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Eugénie Grandet
– Ils sont manche ŕ manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays prétendaient que les Grandet étaient trop avisés pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eugénie Grandet de Saumur serait mariée au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes répondaient:
– D'abord les deux frčres ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, député, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie Grandet de Saumur, et prétend s'allier ŕ quelque famille ducale par la grâce de Napoléon Que ne disait-on pas d'une héritičre dont on parlait ŕ vingt lieues ŕ la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers ŕ Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remportčrent un avantage signalé sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable château, ses fermes, rivičres, étangs, foręts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond obligé de réaliser ses capitaux. Maître Cruchot, le président Cruchot, l'abbé Cruchot, aidés par leurs adhérents, surent empęcher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un marché d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre ŕ diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre ŕ monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoyé vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand étonnement de Saumur, le paya, sous escompte, aprčs les formalités. Cette affaire eut du retentissement ŕ Nantes et ŕ Orléans. Monsieur Grandet alla voir son château par l'occasion d'une charrette qui y retournait. Aprčs avoir jeté sur sa propriété le coup d'oeil du maître, il revint ŕ Saumur, certain d'avoir placé ses fonds ŕ cinq, et saisi de la magnifique pensée d'arrondir le marquisat de Froidfond en y réunissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son trésor presque vide, il décida de couper ŕ blanc ses bois, ses foręts, et d'exploiter les peupliers de ses prairies.
Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot, la maison ŕ monsieur Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville, et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voűte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particuličre au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est ŕ peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermiculées de l'architecture française et quelque ressemblance avec le porche d'une geôle. Au dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée, représentant les quatre Saisons, figures déjŕ rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d'une plinthe saillante, sur laquelle s'élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain, et un petit cerisier assez haut déjŕ. La porte, en chęne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, fręle en apparence, était solidement maintenue par le systčme de ses boulons qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais ŕ barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif ŕ un marteau qui s'y rattachait par un anneau, et frappait sur la tęte grimaçante d'un maître-clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancętres nommaient Jacquemart, ressemblait ŕ un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il représentait jadis, et qu'un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée ŕ reconnaître les amis, au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une voűte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart sur lequel s'élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pičce la plus considérable était une salle dont l'entrée se trouvait sous la voűte de la porte cochčre. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est ŕ la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle ŕ manger; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun; lŕ, le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de monsieur Grandet; lŕ entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pičce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée; des panneaux gris, ŕ moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre incrusté d'arabesques en écaille ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l'épaisseur, reflétaient un filet de lumičre le long d'un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient ŕ deux fins, en enlevant les roses qui leur servaient de bobčches, et dont la maîtresse-branche s'adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les siéges de forme antique étaient garnis en tapisseries représentant les fables de La Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espčces de buffets terminés par de crasseuses étagčres. Une vieille table ŕ jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenętres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromčtre ovale, ŕ bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, oů les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problčme. Sur la paroi opposée ŕ la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l'aďeul de madame Grandet, le vieux monsieur de La Bertelličre, en lieutenant des gardes françaises, et défunt madame Gentillet en bergčre. Aux deux fenętres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie ŕ glands d'église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d'élever madame Grandet ŕ une hauteur qui lui permit de voir les passants. Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'Eugénie Grandet était placé tout auprčs. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mčre et de la fille s'étaient paisiblement écoulées ŕ cette place, dans un travail constant, ŕ compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois elles pouvaient prendre leur station d'hiver ŕ la cheminée. Ce jour-lŕ seulement Grandet permettait qu'on allumât du feu dans la salle, et il le faisait éteindre au trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni ŕ ceux de l'automne. Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine que la Grande Nanon leur réservait en usant d'adresse, aidait madame et mademoiselle Grandet ŕ passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d'avril et d'octobre. La mčre et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées ŕ ce véritable labeur d'ouvričre, que, si Eugénie voulait broder une collerette ŕ sa mčre, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pčre pour avoir de la lumičre. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle ŕ sa fille et ŕ la Grande Nanon, de męme qu'il distribuait dčs le matin le pain et les denrées nécessaires ŕ la consommation journaličre.
La Grande Nanon était peut-ętre la seule créature humaine capable d'accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l'enviait ŕ monsieur et ŕ madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommée ŕ cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait ŕ Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eűt que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant ŕ la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d'elle sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. A l'âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment était bien injuste: sa figure eűt été fort admirée sur les épaules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'ŕ-propos. Forcée de quitter une ferme incendiée oů elle gardait les vaches, elle vint ŕ Saumur, oů elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse ŕ rien. Le pčre Grandet pensait alors se marier, et voulait déjŕ monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chęne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l'était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'épouvantčrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'âge oů le coeur tressaille. Il vętit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secrčtement de joie, et s'attacha sincčrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita féodalement. Nanon faisait tout: elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge ŕ la Loire, le rapportait sur ses épaules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait ŕ manger ŕ tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs; défendait, comme un chien fidčle, le bien de son maître; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure ŕ ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année de 1811, dont la récolte coűta des peines inouďes, aprčs vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre ŕ Nanon, seul présent qu'elle reçut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqűres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévčre de la maison oů jamais personne n'était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille: elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité! Jamais le maître n'avait reproché ŕ la servante ni l'halleberge ou la pęche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l'arbre.
– Allons, régale-toi, Nanon, lui disait-il dans les années oů les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du pčre Grandet était un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le coeur simple, la tęte étroite de Nanon ne pouvaient contenir qu'un sentiment et une idée. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du pčre Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant:
– Que voulez-vous, ma mignonne? Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l'était la Vierge Marie elle-męme; Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant:
– Cette pauvre Nanon! Son exclamation était toujours suivie d'un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps ŕ autre, formait depuis longtemps une chaîne d'amitié non interrompue, et ŕ laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au coeur de Grandet et prise tout en gré par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitié d'avare, qui réveillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: Pauvre Nanon! Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et ŕ leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages oů les domestiques étaient mieux traités, mais oů les maîtres n'en recevaient néanmoins aucun contentement. De lŕ cette autre phrase: ŤQu'est-ce que les Grandet font donc ŕ leur grande Nanon pour qu'elle leur soit si attachée? Elle passerait dans le feu pour eux!ťSa cuisine, dont les fenętres grillées donnaient sur la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d'avare oů rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dîner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprčs de ses maîtres. Une seule chandelle suffisait ŕ la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d'habiter impunément cette espčce de trou, d'oů elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant.
La description des autres portions du logis se trouvera liée aux événements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle oů éclatait tout le luxe du ménage peut faire soupçonner par avance la nudité des étages supérieurs.
En 1819, vers le commencement de la soirée, au milieu du mois de novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la premičre fois. L'automne avait été trčs beau. Ce jour était un jour de fęte bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se préparaient-ils ŕ venir armés de toutes pičces, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amitié. Le matin tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnées de Nanon, se rendant ŕ l'église paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour était l'anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugénie. Aussi, calculant l'heure oů le dîner devait finir, maître Cruchot, l'abbé Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins peur fęter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le président voulait présenter était ingénieusement enveloppée d'un ruban de satin blanc, orné de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours mémorables de la naissance et de la fęte d'Eugénie, était venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son présent paternel, consistant, depuis treize années, en une curieuse pičce d'or. Madame Grandet donnait ordinairement ŕ sa fille une robe d'hiver ou d'été, selon la circonstance. Ces deux robes, les pičces d'or qu'elle récoltait au premier jour de l'an et ŕ la fęte de son pčre, lui composaient un petit revenu de cent écus environ, que Grandet aimait ŕ lui voir entasser. N'était-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, élever ŕ la brochette l'avarice de son héritičre, ŕ laquelle il demandait parfois compte de son trésor, autrefois grossi par les La Bertelličre, en lui disant:
– Ce sera ton douzain de mariage. Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conservé dans quelques pays situés au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l'époux doit lui donner une bourse oů se trouvent, suivant les fortunes, douze pičces ou douze douzaines de pičces ou douze cents pičces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergčres ne se marierait pas sans son douzain, ne fűt-il composé que de gros sous. On parle encore ŕ Issoudun de je ne sais quel douzain offert ŕ une riche héritičre et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape Clément VII, oncle de Catherine de Médicis, lui fit présent, en la mariant ŕ Henri II, d'une douzaine de médailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le dîner, le pčre, tout joyeux de voir son Eugénie plus belle dans une robe neuve, s'était écrié:
– Puisque c'est la fęte d'Eugénie, faisons du feu! ce sera de bon augure.
– Mademoiselle se mariera dans l'année, c'est sűr, dit la grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers.
– Je ne vois point de partis pour elle ŕ Saumur, répondit madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son âge, annonçait l'entičre servitude conjugale sous laquelle gémissait la pauvre femme.
Grandet contempla sa fille, et s'écria gaiement:
– Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, l'enfant, il faudra bientôt s'occuper d'elle.
Eugénie et sa mčre se jetčrent silencieusement un coup d'oeil d'intelligence.
Madame Grandet était une femme sčche et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour ętre tyrannisées. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents étaient noires et rares, sa bouche était ridée, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'était une excellente femme, une vraie La Bertelličre. L'abbé Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas été trop mal, et elle le croyait. Une douceur angélique, une résignation d'insecte tourmenté par des enfants, une piété rare, une inaltérable égalité d'âme, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs ŕ la fois pour ses menues dépenses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apporté au pčre Grandet plus de trois cent mille francs, s'était toujours sentie si profondément humiliée d'une dépendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son âme lui interdisait de se révolter, qu'elle n'avait jamais demandé un sou, ni fait une observation sur les actes que maître Cruchot lui présentait ŕ signer. Cette fierté sotte et secrčte, cette noblesse d'âme constamment méconnue et blessée par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verdâtre, qu'elle s'était accoutumée ŕ faire durer prčs d'une année; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps écoulé depuis le jour oů il avait donné six francs ŕ sa femme, stipulait-il toujours des épingles pour elle en vendant ses récoltes de l'année. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acquéreur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait reçu ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse était commune:
– As-tu quelques sous ŕ me pręter? Et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui représentait comme son seigneur et maître, lui rendait, dans le courant de l'hiver, quelques écus sur l'argent des épingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pičce de cent sous allouée par mois pour les menues dépenses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, aprčs avoir boutonné son gousset, de dire ŕ sa femme:
– Et toi, la mčre, veux-tu quelque chose?
– Mon ami, répondait madame Grandet animée par un sentiment de dignité maternelle, nous verrons cela.
Sublimité perdue! Grandet se croyait trčs généreux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eugénie ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caractčre de la Providence? Aprčs ce dîner, oů, pour la premičre fois, il fut question du mariage d'Eugénie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant.
– Grande bęte, lui dit son maître, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi?
– Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas.
– Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez dű la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eugénie a failli s'y fouler le pied.
– Tiens, dit Grandet ŕ Nanon en la voyant toute pâle, puisque c'est la naissance d'Eugénie, et que tu as manqué de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre.
– Ma foi, je l'ai bien gagné, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cassé la bouteille, mais je me serais plutôt cassé le coude pour la tenir en l'air.
– C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis.
– T'es-tu fait mal? lui dit Eugénie en la regardant avec intéręt.
– Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins.
– Hé! bien, puisque c'est la naissance d'Eugénie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, ŕ l'endroit oů elle est encore solide.
Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumičre que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils.
– Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier.
– Non! non! ça me connaît, répondit l'ancien tonnelier.
Au moment oů Grandet raccommodait lui-męme son escalier vermoulu, et sifflait ŕ tue-tęte en souvenir de ses jeunes années, les trois Cruchot frappčrent ŕ la porte.
– C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille.
– Oui, répondit le président.
Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se reflétait sous la voűte, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entrée de la salle.
– Ah! vous ętes des fęteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs.
– Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis ŕ vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-męme une marche de mon escalier.
– Faites, faites, monsieur Grandet, Charbonnier est Maire chez lui, dit sentencieusement le président en riant tout seul de son allusion que personne ne comprit.
Madame et mademoiselle Grandet se levčrent. Le président, profitant de l'obscurité, dit alors ŕ Eugénie:
– Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez de naître, une suite d'années heureuses, et la continuation de la santé dont vous jouissez?
Il offrit un gros bouquet de fleurs rares ŕ Saumur; puis, serrant l'héritičre par les coudes, il l'embrassa des deux côtés du cou, avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. Le président, qui ressemblait ŕ un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour.