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OEuvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 4
OEuvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 4

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OEuvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 4

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé:

«Soignez-le donc! il s’étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir!»

La porte retomba.

«Eh bien? dit Hussonnet.

– Eh bien, quoi?

– Je croyais…

– Qu’est-ce que vous croyiez?

– Est-ce que vous ne…»

Il compléta sa phrase par un geste.

«Eh non! jamais de la vie!»

Hussonnet n’insista pas davantage.

Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui ne s’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe: «Canonniers, à vos pièces!» ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet et exposa son plan nouveau.

Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit: «Adieu, mon bon», et disparut.

Frédéric demanda la note. Elle était longue; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire:

«Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.

– Quel fiacre?

– Celui que ce monsieur a pris tantôt pour les petits chiens.»

Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu’on lui rendait.

«Merci, monseigneur!» dit l’homme à la serviette, avec un grand salut.

Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir; d’autres aussi belles ne manquaient pas; et, puisqu’il fallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux.

«Tant mieux! à quoi bon?»

Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. Il commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement:

«Vous étiez aux courses dimanche?

– Oui, hélas!»

Alors le peintre déclama contre l’anatomie des chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. «Rosanette était avec vous?» Et il entama son éloge adroitement.

La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.

Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais peu à peu, la coloration variée de son modèle l’avait séduit; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout le temps de s’éblouir. Puis, l’admiration s’apaisant, il s’était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute; et il s’était mis à repasser ses contours simplement. Ensuite, il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêler les tons de la tête et ceux des fonds; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elle s’était même permis des objections, l’artiste naturellement avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s’était dit qu’elle pouvait avoir raison. Alors, avait commencé l’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent les crampes d’estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans cœur et sentant que sa besogne était mauvaise.

Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puis reprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.

«Je me moque bien de la Maréchale!»

Une déclaration pareille l’enhardit.

«Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus maintenant?»

Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle mille écus. Or la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.

«Eh bien, et Arnoux? dit Frédéric.

Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableaux n’avait que faire du portrait.

«Il soutient que ça appartient à Rosanette.

– En effet, c’est à elle.

– Comment! c’est elle qui m’envoie vers vous!» répliqua Pellerin.

S’il eût cru à l’excellence de son œuvre, il n’eût pas songé peut-être à l’exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de ses conditions courtoisement.

L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit:

«Non! ah! non!

– Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait la commande!

– J’ai été l’intermédiaire, permettez!

– Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras!»

L’artiste s’emportait.

«Ah! je ne vous croyais pas si cupide.

– Ni vous si avare. Serviteur!»

Il venait de partir que Sénécal se présenta.

Frédéric, troublé, eut un mouvement d’inquiétude.

«Qu’y a-t-il?»

Sénécal conta son histoire.

«Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui l’appelait à Paris; comme personne, par hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle avait envie de m’y faire aller moi-même. J’ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s’est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il m’a donné mon compte, et me voilà!»

Puis, détachant ses paroles:

«Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon devoir. N’importe, c’est à cause de vous.

– Comment?» s’écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l’eût deviné.

Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit:

«C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être trouvé mieux.»

Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.

«En quoi puis-je vous servir maintenant?»

Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.

«Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit Deslauriers.»

Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontre du Champ de Mars.

«Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelqu’un.»

Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence:

«Tout cela, j’en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux.»

Ce votre ôta du cœur de Frédéric le peu de bon vouloir qu’il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.

Sénécal le prévint.

«Merci!»

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d’honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard et Bénier, scandales de l’époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé avec un air de dégoût.

«Allons, adieu! Il faut que j’aille à Notre-Dame de Lorette.

– Tiens! pourquoi?

– C’est aujourd’hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à l’œuvre, celui-là! Mais tout n’est pas fini!.. Qui sait?»

Et Sénécal tendit sa main bravement.

«Nous ne nous reverrons peut-être jamais! adieu!»

Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel surtout firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.

Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.

Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy trois jours après. Le gentilhomme fit bonne contenance et l’invita même à dîner pour le mercredi suivant.

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notification d’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’aux termes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’une propriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prix de l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée:

«Eh bien, après… quoi? si cela peut le sauver, tant mieux! je n’en mourrai pas! n’y pensons plus!»

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d’Hussonnet et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.

«Ah! celui-là m’embête!»

Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il s’habilla pour se rendre à la Maison d’Or.

Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur à cheveux blancs:

«Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux», dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond et fluet, déjà chauve); puis, désignant un quadragénaire d’allures simples: «Joseph Boffreu, mon cousin; et voici mon ancien professeur M. Vezou», personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la poitrine.

Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, «qui peut-être viendra, ce n’est pas sûr». Il sortait à chaque minute, paraissait inquiet; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l’avait choisie par pompe, tout exprès.

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le milieu de la table, couverte de plats d’argent, suivant la vieille mode française; des raviers, pleins de salaisons et d’épices, formaient bordure tout autour; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette avec des choses dont on ne savait pas l’usage, mille ustensiles de bouche ingénieux; – et il y avait, rien que pour le premier service: une hure d’esturgeon mouillée de champagne, un jambon d’York au tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de pommes de terre qui étaient mêlés à des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le précepteur surtout:

«Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies! C’est trop beau!

– Ça? dit le vicomte de Cisy, allons donc!»

Et, dès la première cuillerée:

«Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier?

– Tu sais bien que je n’ai pas le temps!» répliqua le marquis.

Ses matinées étaient prises par un cours d’arboriculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fabriques d’instruments aratoires. Habitant la Saintonge les trois quarts de l’année, il profitait de ses voyages dans la capitale pour s’instruire; et son chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.

Mais Cisy, s’apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin:

«Buvez donc, saprelotte! Vous n’êtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon!»

A ce mot, tous s’inclinèrent, on le congratulait.

«Et la jeune personne, dit le précepteur, est charmante, j’en suis sûr?

– Parbleu! s’écria Cisy. N’importe, il a tort: c’est si bête, le mariage!

– Tu parles légèrement, mon ami!» répliqua M. des Aulnays, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.

Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite en ricanant:

«Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez!»

Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, «être régence». Il voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris, tira de sa poche un brûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats. Il renvoya même les truffes, et le précepteur, qui s’en délectait, dit par bassesse:

«Cela ne vaut pas les œufs à la neige de madame votre grand’mère!»

Puis il se remit à causer avec son cousin l’agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d’avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant de l’influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l’homme d’affaires.

Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy; sa sottise l’avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dîner du café Anglais, l’agaçaient de plus en plus; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse et boursier. Cisy, par manière de rire, l’appela «voleur» plusieurs fois; puis, tout à coup:

«Ah! le baron!»

Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l’oreille, et une fleur à la boutonnière. C’était l’idéal du vicomte. Il fut ravi de le posséder; et, sa présence l’excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère:

«Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère!»

Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues à la société; puis, comme saisi d’une idée:

«Dites donc! avez-vous pensé à moi?»

L’autre haussa les épaules.

«Vous n’avez pas l’âge, mon petiot! Impossible!»

Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre:

– Ah! j’oubliais! Mille félicitations pour votre pari, mon cher!

– Quel pari?

– Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir même chez cette dame.»

Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite par la figure décontenancée de Cisy.

En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au vicomte qu’il «gênait», et on l’avait flanqué dehors avec peu de cérémonie.

Il eut l’air de ne pas entendre. Le baron ajouta:

«Que devient-elle, cette brave Rose?.. a-t-elle toujours d’aussi jolies jambes? prouvant par ce mot qu’il la connaissait intimement.

Frédéric fut contrarié de la découverte.

«Il n’y a pas de quoi rougir, reprit le baron; c’est une bonne affaire!»

Cisy claqua de la langue.

«Peuh! pas si bonne!

– Ah!»

– Mon Dieu, oui! D’abord, moi, je ne lui trouve rien d’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’on veut, car enfin… elle est à vendre!»

«Pas pour tout le monde! reprit aigrement Frédéric.

– Il se croit différent des autres! répliqua Cisy, quelle farce!»

Et un rire parcourut la table.

Frédéric sentait les battements de son cœur l’étouffer. Il avala deux verres d’eau coup sur coup.

Mais le baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.

«Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux?

– Je n’en sais rien, dit Cisy. Je ne connais pas ce monsieur!»

Il avança néanmoins que c’était une manière d’escroc.

«Un moment! s’écria Frédéric.

– Cependant la chose est certaine! Il a même eu un procès.

– Ce n’est pas vrai!»

Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le vicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement:

«Est-ce pour m’offenser, monsieur?»

Et il le regardait avec des prunelles ardentes comme son cigare.

«Oh! pas du tout! je vous accorde même qu’il a quelque chose de très bien: sa femme.

– Vous la connaissez?»

– Parbleu! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça!

– Vous dites!»

Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant:

– Tout le monde connaît ça!

– Taisez-vous! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez!

– Je m’en flatte!»

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait en criant, pris d’une sorte de frénésie; M. des Aulnays répétait:

«Calmez-vous! voyons! cher enfant!

– Mais c’est épouvantable!» vociférait le précepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait; Joseph riait aux éclats; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris; et le baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s’entendre du boulevard.

Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, le précepteur, Forchambeaux lui-même. Le baron, pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le baron n’avait dit pour en finir:

«Le vicomte, monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.

– Votre heure?

– A midi, s’il vous plaît.

– Parfaitement, monsieur.»

Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait de le satisfaire enfin; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l’enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart, et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle s’ouvrit, et il entra, en se courbant très bas sous l’auvent.

Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l’air, étaient posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans l’angle près de la cuisine; – et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée de se tourner de côté quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama son assistance. Le citoyen commença par ne rien répondre; il roulait des yeux, avait l’air de réfléchir, fit plusieurs tours dans la salle et dit enfin:

«Oui, volontiers!»

Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l’adversaire était un noble.

«Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille! D’abord… avec l’épée…

– Mais peut-être, objecta Frédéric, que je n’ai pas le droit…

– Je vous dis qu’il faut prendre l’épée! répliqua brutalement le citoyen. Savez-vous tirer?

– Un peu!

– Ah! un peu! voilà comme ils sont tous! Et ils ont la rage de faire assaut! Qu’est-ce que ça prouve, la salle d’armes! Écoutez-moi: tenez-vous bien à distance en vous enfermant toujours dans des cercles, et rompez! rompez! C’est permis. Fatiguez-le! Puis fendez-vous dessus franchement! Et surtout pas de malice, pas de coups à la La Fougère! non! de simples une-deux, des dégagements. Tenez, voyez-vous? en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure. – Père Vauthier, donnez-moi votre canne! Ah! cela suffit.»

Il empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit et se mit à pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du pied, s’animait, feignait même de rencontrer des difficultés, tout en criant: «Y es-tu, là? y es-tu?» et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille, avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps: «Bravo! très bien!» Son épouse également l’admirait, quoique émue; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d’ébahissement, étant, du reste, fanatique de M. Regimbart.

Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d’étoffes garnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables, tandis que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l’aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.

Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la conférence.

Le baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le vicomte fît des excuses. M. de Comaing fut révolté de l’outrecuidance. Le citoyen n’en voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible, on se battrait.

D’autres difficultés surgirent, car le choix des armes légalement appartenait à Cisy, l’offensé. Mais Regimbart soutint que, par l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur. Ses témoins se récrièrent qu’un soufflet cependant était la plus cruelle des offenses. Le citoyen épilogua sur les mots, un coup n’étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en rapporterait à des militaires; et les quatre témoins sortirent pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque.

Ils s’arrêtèrent à celle du quai d’Orsay. M. de Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.

Les capitaines n’y comprirent goutte, embrouillée qu’elle fut par les phrases incidentes du citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs d’écrire un procès-verbal; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un café; et, même pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par H et Frédéric par un K.

Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils reparurent et déclarèrent qu’évidemment le choix des armes appartenait à M. H. Tous s’en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier restèrent sur le trottoir.

Le vicomte, en apprenant la solution, fut pris d’un si grand trouble, qu’il se la fit répéter plusieurs fois; et, quand M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura «cependant», n’étant pas loin en lui-même d’y obtempérer. Puis il se laissa choir dans un fauteuil et déclara qu’il ne se battrait pas.

«Hein? comment?» dit le baron.

Alors, Cisy s’abandonna à un flux labial désordonné. Il voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.

«Ou bien on mettra de l’arsenic dans un verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois; je l’ai lu!»

Le baron, peu endurant naturellement, le rudoya.

«Ces messieurs attendent votre réponse. C’est indécent, à la fin! Que prenez-vous? voyons! Est-ce l’épée?»

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