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Les quatre cavaliers de l'apocalypse
Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Ça va mal, disaient-ils, ça va mal! Cette fois-ci, l'affaire est sérieuse.

Et ils regardaient avec inquiétude les côtes voisines, à droite et à gauche. Ces côtes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que dans l'arrière-pays se préparait un grand événement.

Le paquebot devait arriver à Boulogne vers minuit et séjourner en rade jusqu'à l'aube pour permettre aux voyageurs un débarquement plus commode. Or il arriva à dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le commandant donna des ordres pour que le débarquement se fît à l'instant même. Il fallait repartir le plus tôt possible: les appareils radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.

A la lumière des feux bleus qui répandaient sur la mer une clarté livide, commença le transbordement des passagers et des bagages à destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui s'attardaient à compter leurs malles; les garçons de service emportaient les enfants comme des paquets. La précipitation générale abolissait l'excessive obséquiosité germanique.

Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir et immobile ressemblait à un mur criblé de trous lumineux, mur au-dessus duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts chargés de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance s'élargit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se dirigeaient vers la terre. Et tout à coup une voix de stentor, celle du capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'éclats de rire:

– Au revoir, messieurs les Français! Nous nous reverrons bientôt à Paris!

Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la précipitation de la fuite et l'insolence d'une vengeance prochaine. C'était le dernier paquebot allemand qui, cette année-là, devait toucher la côte française.

A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spécial qui amènerait à Paris les voyageurs d'Amérique, et il profita de ce retard pour entrer dans un café et pour écrire à madame Marguerite Laurier une longue lettre où il l'avertissait de son retour et la priait de lui donner le plus tôt possible un rendez-vous.

Quand il arriva à Paris, vers quatre heures du matin, il fut reçu à la gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprès de lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui, rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du voyage, et il ne se leva que pour déjeuner. Pendant qu'il était à table, Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un rendez-vous pour le jour même, à cinq heures de l'après-midi, dans le jardin de la Chapelle expiatoire.

Après déjeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mère Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnément que si elle l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi, l'accueillit avec une tendresse mêlée de curiosité sympathique à l'égard de ce frère chéri qu'elle savait être un mauvais sujet; et il eut même la surprise de trouver aussi à la maison sa tante Héléna, qui avait laissé en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il ne put voir son père Marcel, déjà sorti pour aller prendre au cercle des nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'idée hantait tous les esprits.

A quatre heures et demie, il pénétra dans le jardin de la Chapelle expiatoire. C'était une demi-heure trop tôt; mais son impatience d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en avançant sa propre arrivée au lieu convenu.

Marguerite Laurier était une jeune dame élégante, un peu légère, encore honnête, qu'il avait connue dans le salon du sénateur Lacour. Elle était mariée à un ingénieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique de moteurs pour automobiles. Laurier était un homme de trente-cinq ans, grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa femme, moins âgée que lui de dix ans, avait d'abord accepté avec une souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son époux; mais elle s'en était bientôt lassée, et, lorsque Jules, le peintre fashionable, était apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un rayon de soleil. Ils se plurent l'un à l'autre. Elle avait été flattée de l'attention que l'artiste lui prêtait, et l'artiste l'avait trouvée moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se promenèrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc Montsouris. Elle frissonnait délicieusement de terreur à la pensée d'être surprise par Laurier, lequel, très occupé de sa fabrique, n'avait pas encore le moindre soupçon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se donner à Jules avec la même facilité que tant d'autres: cet amour à la fois innocent et coupable était sa première faute, et elle voulait que ce fût la dernière. La situation paraissait sans issue, et Jules commençait à s'impatienter de ces relations trop chastes et même un peu puériles, dont les plus grandes licences consistaient à prendre quelques baisers à la dérobée.

Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit connaître au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se trahit elle-même par ses rentrées tardives, par ses gaîtés inexplicables, par l'aversion qu'elle témoigna inopinément à l'ingénieur dans l'intimité conjugale? Le fait est que Laurier se mit à épier sa femme et n'eut aucune peine à constater les rendez-vous qu'elle avait avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se croyait trahi beaucoup plus irréparablement qu'il ne l'était en réalité, des idées violentes et contradictoires se heurtèrent dans son esprit. Il songea à la tuer; il songea à tuer Desnoyers; il songea à se tuer lui-même. Finalement il ne tua personne, et, par bonté pour cette femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrâce. En somme, c'était sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il était homme d'honneur et ne pouvait accepter le rôle de mari complaisant. Il eut donc avec Marguerite une brève explication qui se termina par cet arrêt:

– Désormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mère et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.

Après cette rupture, le peintre était parti pour l'Amérique afin de prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possédait en propre, de vendre quelques pièces de terre, et de réunir la grosse somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa maison.

Lorsque Jules eut franchi la grille par où l'on entre du boulevard Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les allées pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reçut dans les jambes un cerceau poussé par un bambin; il fit un faux pas contre un ballon. Autour des châtaigniers fourmillait le public ordinaire des jours de chaleur. C'étaient des servantes des maisons voisines, qui cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les jeux des petits confiés à leur garde; c'étaient des bourgeois du quartier, venus là pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de la paix d'un bocage. Tous les bancs étaient occupés. Les chaises de fer, sièges payants, servaient d'asile à des femmes chargées de paquets, à des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de leur famille pour prendre le train à la gare Saint-Lazare.

Après trois semaines de traversée pendant lesquelles Jules avait évolué sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de manège, il avait plaisir à se mouvoir librement sur cette terre ferme où ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitués à un sol instable, gardaient encore une sensation de déséquilibrement. Il se promenait de long en large; mais ses allées et venues n'attiraient l'attention de personne. Une préoccupation commune semblait s'être emparée de tout le monde, hommes et femmes; les gens échangeaient à haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal à la main voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y avait plus trace de la méfiance et de la crainte instinctives qui portent les habitants des grandes villes à s'ignorer mutuellement ou à se dévisager comme des ennemis.

«Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilité de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.»

Hors du jardin, même anxiété et même tendance à une sympathie fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les éditions du soir, ils étaient arrêtés dans leur course par les mains avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur était aussitôt entouré d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles ou qui essayaient de déchiffrer par-dessus ses épaules les manchettes imprimées en caractères gras. De l'autre côté du square, dans la rue des Mathurins, sous la tente d'un débit de vin, des ouvriers écoutaient les commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le texte d'une dépêche. La circulation dans les rues, le mouvement général de la cité étaient les mêmes que les autres jours; mais il semblait que les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un frisson de fièvre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une façon différente. Tout le monde paraissait connaître tout le monde. Les femmes du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient déjà vu cent fois. Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans qu'elles en éprouvassent la moindre surprise.

«Ils parlent de la guerre», se répéta-t-il, mais avec la commisération d'un esprit supérieur qui connaît l'avenir et qui s'élève au-dessus des opinions communes.

L'inquiétude publique n'était, selon lui, que la surexcitation nerveuse d'un peuple qui, accoutumé à une vie paisible, s'alarme dès qu'il entrevoit un danger pour son bien-être. On avait parlé si souvent d'une guerre imminente à propos de conflits qui, à la dernière minute, s'étaient résolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin à considérer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son égoïsme, et il répugnait à Jules que la guerre éclatât, parce qu'elle aurait dérangé ses plans de vie.

«Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore à lui-même. Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre à une époque comme la nôtre.»

Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment à l'autre. Il crut la reconnaître de loin dans une dame qui entrait au jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers elle, il constata son erreur. Déçu, il reprit sa promenade. La mauvaise humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en réalité le monument dont la Restauration a orné l'ancien cimetière de la Madeleine. Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux impatients toutes les entrées du jardin. Et il advint ce qui advenait à presque tous leurs rendez-vous: elle se présenta devant lui à l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre, telle une apparition.

– Marguerite! Oh! Marguerite!

Il hésitait presque à la reconnaître. Il éprouvait une sorte d'étonnement à revoir ce visage qui avait occupé son imagination pendant les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour à l'autre, s'était pour ainsi dire spiritualisé par le vague idéalisme de l'absence. Puis, tout à coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace étaient abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue.

Ils allèrent s'asseoir sur des chaises de fer, à l'abri d'un massif d'arbustes. Mais, à peine assise, elle se leva. L'endroit était dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'à tourner les yeux pour les découvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui, à cette heure, sortaient peut-être des grands magasins du quartier. Ils cherchèrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce n'était pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur ouvrage sur les genoux.

– Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me trouves-tu?

Jules ne l'avait jamais trouvée si belle. Marguerite était un peu plus grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa démarche avait un rythme aisé, gracieux, presque folâtre. Les traits de son visage n'étaient pas fort réguliers, mais avaient une grâce piquante.

– As-tu pensé beaucoup à moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompée? Dis-moi la vérité: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperçois tout de suite.

– Je n'ai pas cessé un instant de penser à toi! répondit-il en mettant sa main sur son cœur, comme s'il prêtait serment devant un juge d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'étais en Amérique?

Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement d'introduire un doigt entre le gant et la peau satinée. En dépit de la discrétion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le manège et jeta vers eux des regards indignés. Faire des niaiseries amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe était menacée d'une pareille catastrophe!

Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait fait en l'absence de Jules. Elle s'était ennuyée beaucoup; elle avait tâché de tuer le temps; elle était allée au théâtre avec son frère; elle avait eu plusieurs conférences avec son avocat, qui l'avait renseignée sur la marche à suivre pour le divorce.

– Et ton mari? demanda Jules.

– Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait pitié. Il est si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent à tout, qu'il ne veut susciter aucune difficulté. Tu sais que je lui ai apporté une dot de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et même, quoique cela doive le gêner beaucoup, il veut me les rendre aussitôt après le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que je lui ai fait. Il est si bon, si honnête!

– Mais moi? interrompit Jules, vexé de cette délicatesse inopportune.

– Oh! toi, tu es mon bonheur! s'écria-t-elle avec un transport d'amour. Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa vie, sans s'inquiéter des ennuis qui peuvent en résulter pour les autres. Être égoïste, c'est le secret du bonheur.

Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces pensées lui étaient pénibles, elle sauta brusquement à un autre sujet.

– Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu à la guerre? Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.

Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas à la guerre.

– Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai connu des Allemands bien élevés qui, sans aucun doute, pensent comme toi et moi. Un vieux professeur qui fréquente chez nous expliquait hier à ma mère qu'à notre époque de progrès les guerres ne sont plus possibles. Au bout de deux mois à peine on manquerait d'hommes; au bout de trois mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec tant d'évidence que c'était plaisir de l'entendre.

Elle réfléchit un peu, tâchant de retrouver ses souvenirs: puis, effrayée de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta d'ajouter en son propre nom:

– Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni réunions, ni toilettes, ni théâtres. Il serait même impossible d'inventer des modes. Toutes les femmes porteraient le deuil. Conçois-tu pareille chose? Et Paris devenu un désert! Paris qui me semblait si joli tout à l'heure, en venant au rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible… Tu sais que le mois prochain nous allons à Vichy? Ma mère a besoin de prendre les eaux. Et ensuite nous irons à Biarritz. Après Biarritz, je suis invitée dans un château de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espère que notre mariage pourra se célébrer l'été prochain. Et une guerre viendrait déranger tous ces projets? Non, je te répète que cela n'est pas possible. Mon frère et ses amis rêvent, quand ils parlent du péril allemand. Peut-être mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre prochaine et qui s'y préparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi que c'est une sottise. Dis, je le veux!

Il dit donc que c'était une sottise; et elle, tranquillisée par cette affirmation, passa à autre chose, Comme elle venait de parler de son divorce, elle pensa à l'objet du voyage que Jules venait de faire.

– Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus important. As-tu réussi à te procurer l'argent dont tu as besoin?

Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il rapportait moins qu'il ne l'espérait. Il avait trouvé le pays dans une de ces crises économiques qui le tourmentent périodiquement. Malgré cela, il avait réussi à se procurer quatre cent mille francs représentés par un chèque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux envois: un propriétaire terrien, avec qui il avait quelques liens de parenté, s'occuperait de ces négociations.

Elle parut satisfaite de la réponse et prit à son tour un air de femme sérieuse.

– L'argent est l'argent, déclara-t-elle sentencieusement, et, sans argent, il n'y a pas de bonheur sûr. Tes quatre cent mille francs et ce que j'ai moi-même nous permettront de vivre.

Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'étaient dit l'essentiel, ce qui intéressait leur avenir. Maintenant une préoccupation nouvelle obsédait leur âme. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute à l'autre les témoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins, coupaient à travers le jardin pour raccourcir leur route. L'allée se transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur cette dame élégante et sur son compagnon, blottis derrière les arbustes comme des gens qui cherchent à se cacher. Quelques-uns les dévisageaient avec réprobation; d'autres, encore plus agaçants, souriaient d'un air de complicité protectrice.

– Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.

Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnaître une employée d'un couturier fameux.

– Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!..

Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le même risque d'être reconnus. D'ailleurs c'était sa faute, à elle. Puisqu'elle avait si peur de la curiosité des gens, pourquoi n'acceptait-elle de rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit où elle serait à l'abri de toute surprise; mais elle s'était toujours refusée à y venir.

– Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai déjà dit cent fois que non.

– Mais puisque nos affaires sont presque réglées? Puisque nous serons mariés dans quelques mois?

– N'insiste pas. Je veux que tu épouses une femme honnête.

Il eut beau plaider avec une éloquence passionnée, elle resta ferme dans sa résolution. Il se résigna donc à faire signe à un taxi, où elle monta pour rentrer chez sa mère. Mais, au moment où il prenait congé d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:

– Ainsi, tu ne crois pas à la guerre?.. Répète-le. Je veux l'entendre encore de ta bouche. Cela me rassure.

II

LA FAMILLE DESNOYERS

Marcel Desnoyers, père de Jules, appartenait à une famille ouvrière établie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin à quatorze ans, il avait été mis en apprentissage par sa mère dans l'atelier d'un sculpteur ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrès, put bientôt l'employer, malgré son jeune âge, dans les travaux qu'il exécutait alors en province.

En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premières nouvelles de la guerre le surprirent à Marseille, où il était occupé à la décoration d'un théâtre.

Comme tous les jeunes gens de sa génération, il était hostile à l'Empire, et, chez lui, cette hostilité était encore accrue par l'influence de quelques vieux camarades qui avaient joué un rôle dans la République de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'État du 2 décembre. Un jour, il avait assisté dans les rues de Marseille à une manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les républicains en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui s'étaient enfuis de leur pays à la suite d'insurrections récentes, composaient le cortège. Un étudiant chevelu et phtisique portait le drapeau. «C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants. Une paix qui unisse tous les hommes!» Mais sur cette terre les plus nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la paix arrivèrent à la Cannebière avec leur drapeau et leur profession de foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'armée à la frontière, avaient débarqué sur les quais de la Joliette, et ces vétérans, habitués à la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matière de horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baïonnettes, les autres avec leurs ceinturons dégrafés. «Vive la guerre!» Et une averse de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide étudiant rouler avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas davantage, parce que, ayant attrapé quelques anguillades et une légère blessure à l'épaule, il dut se sauver comme les autres.

Ce jour-là, pour la première fois, se révéla son caractère tenace et orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors susceptible d'adopter des résolutions extrêmes. Le souvenir des coups reçus l'exaspéra comme un outrage qui réclamait vengeance. Il se refusa donc absolument à faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre moyen pour éviter d'y prendre part, il résolut d'abandonner son pays. L'empereur n'avait pas à compter sur lui pour le règlement de ses affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois, renonçait à l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel en France: car sa mère était morte l'année précédente. Qui sait si la richesse n'attendait pas l'émigrant dans les pays d'outre-mer! Adieu, France, adieu!

Comme il avait quelques économies, il put acheter la complaisance d'un courtier du port qui consentit à l'embarquer sans papiers. Ce courtier lui offrit même le choix entre trois navires dont l'un était en partance pour l'Égypte, l'autre pour l'Australie, le troisième pour Montevideo et Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune préférence, choisit tout simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau matin il se trouva en route pour l'Amérique du Sud, sur un petit vapeur qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et grinçait dans toutes ses jointures.

La traversée dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel débarqua à Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire. Il éprouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la nation se gouvernait elle-même et se défendait courageusement derrière les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les événements de la Commune le consolèrent de son escapade. S'il était demeuré là-bas, la colère que lui auraient causée les désastres publics, ses relations de compagnonnage, le milieu même où il vivait, tout l'aurait poussé à la révolte. A cette heure, il serait fusillé ou il vivrait dans un bagne colonial avec quantité de ses anciens camarades. Il se félicita donc de son émigration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficulté de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.

Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures. Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans une de ces crises de découragement, – il venait alors d'atteindre la trentaine, – qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à l'occasion de ses achats de bétail.

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