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La Comédie humaine, Volume 5
La Comédie humaine, Volume 5

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La Comédie humaine, Volume 5

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Et qu'aurais-tu donc fait? dit le maître de Nemours à Goupil.

– Je me serais rendu aussi nécessaire à sa vie que l'air qu'il respire. Mais, d'abord, vous n'avez pas su le prendre! Une succession veut être soignée autant qu'une belle femme, et, faute de soins, elles échappent toutes deux. Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste.

– Mais monsieur Bongrand vient de me dire de ne point nous inquiéter, répondit le greffier de la Justice de Paix.

– Oh! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. J'aurais bien voulu entendre votre finaud de juge de paix! S'il n'y avait plus rien à faire; si, comme lui qui vit chez votre oncle, je savais tout perdu, je vous dirais: – Ne vous inquiétez de rien!

En prononçant cette dernière phrase, Goupil eut un sourire si comique et lui donna une signification si claire, que les héritiers soupçonnèrent le greffier de s'être laissé prendre aux finesses du juge de paix. Le percepteur, gros petit homme aussi insignifiant qu'un percepteur doit l'être, et aussi nul qu'une femme d'esprit pouvait le souhaiter, foudroya son cohéritier Massin par un: – Quand je vous le disais!

Comme les gens doubles prêtent toujours aux autres leur duplicité, Massin regarda de travers le juge de paix qui causait en ce moment près de l'église avec le marquis du Rouvre, un de ses anciens clients.

– Si je savais cela, dit-il.

– Vous paralyseriez la protection qu'il accorde au marquis du Rouvre, contre lequel il est arrivé des prises de corps, et qu'il arrose en ce moment de ses conseils, dit Goupil en glissant une idée de vengeance au greffier. Mais filez doux avec votre chef: le bonhomme est fin, il doit avoir de l'influence sur votre oncle, et peut encore l'empêcher de léguer tout à l'Église.

– Bah! nous n'en mourrons pas, dit Minoret-Levrault en ouvrant son immense tabatière.

– Vous n'en vivrez pas non plus, répondit Goupil en faisant frissonner les deux femmes qui plus promptement que leurs maris traduisaient en privations la perte de cette succession tant de fois employée en bien-être. Mais nous noierons dans les flots de vin de Champagne ce petit chagrin en célébrant le retour de Désiré, n'est-ce pas, gros père? ajouta-t-il en frappant sur le ventre du colosse et s'invitant ainsi lui-même, de peur qu'on ne l'oubliât.

Avant d'aller plus loin, peut-être les gens exacts aimeront-ils à trouver ici par avance une espèce d'intitulé d'inventaire assez nécessaire d'ailleurs pour connaître les degrés de parenté qui rattachaient au vieillard, si subitement converti, ces trois pères de famille ou leurs femmes. Ces entre-croisements de races au fond des provinces peuvent être le sujet de plus d'une réflexion instructive.

A Nemours, il ne se trouve que trois ou quatre maisons de petite noblesse inconnue, parmi lesquelles brillait alors celle des Portenduère. Ces familles exclusives hantent les nobles qui possèdent des terres ou des châteaux aux environs, et parmi lesquels on distingue les d'Aiglemont, propriétaires de la belle terre de Saint-Lange, et le marquis du Rouvre, dont les biens criblés d'hypothèques étaient guettés par les bourgeois. Les nobles de la ville sont sans fortune. Pour tous biens, madame de Portenduère possédait une ferme de quatre mille sept cents francs de rente, et sa maison en ville. A l'encontre de ce minime faubourg Saint-Germain se groupent une dizaine de richards, d'anciens meuniers, des négociants retirés, enfin une bourgeoisie en miniature sous laquelle s'agitent les petits détaillants, les prolétaires et les paysans. Cette bourgeoisie offre, comme dans les Cantons Suisses et dans plusieurs autres petits pays, le curieux spectacle de l'irradiation de quelques familles autochthones, gauloises peut-être, régnant sur un territoire, l'envahissant et rendant presque tous les habitants cousins. Sous Louis XI, époque à laquelle le Tiers-État a fini par faire de ses surnoms de véritables noms dont quelques-uns se mêlèrent à ceux de la Féodalité, la bourgeoisie de Nemours se composait de Minoret, de Massin, de Levrault et de Crémière. Sous Louis XIII, ces quatre familles produisaient déjà des Massin-Crémière, des Levrault-Massin, des Massin-Minoret, des Minoret-Minoret, des Crémière-Levrault, des Levrault-Minoret-Massin, des Massin-Levrault, des Minoret-Massin, des Massin-Massin, des Crémière-Massin, tout cela bariolé de junior, de fils aîné, de Crémière-François, de Levrault-Jacques, de Jean-Minoret, à rendre fou le père Anselme du Peuple, si le Peuple avait jamais besoin de généalogiste. Les variations de ce kaléidoscope domestique à quatre éléments se compliquaient tellement par les naissances et par les mariages, que l'arbre généalogique des bourgeois de Nemours eût embarrassé les Bénédictins de l'Almanach de Gotha eux-mêmes, malgré la science atomistique avec laquelle ils disposent les zigzags des alliances allemandes. Pendant longtemps, les Minoret occupèrent les tanneries, les Crémière tinrent les moulins, les Massin s'adonnèrent au commerce, les Levrault restèrent fermiers. Heureusement pour le pays, ces quatre souches tallaient au lieu de pivoter, ou repoussaient de bouture par l'expatriation des enfants qui cherchaient fortune au dehors: il y a des Minoret couteliers à Melun, des Levrault à Montargis, des Massin à Orléans et des Crémière devenus considérables à Paris. Diverses sont les destinées de ces abeilles sorties de la ruche-mère. Des Massin riches emploient nécessairement des Massin ouvriers, de même qu'il y a des princes allemands au service de l'Autriche ou de la Prusse. Le même département voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoret soldat. Pleines du même sang et appelées du même nom pour toute similitude, ces quatre navettes avaient tissé sans relâche une toile humaine dont chaque lambeau se trouvait robe ou serviette, batiste superbe ou doublure grossière. Le même sang était à la tête, aux pieds ou au cœur, en des mains industrieuses, dans un poumon souffrant ou dans un front gros de génie. Les chefs de clan habitaient fidèlement la petite ville, où les liens de parenté se relâchaient, se resserraient au gré des événements représentés par ce bizarre cognomonisme. En quelque pays que vous alliez, changez les noms, vous retrouverez le fait, mais sans la poésie que la Féodalité lui avait imprimée et que Walter Scott a reproduite avec tant de talent. Portons nos regards un peu plus haut, examinons l'Humanité dans l'Histoire? Toutes les familles nobles du onzième siècle, aujourd'hui presque toutes éteintes, moins la race royale des Capet, toutes ont nécessairement coopéré à la naissance d'un Rohan, d'un Montmorency, d'un Bauffremont, d'un Mortemart d'aujourd'hui; enfin toutes seront nécessairement dans le sang du dernier gentilhomme vraiment gentilhomme. En d'autres termes, tout bourgeois est cousin d'un bourgeois, tout noble est cousin d'un noble. Comme le dit la sublime page des généalogies bibliques, en mille ans, trois familles, Sem, Cham et Japhet, peuvent couvrir le globe de leurs enfants. Une famille peut devenir une nation, et malheureusement une nation peut redevenir une seule et simple famille. Pour le prouver, il suffit d'appliquer à la recherche des ancêtres et à leur accumulation que le temps accroît dans une rétrograde progression géométrique multipliée par elle-même, le calcul de ce sage, qui demandant à un roi de Perse, pour récompense d'avoir inventé le jeu d'échecs, un épi de blé pour la première case de l'échiquier en doublant toujours, démontra que le royaume ne suffirait pas à le payer. Le lacis de la noblesse embrassé par le lacis de la bourgeoisie, cet antagonisme de deux sangs protégés, l'un par des institutions immobiles, l'autre par l'active patience du travail et par la ruse du commerce, a produit la révolution de 1789. Les deux sangs presque réunis se trouvent aujourd'hui face à face avec des collatéraux sans héritage. Que feront-ils? Notre avenir politique est gros de la réponse.

La famille de celui qui sous Louis XV s'appelait Minoret tout court était si nombreuse qu'un des cinq enfants, le Minoret dont l'entrée à l'église faisait événement, alla chercher fortune à Paris, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa ville natale, où il vint sans doute chercher sa part d'héritage à la mort de ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tous les jeunes gens doués d'une volonté ferme et qui veulent une place dans le brillant monde de Paris, l'enfant des Minoret se fit une destinée plus belle qu'il ne la rêvait peut-être à son début; car il se voua tout d'abord à la médecine, une des professions qui demandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur que de talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasard avec l'abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les, protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s'attacha comme un séide au grand médecin Bordeu, l'ami de Diderot. D'Alembert, Helvétius, le baron d'Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petit garçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s'intéresser à Minoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes, d'encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vous plaira d'appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu'il fût très-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tant vanté par le Mercure de France, et dont l'annonce était en permanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire des encyclopédistes. L'apothicaire Lelièvre, homme habile, vit une affaire là où Minoret n'avait vu qu'une préparation à mettre dans le Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur, élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu en médecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa par amour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l'on se mariait quelquefois par amour, la fille du fameux claveciniste Valentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, que la Révolution tua. Minoret connaissait intimement Robespierre, à qui jadis il fit avoir une médaille d'or pour une dissertation sur ce sujet: Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable? Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile? Et dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent? L'Académie royale des sciences et des arts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cette dissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femme du docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d'aller à l'échafaud que cette invincible terreur empira l'anévrisme qu'elle devait à une trop grande sensibilité. Malgré toutes les précautions que prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra la charrette pleine de condamnés où se trouvait précisément madame Roland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblesse pour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait mené la vie d'une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre après l'avoir perdue. Robespierre le fit nommer médecin en chef d'un hôpital.

Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animés auxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela de temps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un si grand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu'en 1813 on ignorait entièrement à Nemours l'existence du docteur Minoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet de revenir comme les lièvres, mourir au gîte.

En traversant la France, où l'œil est si promptement lassé par la monotonie des plaines, qui n'a pas eu la charmante sensation d'apercevoir en haut d'une côte, à sa descente ou à son tournant, alors qu'elle promettait un paysage aride, une fraîche vallée arrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rocher comme une ruche dans le creux d'un vieux saule? En entendant le hue! du postillon qui marche le long de ses chevaux, on secoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu'est pour un lecteur le passage remarquable d'un livre, une brillante pensée de la nature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemours en y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par des roches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, comme il s'en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d'où s'élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le ciel et donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomie agreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe de Nemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informe s'étale une prairie où court le Loing en formant des nappes à cascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis, ressemble à une décoration d'opéra, tant les effets y sont étudiés. Un matin le docteur, qu'un riche malade de la Bourgogne avait envoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n'ayant pas dit au précédent relais quelle route il voulait prendre, fut conduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils le paysage au milieu duquel son enfance s'était écoulée. Le docteur avait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire de l'Encyclopédie avait été témoin de la conversion de La Harpe, il avait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, et Morellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Il pensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de poste s'arrêta en haut de la Grand'rue de Nemours, eut-il à cœur de s'enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir le docteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de son frère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique du père Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé la poste et la plus belle auberge de Nemours.

– Eh! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d'autres héritiers?

– Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.

– Oui, l'intendant de Saint-Lange.

– Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient de se marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sans place.

– Bien! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère le marin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué à Monte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée. Ai-je des parents dans la ligne maternelle? Ma mère était une Jean-Massin-Levrault.

– Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n'est resté qu'une Jean-Massin qui a épousé monsieur Crémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a péri sur l'échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée en laissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier à Montereau qui va bien; et leur fille vient d'épouser un Massin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père est serrurier.

– Ainsi, je ne manque pas d'héritiers, dit gaiement le docteur, qui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.

Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins à terrasses et de maisons proprettes dont l'aspect fait croire que le bonheur doit habiter là plutôt qu'ailleurs. Lorsque le docteur tourna de la Grand'rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levrault lui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand de fers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.

– Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a un charmant jardin sur la rivière.

– Entrons, dit le docteur en voyant au bout d'une petite cour pavée une maison serrée entre les murailles de deux maisons voisines déguisées par des massifs d'arbres et de plantes grimpantes.

– Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par un perron très élevé garni de vases en faïence blanche et bleue où fleurissaient alors des géraniums.

Coupée, comme la plupart des maisons de province, par un corridor qui mène de la cour au jardin, la maison n'avait à droite qu'un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deux sur le jardin; mais Levrault-Levrault avait consacré l'une de ces croisées à l'entrée d'une longue serre bâtie en briques qui allait du salon à la rivière où elle se terminait par un horrible pavillon chinois.

– Bon! en faisant couvrir cette serre et la parquetant, dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire un joli cabinet de ce singulier morceau d'architecture. De l'autre côté du corridor se trouvait sur le jardin une salle à manger, en imitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de la cuisine par la cage de l'escalier. On communiquait, par une petite office pratiquée derrière cet escalier, avec la cuisine dont les fenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il y avait deux appartements au premier étage; et au-dessus, des mansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoir rapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du haut en bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur la rivière était terminée par une terrasse chargée de vases en faïence, le docteur dit: – Levrault-Levrault a dû dépenser bien de l'argent ici!

– Oh! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimait les fleurs, une bêtise! – Qu'est-ce que cela rapporte? dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindre en fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout des glaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies! La maison ne vaut pas un sou de plus.

– Hé! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition, donne-m'en avis, voici mon adresse; le reste regardera mon notaire. – Qui donc demeure en face? demanda-t-il en sortant.

– Des émigrés! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère.

Une fois la maison achetée, l'illustre docteur, au lieu d'y venir, écrivit à son neveu de louer. La Folie-Levrault fut habitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge à Dionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissant sur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort de Napoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peu près leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisie d'un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris des affections qui l'y retiendraient et leur enlèveraient sa succession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d'écrire au docteur. Le vieillard répondit qu'aussitôt la paix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et les communications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fit une apparition avec deux de ses clients, l'architecte des hospices et un tapissier, qui se chargèrent des réparations, des arrangements intérieurs et du transport du mobilier. Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent que leur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer à Nemours, leurs familles furent prises, malgré les événements politiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur la Brie, d'une curiosité dévorante, mais presque légitime. L'oncle était-il riche? Était-il économe ou dépensier? Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien? Avait-il des rentes viagères? Voici ce qu'on finit par savoir, mais avec des peines infinies et à force d'espionnages souterrains. Après la mort d'Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à 1813, le docteur, nommé médecin consultant de l'Empereur en 1805, avait dû gagner beaucoup d'argent, mais personne ne connaissait sa fortune; il vivait simplement, sans autres dépenses que celles d'une voiture à l'année et d'un somptueux appartement; il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sa gouvernante, furieuse de ne pas l'accompagner à Nemours, dit à Zélie Levrault, la femme du maître de poste, qu'elle connaissait au docteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or, après vingt années d'exercice d'une profession que les titres de médecin en chef d'un hôpital, de médecin de l'Empereur et de membre de l'Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres de rentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au plus cent soixante mille francs d'économies! Pour n'avoir épargné que huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien des vices ou bien des vertus à satisfaire; mais ni la gouvernante ni Zélie, personne ne put pénétrer la raison de cette modestie de fortune: Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, était un des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Les héritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le riche mobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officier de la Légion-d'Honneur, et nommé par le roi chevalier de l'ordre de Saint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place à quelque favori. Mais quand l'architecte, les peintres, les tapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus comfortable, le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levrault, qui surveillait le tapissier et l'architecte comme s'il s'agissait de sa propre fortune, apprit, par l'indiscrétion d'un jeune homme envoyé pour ranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d'une orpheline nommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieu du mois de janvier 1815, et s'installa sournoisement avec une petite fille âgée de dix mois, accompagnée d'une nourrice.

– Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onze ans! dirent les héritiers alarmés.

– Quoi qu'elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnera bien du tintoin! (Un mot de Nemours.)

Le docteur reçut assez froidement sa petite nièce par la ligne maternelle, dont le mari venait d'acheter le greffe de la Justice de Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leur position difficile. Massin et sa femme n'étaient pas riches. Le père de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre des arrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept ans comme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madame Massin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suites de la bataille en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés et ses bestiaux dévorés.

– Nous n'aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femme déjà grosse de son second enfant.

Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, avec lesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et de l'huissier de Nemours, commença l'usure et mena si rondement les paysans des environs, qu'en ce moment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux inédits.

Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relations à Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit le cautionnement. Quoique Minoret-Levrault n'eût besoin de rien, Zélie, jalouse des libéralités de l'oncle envers ses deux nièces, lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu'elle allait envoyer dans un collége de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaient bien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourse au collége Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis en quatrième.

Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivement communs, furent jugés sans appel par le docteur dès les deux premiers mois pendant lesquels ils essayèrent d'entourer moins l'oncle que la succession. Les gens conduits par l'instinct ont ce désavantage sur les gens à idées, qu'ils sont promptement devinés: les inspirations de l'instinct sont trop naturelles, et s'adressent trop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt; tandis que, pour être pénétrées, les conceptions de l'esprit exigent une intelligence égale de part et d'autre. Après avoir acheté la reconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte clos la bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de ses habitudes et des soins qu'exigeait la petite Ursule pour ne point les recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait à dîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dans son pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces caprices d'un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers se contentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatre heures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettre fin, en leur disant: – Ne venez me voir que quand vous aurez besoin de moi.

Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans les cas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin du petit hospice de Nemours, et déclara qu'il n'exercerait plus sa profession.

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