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La Comédie humaine, Volume 5
La Comédie humaine, Volume 5

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La Comédie humaine, Volume 5

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres? dit un jour à la fin d'un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s'était lié comme se lient aujourd'hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n'étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j'ai déjà des dettes!

– Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d'alors.

– Si de Marsay s'est trouvé riche au début de la vie, c'est un hasard! dit l'amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s'il n'eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

– Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

– Et l'idée aussi, répliqua Rastignac.

– Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l'expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d'agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l'éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d'un vers de La Fontaine:

Le monde vend très-cher ce qu'on pense qu'il donne!

Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l'archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n'y vit que des plaisanteries.

– Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n'acquérez pas la fortune qu'exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis dans un régiment de cavalerie.

Nous avons vu tomber de plus illustres têtes!

ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. – Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d'Esgrignon qui n'a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde! Hélas! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s'est élevé jusqu'à la duchesse de Maufrigneuse, et il est retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre!

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n'osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu'elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d'ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l'adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l'escompte doux et facile. L'usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d'un vieux mari, et qui font l'habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu'une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d'homme riche: il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

– Mon petit, tu n'as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d'accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l'odieux de l'arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l'insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l'appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu'il portait. Les trois jeunes gens, munis d'un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s'informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d'organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

– Quand on s'appelle Savinien de Portenduère, s'était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l'amiral Kergarouët, si l'on commet l'énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher!

– Pourquoi ne m'avoir rien dit? s'écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l'Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d'abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle? demanda de Marsay.

– Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l'exprimer.

– Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu'une cour à puits et à hangar pour serrer le bois; qu'il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d'un air profond le mot de l'abbé dans les Marrons du feu d'Alfred de Musset dont les Contes d'Espagne venaient de paraître: – Triste!

– Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.

– Oui, mais après?.. s'écria de Marsay.

– Si vous n'aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie; mais Sainte-Pélagie n'est pas l'antichambre d'une ambassade.

– Vous n'êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.

– Voyons? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j'appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d'une jolie forme; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l'air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n'a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d'alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m'avoir rien dit? A Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L'usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l'homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d'un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l'âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant? je vous dirai comme au petit d'Esgrignon: Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast: – A la fille d'argent!

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu'à l'heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent: – Il n'est pas fort! – Il est bien abattu! – Se relèvera-t-il?

Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d'abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.

A MADAME DE PORTENDUÈREParis, septembre 1829.

«Madame,

»Vous ne pouvez pas douter de l'intérêt que l'amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m'afflige d'autant plus que ma maison était celle de votre fils: nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l'amiral, nous l'eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant! L'amiral ne saurait payer cent mille francs; il est endetté lui-même, et s'est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d'autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n'avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l'orgueil de l'amoureux, nous l'eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l'amiral. Payez les dettes de Savinien, qu'il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l'aiderons tous.

»Ne vous désespérez donc pas, madame; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre

»Très affectionnée servante,»Émilie de Kergarouet.»A MADAME DE PORTENDUÈREPortenduère, août 1829.

«Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu'affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d'une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l'amoindrir d'une somme de cent mille francs pour payer la rançon d'un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez l'accueil que nous vous devons, quand même nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. Cette frasque n'est rien, ne vous désolez pas, elle ne se saura jamais dans notre province où nous connaissons plusieurs filles d'argent très riches, et qui seront enchantées de nous appartenir.

»Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vous nous ferez, et vous prie d'agréer ses vœux pour la réalisation de ce projet et l'assurance de nos respects affectueux.

»Luc-Savinien, comte de Portenduère.»

– Quelles lettres pour une Kergarouët! s'écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux.

– L'amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfin l'abbé Chaperon; la comtesse a seule lu votre lettre, et seule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après une pause, et voici ce que j'ai l'honneur de vous conseiller. Ne vendez pas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu'il dure; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage à six mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d'une valeur de deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de la ville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est un digne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau monde avant la Révolution, et qui d'athée est devenu catholique. N'ayez point de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très sensible à votre démarche; oubliez un moment que vous êtes Kergarouët.

– Jamais! dit la vieille mère d'un son de voix strident.

– Enfin soyez une Kergarouët aimable; venez quand il sera seul, il ne vous prêtera qu'à trois et demi, peut-être à trois pour cent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serez contente; il ira délivrer lui-même Savinien, car il sera forcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

– Vous parlez donc de ce petit Minoret?

– Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l'abbé Chaperon en souriant. Ma chère dame ayez un peu de charité chrétienne, ne le blessez pas, il peut vous être utile de plus d'une manière.

– Et comment?

– Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille.

– Oui, cette petite Ursule… Eh! bien, après!

Le pauvre curé n'osa poursuivre en entendant cet: Eh! bien, après? dont la sécheresse et l'âpreté tranchaient d'avance la proposition qu'il voulait faire.

– Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

– Tant mieux pour lui.

– Vous avez déjà très indirectement causé les malheurs actuels de votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde à l'avenir! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votre visite à votre voisin?

– Mais pourquoi, sachant que j'ai besoin de lui, ne viendrait-il pas?

– Ah! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pour cent; et s'il vient chez vous, vous payerez cinq, dit le curé qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame. Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis le notaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds en espérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de la valeur des Bordières. Je n'ai pas la moindre influence sur des Dionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays qui convoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

– Ils le savent, ils le savent, s'écria-t-elle en levant les bras. Oh! mon pauvre curé, vous avez laissé refroidir votre café… Tiennette! Tiennette!

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton, âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le faire chauffer, le café du curé.

– Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que le curé voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il ne deviendra point mauvais.

– Eh! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j'irai prévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu'après une heure de discussion, pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois ses arguments. Et encore l'altière Kergarouët ne fut-elle vaincue que par ces derniers mots: – Savinien irait!

– Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans la grande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille du docteur. L'abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car la vieille nourrice lui dit: – Vous venez bien tard, monsieur le curé! comme l'autre lui avait dit: – Pourquoi quittez-vous sitôt madame quand elle a du chagrin?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun du docteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passant chez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

– Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne lui donnera que peine et soucis; elle paraît romanesque (l'excessive sensibilité s'appelle ainsi chez les notaires), et nous la verrons longtemps fille. Ainsi pas de défiance: soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître de poste et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrand une assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L'abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la ruse permise à l'innocence, l'enfant, que son parrain avait éclairée et à qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter ces femmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s'ouvrit et que l'abbé Chaperon montra sa tête vénérable: – Ah! voilà monsieur le curé, s'écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et de mettre un terme à leur supplice.

L'exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, le médecin de Nemours et le vieillard étaient victimes de l'outrecuidance avec laquelle le percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé de faire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Le docteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêter la partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur le talent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

– Bonsoir, mes amis, s'écria le docteur quand la grille retentit.

– Ah! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière à madame Massin quand elles furent à quelques pas.

– Dieu me garde de donner de l'argent pour que ma petite Aline me fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madame Massin.

– Elle dit que c'est de Bethovan, qui passe cependant pour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

– Ma foi ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, et il est bien nommé Bête à vent.

– Je crois que notre oncle l'a fait exprès pour que nous n'y revenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant le volume vert à sa petite mijaurée.

– Si c'est avec ce carillon-là qu'ils s'amusent, reprit le maître de poste, ils font bien de rester entre eux.

– Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pour entendre ces sonacles, dit madame Crémière.

– Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui ne comprennent pas la musique, dit Ursule en venant s'asseoir auprès de la table de jeu.

– Les sentiments chez les personnes richement organisées ne peuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé de Nemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence du Mauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, un musicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il est entouré d'ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dicté les proverbes: – Il faut hurler avec les loups. – Qui se ressemble s'assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvée n'atteint que les natures tendres et délicates.

– Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait que de la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule. Ah! quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur et le monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle: ut flos, etc.

– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.

– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.

– J'ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi?

– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l'abbé.

– Vous avez dîné chez madame Portenduère? dit alors Ursule qui interrogea l'abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d'inquiète curiosité.

– Oui; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu'elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.

– Si elle est dans le chagrin et qu'elle ait besoin de moi, j'irai chez elle, s'écria le docteur. Achevons le dernier rubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j'ai su qu'on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j'ai deviné qu'il escomptait la mort de sa mère.

– L'en croyez-vous capable? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même: Hélas! oui, elle l'aime.

– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu'il est en prison: les fripons n'y vont jamais.

– Mes amis, s'écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent. Ursule les accompagna jusqu'à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face; et quand Tiennette les eut introduits, elle s'assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d'elle.

– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n'a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…

– Je suis trop de l'ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu'un homme doit à une personne de votre qualité, et je suis trop heureux, d'après ce que m'a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l'abbé Chaperon elle voulait s'adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu'elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.

– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d'un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.

– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d'être votre intendant en cette circonstance.

– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d'un air qui voulait dire: Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.

– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort; car à votre âge s'aventurer dans Paris à la piste des méfaits d'un étourdi…

– Madame, en soixante-cinq, j'eus l'honneur de voir l'illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n'est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s'y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l'Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch! J'ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l'amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.

– Ah! s'il savait son petit-neveu en prison!

– Monsieur le vicomte n'y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit; mais il rentra pour dire au curé: – Voulez-vous, mon cher abbé, m'arrêter une place à la diligence pour demain matin?

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