriture si connue et tant aimée, furent extrêmes. Elle était grosse de huit mois; on peut croire que cette agitation fut cause de son accouchement prématuré d'un enfant qui, malgré tous les soins, ne vécut pas. «Je crains, lui dit sa mère, qu'une si grande émotion n'ait contribué à votre accouchement. Je vous connois; vos inquiétudes m'en donnent beaucoup… J'ai vu M. Périer, qui m'a conté comme vous apprîtes, en jouant, la nouvelle de mon rhumatisme, et comme vous en fûtes touchée jusqu'aux larmes. Le moyen de retenir les miennes quand je vois des marques si naturelles de votre tendresse? mon cœur en est ému, et je ne puis vous représenter ce que je sens. Vous mîtes toute la ville dans la nécessité de souhaiter ma santé, par la tristesse que la vôtre répandoit partout. Peut-on jamais trop aimer une fille comme vous, dont on est aimée? Je crois aussi, pour vous dire le vrai, que je ne suis pas ingrate; du moins je vous avoue que je ne connois nul degré de tendresse au delà de celle que j'ai pour vous4.» Il n'est pas inutile, pour la réputation de madame de Grignan, dont on a été jusqu'à nier l'affection filiale, de reproduire de pareilles attestations: on y voit bien aussi ce naïf égoïsme de l'amour maternel, poussé jusqu'à la passion, et qui, comme l'autre amour, se plaît à lire dans les souffrances de l'objet aimé, la certitude d'une mutuelle tendresse.

Tous les secours de la science d'alors, qu'elle retrouva en revenant à Paris, ne purent achever la guérison de madame de Sévigné, et on lui prescrivit d'aller aux eaux de Bourbon ou de Vichy, qui seules, disait-on, devaient lui redonner l'usage tant souhaité de ses mains. Non-seulement cette maladie était la première, mais elle fut la seule que madame de Sévigné eût à subir jusqu'à celle qui termina sa vie; aussi, pendant quelques mois, sa correspondance est, en grande partie, consacrée à ce sujet, qui tient tant au cœur de sa fille, et sur lequel elle ne s'étend que pour lui complaire: comme tout ce qu'elle écrit, cela est dit avec un agrément qu'elle seule peut apporter en une semblable matière.

… «Elle a perdu la jolie chimère de se croire immortelle; elle commence présentement à se douter de quelque chose, et se trouve humiliée jusqu'au point d'imaginer qu'elle pourroit bien, un jour, passer dans la barque comme les autres, et que Caron ne fait point de grâce5.»

… «Je ne sors point, il fait un vent qui empêche la guérison de mes mains; elles écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le côté gauche; je mange de la main gauche; voilà bien du gauche. Mon visage n'est quasi pas changé; vous trouveriez fort aisément que vous avez vu ce chien de visage-là quelque part: c'est que je n'ai point été saignée, et que je n'ai qu'à me guérir de mon mal, et non pas des remèdes6.»

… «Pour ma santé (ajoute-t-elle quelques jours après, voulant complétement rassurer sa fille, qui avait appréhendé tous les maux les plus graves), elle est toujours très-bonne; je suis à mille lieues de l'hydropisie, il n'en a jamais été question; mais je n'espère la guérison de mes mains et de mes épaules, et de mes genoux qu'à Vichy, tant mes pauvres nerfs ont été rudement affligés du rhumatisme… J'ai vu les meilleurs ignorants d'ici, qui me conseillent de petits remèdes si différents pour mes mains, que pour les mettre d'accord je n'en fais aucun; et je me trouve encore trop heureuse que sur Vichy ou Bourbon ils soient d'un même avis. Je crois qu'après ce voyage vous pourrez reprendre l'idée de santé et de gaieté que vous avez conservée de moi. Pour l'embonpoint, je ne crois pas que je sois jamais comme j'ai été: je suis d'une taille si merveilleuse, que je ne conçois point qu'elle puisse changer, et pour mon visage, cela est ridicule d'être encore comme il est7.» Depuis deux mois, madame de Sévigné avait atteint la cinquantaine; mais, tous les contemporains en déposent, sa conservation était telle qu'on pouvait lui ôter dix ans au moins sans invraisemblance et sans flatterie.

Il y a ici un trait qui en annonce d'autres, sur le compte de la médecine et des médecins, et que le lecteur doit retenir, car il nous servira à établir la parfaite indépendance d'opinion de madame de Sévigné sur ce sujet délicat, et qui tient une si grande place dans les mœurs et les conversations du dix-septième siècle.

La grande affaire, lorsque madame de Sévigné rentra à Paris, celle qui, au commencement de ce printemps de 1676, préoccupait tout le monde, les mères, les épouses, les filles, les sœurs et les maîtresses, c'était la guerre, cette guerre de la France contre l'Europe, qui durait déjà depuis huit ans et causait la gêne excessive, si ce n'est la ruine, de la noblesse, obligée (c'est un mérite qu'on ne lui a pas assez reconnu) de servir entièrement à ses frais, et à très-grands frais. C'était un moment solennel. La campagne allait s'ouvrir sous le commandement personnel du roi, qui tenait à prouver à ses sujets et à l'Europe, et voulait, sans s'en douter, se prouver aussi à lui-même qu'il n'avait pas besoin de Turenne, mort l'année précédente, ni de Condé, retenu par la goutte à Chantilly, pour résister à ses adversaires et pour les vaincre.

Tout le monde s'empressait donc pour la campagne de Flandre, où il s'agissait de soutenir l'honneur de la France et la réputation du roi. Successivement, madame de Sévigné vit partir le marquis de La Trousse, son cousin, et de plus colonel des gendarmes-Dauphin, où Sévigné, à son mortel regret, était toujours cornette ou guidon, «guidon éternel, guidon à barbe grise8,» le chevalier de Grignan, et enfin son fils, lequel ne resta que peu de jours avec elle. La veille du départ du chevalier, madame de Sévigné eut un long entretien avec ce Grignan préféré, et, revenant sur un passé toujours vivant, «ils repleurèrent ensemble M. de Turenne9,» qui avait distingué, comme un homme d'avenir, le frère du gouverneur de la Provence.

On était toujours sous l'impression de la perte faite par la France neuf mois auparavant. Cette grande mémoire, pour parler comme madame de Sévigné, «n'avoit point été entraînée par ce fleuve qui entraîne tout.» Voyant le grand Condé retourné dans ses terres, après avoir réparé, autant que son génie pouvait le faire, le désastre de la mort de celui qui seul avait été son rival, le peuple n'en regrettait que plus le capitaine si glorieusement tué à Sasbach.

Amie du héros, estimée de lui, madame de Sévigné avait encore cette plaie toute saignante dans le cœur. L'amitié de Turenne pour elle, son culte pour lui, sont dans la vie de la femme un grand honneur: les pages données à cette illustre mémoire par l'épistolaire émérite du dix-septième siècle sont un des titres les plus sérieux de l'écrivain. Quel que soit notre désir de ne point nous attarder en des digressions inutiles, il nous paraît impossible décrire l'histoire de madame de Sévigné sans la décorer de ces quelques pages magistrales qui n'ont pu trouver place dans l'ordonnance des volumes publiés par M. le baron Walckenaer, et où, mieux qu'aucun des contemporains de Turenne (je n'en excepte pas ses deux panégyristes sacrés), cette femme éloquente a su parler des vertus du héros, de l'émotion trop fugitive de la cour, de l'affliction durable de la France. Cela est nécessaire, au reste, pour l'intelligence de ce qui doit suivre. Il n'y aura ici à introduire dans le texte ni longues réflexions, ni commentaire inopportun: il suffira presque de réunir en un récit animé, saisissant, les divers passages consacrés par madame de Sévigné, dans le courant de juillet et d'août 1675, à ce deuil national10.

Transportons-nous donc à neuf mois en arrière.

Après avoir, avec sa science ordinaire, rendu vaines toutes les entreprises du plus habile général de l'Empire, l'Italien Montecuculli, Turenne, à la tête d'une armée trop réduite par le mauvais vouloir de Louvois, manœuvrait pour arriver à une bataille décisive, sur un terrain choisi par lui. On attendait, par chaque courrier, dans Paris, la nouvelle d'une grande victoire; tout le monde la présageait; chacun y comptait, quand tout d'un coup la fatale nouvelle tombe comme la foudre à Versailles, où était la cour. Madame de Sévigné pleure d'abord, puis prend la plume, et, pleine du malheur public, en écrit à son gendre, à sa fille, à Bussy, ne laissant partir aucun courrier, pendant ces deux mois, sans revenir sur ce lamentable sujet; véritable page d'histoire où se déploie une âme à la fois tendre et virile, et qui vibre à l'unisson de la douleur nationale.

Les premiers mots se lisent dans une lettre à madame de Grignan, du 31 juillet 1675: «Vous parlez des plaisirs de Versailles, et dans le temps qu'on alloit à Fontainebleau s'abîmer dans la joie, voilà M. de Turenne tué, voilà une consternation générale; voilà M. le Prince qui court en Allemagne, voilà la France désolée. Au lieu de voir finir la campagne et d'avoir votre frère, on ne sait plus où l'on en est. Voilà le monde dans son triomphe, et voilà des événements surprenants, puisque vous les aimez: je suis assurée que vous serez bien touchée de celui-ci… Tout le monde se cherche pour parler de M. de Turenne; on s'attroupe; tout étoit hier en pleurs dans les rues, le commerce de toute chose étoit suspendu11.» Le peuple, ajoute-t-elle en reproduisant une allusion populaire à la justice et à la colère divines, dit que c'est à cause de Quantova (madame de Montespan, que le roi n'avait point sérieusement quittée, ainsi qu'il l'avait promis à Bossuet quelques mois auparavant).

Mais c'est à un homme qu'une pareille nouvelle devait être annoncée. Madame de Sévigné, dans cette grave circonstance, choisit son gendre pour correspondant. Voici la lettre qu'elle lui envoie le même jour qu'elle a écrit à sa fille, au château de Grignan, où le lieutenant-général de la Provence se trouvait en ce moment seul avec sa femme:

«Paris, le 31 juillet 1675.

«C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi (29) à Versailles: le roi en a été affligé comme on doit l'être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir12. On étoit près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement; tout ce quartier où il a logé13, et tout Paris, et tout le peuple étoit dans le trouble et dans l'émotion; chacun parloit et s'attroupoit pour regretter ce héros. Je vous envoie une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avoit le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui étoit samedi, il alla sur une petite hauteur, pour observer leur marche: son dessein étoit de donner sur l'arrière-garde, et il mandoit au roi, à midi, que, dans cette pensée, il avoit envoyé dire à Brissac qu'on fît les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise: il cachette sa lettre et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes: on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée: le courrier part à l'instant, il arriva lundi, comme je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de l'autre, le roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est arrivé depuis un gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les armées sont assez près l'une de l'autre; que M. de Lorges commande à la place de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le Duc d'y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller14; mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout est à craindre dans cet entre-temps: c'est une cruelle chose que cette fatigue pour M. le Prince; Dieu veuille qu'il en revienne… Nous avons passé tout l'hiver à entendre conter les divines perfections de ce héros15: jamais un homme n'a été si près d'être parfait; et plus on le connoissoit, plus on l'aimoit, et plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande nouvelle; il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus16.»

Le surlendemain, vendredi, autre lettre à madame de Grignan, presque entièrement remplie de la grande nouvelle.

«Je pense toujours, ma fille, à l'étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon17 est inconsolable: il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment; il arrêta son carrosse, comme il revenoit de Pontoise à Versailles: le cardinal ne comprit rien à ce discours; comme le gentilhomme s'aperçut de son ignorance, il s'enfuit; le cardinal fit courre après, et sut ainsi cette terrible mort; il s'évanouit; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans les pleurs et dans des cris continuels. Je viens de lui écrire un billet qui m'a paru bon: je lui dis par avance votre affliction, et par l'intérêt que vous prenez à ce qui le touche, et par l'admiration que vous aviez pour le héros… On paroît fort touché dans Paris de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d'Allemagne; Montécuculli, qui s'en alloit, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisoient des cris qui s'entendoient de deux lieues; nulle considération ne les pouvoit retenir; ils crioient qu'on les menât au combat; qu'ils vouloient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur; qu'avec lui ils ne craignoient rien, mais qu'ils vengeroient bien sa mort; qu'on les laissât faire, qu'ils étoient furieux, et qu'on les menât au combat. Ceci est d'un gentilhomme qui étoit à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis et les détails de la mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps; vous pouvez penser s'il tomba de cheval et s'il mourut! Cependant le reste des esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas, et que même il serra la main par convulsion; et puis on jeta un manteau sur son corps. Ce Boisguyot, c'est ce gentilhomme, ne le quitta point qu'on ne l'eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges étoit à près d'une demi-lieue de là; jugez de son désespoir; c'est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l'armée et de tous les événements jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne m'imagine pas qu'il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison: tous ceux qu'aimoit M. de Turenne sont fort à plaindre… Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de Retz, lui dit: «Monsieur, je ne suis point un diseur; mais je vous prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerois comme vous; et je vous donne ma parole que, si j'en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort.» Je tiens cela de d'Hacqueville, qui ne l'a dit que depuis deux jours. Notre cardinal18 sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d'en entendre parler: nous sommes convenus qu'il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J'embrasse M. de Grignan: je vous souhaiterois quelqu'un à tous deux avec qui vous pussiez parler de M. de Turenne19.»

7 août, à la même: «… J'ai retourné depuis à Versailles avec madame de Verneuil pour faire ce qui s'appelle sa cour. M. de Condom n'est point encore consolé de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon n'est pas connoissable; il jeta les yeux sur moi, et, craignant de pleurer, il se détourna: j'en fis autant de mon côté, car je me sentis fort attendrie.» Amenant une description de la cour et du triomphe de la favorite, un instant ébranlée, qui forme un amer contraste avec l'affliction publique: «Toutes les dames de la reine, ajoute-t-elle, sont précisément celles qui font la compagnie de madame de Montespan: on y joue tour à tour, on y mange; il y a des concerts tous les soirs; rien n'est caché, rien n'est secret; les promenades en triomphe: cet air déplairoit encore plus à une femme qui seroit un peu jalouse; mais tout le monde est content… Il y a une grande femme20 qui pourroit bien vous en mander si elle vouloit, et vous dire à quel point la perte du héros a été promptement oubliée dans cette maison21; ç'a été une chose scandaleuse. Savez-vous bien qu'il nous faudroit quelque manière de chiffre22?» Un chiffre eût été nécessaire, en effet, pour aborder ce triste sujet des courts regrets accordés à la perte de Turenne par les courtisans, qui savaient trop que le roi ne l'aimait guère et que Louvois le haïssait.

Bussy-Rabutin, toujours exilé en Bourgogne, était de ceux qui furent vite consolés, plutôt par l'effet de ses sentiments propres que pour se conformer à l'attitude du maître, qui peut-être, dans sa politique, n'avait que le dessein de relever les cœurs, en opposant, le premier moment de stupeur passé, la sérénité à l'affliction populaire et une froide assurance au découragement chaque jour croissant.

A l'affût, l'un et l'autre, de tous les grands événements, pour s'en dire leur façon de penser, Bussy et sa cousine ne pouvaient laisser passer celui-ci sans échanger leurs réflexions. C'est madame de Sévigné qui commence en une tirade vraiment éloquente, digne de figurer dans l'oraison funèbre du héros: «Vous êtes un très-bon almanach: vous avez prévu en homme du métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne; mais vous n'avez pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard, qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité; je vois que tout y conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui, en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il? il meurt au milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvoit plus augmenter; il jouissoit même, en ce moment, du plaisir de voir retirer les ennemis, et voyoit le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force de vivre, l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif, principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si observées. Si le comte d'Harcourt fût mort après la prise des îles Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du Plessis-Praslin après la bataille de Rethel, n'auroient-ils pas été plus glorieux? M. de Turenne n'a point senti la mort; comptez-vous encore cela pour rien? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les huit maréchaux de France nouveaux23.» Ces maréchaux nommés pour réparer la perte que la patrie venait de faire furent appelés par madame Cornuel la monnoie de M. de Turenne. Si l'on en croit un contemporain, madame de Sévigné aurait eu la primeur de ce mot: «Après la mort de M. de Turenne, écrit l'abbé de Choisy, le roi fit huit maréchaux de France, et madame de Sévigné dit qu'il avoit changé un louis d'or en pièces de quatre sous24.»

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