Les mystères d'Udolphe
Полная версия
Les mystères d'Udolphe
текст
Оценить:
0
Читать онлайн
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
–C'est fort bien, mon cher ami, dit Saint-Aubert; mais personne n'a-t-il jamais eu le courage de suivre le son? si on l'eût fait, le musicien eût été connu.—Oui, monsieur, on l'a tenté, on a suivi jusque dans les bois, mais la musique se retirait et semblait toujours dans le même éloignement; nos gens ont eu peur, et n'ont pas voulu aller plus loin. Il est rare qu'on l'entende d'aussi bonne heure qu'aujourd'hui, c'est ordinairement vers minuit, quand cette brillante planète, qui est maintenant au-dessus de ces tourelles, descend au-dessous des bois à gauche.
–Quelles tourelles? demanda vivement Saint-Aubert, je n'en vois point.
–Pardonnez-moi, monsieur, vous en voyez une, la lune donne dessus; vous voyez l'avenue, et le château est caché presque entièrement dans les arbres.
–Oui, mon papa, dit Emilie en regardant; ne voyez-vous pas quelque chose qui brille au-dessus du bois? C'est une girouette, je pense, sur laquelle se portent les rayons.
–Oui, je vois ce que vous voulez dire. A qui est ce château?
–Le marquis de Villeroi en était possesseur, dit Voisin avec un air important.
–Ah! dit Saint-Aubert fort agité, sommes-nous donc si près de Blangy?
–C'était la demeure favorite du marquis, reprit Voisin; mais il l'avait en aversion, et n'y est pas revenu depuis bien des années: on nous a dit qu'il était mort depuis peu, et que cette terre était passée en d'autres mains.—Saint-Aubert, qui était tombé dans la rêverie, en sortit à ces derniers mots: Mort! s'écria-t-il, grand Dieu! et quand est-il mort?
–On nous a dit qu'il y avait environ quatre semaines, répliqua Voisin: connaissez-vous le marquis, monsieur?
–Cela est bien extraordinaire, dit Saint-Aubert sans s'arrêter à la question.—Pourquoi cela est-il si extraordinaire? dit Emilie avec une curiosité timide.—Il ne répondit pas, et retomba dans sa méditation; quelques moments après il parut en sortir, et demanda quel était son héritier.—J'ai oublié son nom, dit Voisin; mais je sais que ce seigneur habite Paris, et je n'entends pas dire qu'il songe à venir dans son château.
–Le château est-il encore fermé?
–A peu près, monsieur; la vieille femme de charge et son mari en ont soin; mais ils vivent dans une chaumière qui n'en est pas éloignée.
–Le château est spacieux, dit Emilie; il doit être désert s'il n'a que deux habitants.
–Désert! oh oui, mademoiselle, répondit Voisin: je ne voudrais pas y passer la nuit pour le monde entier.
–Que dites-vous? reprit Saint-Aubert en sortant de sa rêverie; l'hôte répéta. Saint-Aubert ne put retenir une espèce de sanglot; mais comme s'il eût voulu prévenir les remarques, il demanda promptement à Voisin combien de temps il avait passé dans le pays?—Presque depuis mon enfance, répondit l'hôte.
–Vous rappelez-vous la feue marquise? dit Saint-Aubert d'une voix altérée.
–Ah! monsieur, si je me la rappelle; il y en a bien d'autres que moi qui ne l'ont pas oubliée.
–Oui, reprit Saint-Aubert, et je suis un de ceux-là.
–Hélas! monsieur, vous vous souvenez alors d'une belle et excellente dame; elle méritait un meilleur sort.
Des larmes coulèrent des yeux de Saint-Aubert: C'est assez, dit-il d'une voix presque étouffée, c'est assez, mon ami.
Emilie, quoique extrêmement surprise, ne se permit de manifester ses sentiments par aucune question.—Voisin voulut s'excuser, mais Saint-Aubert l'interrompit: L'apologie est inutile, lui dit-il, changeons plutôt de conversation. Vous parliez de la musique que nous venons d'entendre.
–Oui, monsieur: mais chut, elle revient; écoutez cette voix. Ils entendirent, en effet, une voix douce, harmonieuse et tendre, mais dont les sons faiblement articulés ne permettaient de rien distinguer qui ressemblât à des mots. Bientôt elle s'arrêta, et l'instrument qu'on avait entendu fit entendre les accords les plus doux.—Saint-Aubert observa que les tons en étaient plus pleins, plus mélodieux que ceux d'une guitare, et encore plus mélancoliques que ceux d'un luth. Ils continuèrent d'écouter, mais les sons ne revinrent plus.
–Cela est étrange, dit Saint-Aubert, qui rompit enfin le silence.—Très-étrange, dit Emilie.—Cela est vrai, dit Voisin. Et ils restèrent en silence.
Après une longue pause, Voisin reprit: Il y a environ dix-huit ans que, pour la première fois, j'entendis cette musique; c'était, je m'en souviens, par une belle nuit d'été comme celle-ci, mais il était plus tard. Je me promenais dans les bois, j'étais seul; je me souviens aussi que j'étais fort affecté, j'avais un de mes enfants malade, et nous craignions beaucoup de le perdre; j'avais veillé près de son lit toute la soirée pendant que sa mère dormait, car elle l'avait veillé toute la nuit précédente. Je sortis pour prendre un peu l'air: la journée avait été fort chaude; je me promenais sous ces arbres, et je rêvais; j'entendis une musique dans l'éloignement, et je pensai que c'était Claude qui jouait de son chalumeau; il s'en amusait fort souvent. Quand la soirée était belle, il restait à jouer sur sa porte; mais quand je vins à un endroit où les arbres s'ouvraient (de ma vie je ne l'oublierai), je regardais les étoiles du nord qui alors étaient fort élevées: j'entendis tout à coup des sons, mais des sons que je ne puis décrire; c'était comme un concert d'anges. Je regardais attentivement, et je croyais toujours les voir monter au ciel. Quand je revins à la maison, je dis ce que j'avais entendu; ils se moquèrent tous de moi, et me dirent que c'étaient des bergers qui avaient joué du flageolet: je ne pus jamais leur persuader le contraire. Peu de soirées après, ma femme entendit la même chose, et fut aussi surprise que je l'avais été moi-même. Le père Denis l'effraya beaucoup; il lui dit que le ciel envoyait cet avertissement pour annoncer la mort de son enfant, et que cette musique venait aux maisons qui renfermaient quelques personnes mourantes.
Emilie, en écoutant ces paroles, se sentit frappée d'une crainte superstitieuse tout à fait nouvelle pour elle; elle eut peine à dissimuler son trouble à Saint-Aubert.
–Mais l'enfant vécut, monsieur, en dépit du père Denis.
–Le père Denis, dit Saint-Aubert qui écoutait avec attention tous les récits du bon vieillard, nous sommes donc près d'un couvent?
–Oui, monsieur, le couvent de Sainte-Claire n'est pas loin; il est sur le rivage de la mer.
–Ah! ciel, dit Saint-Aubert, comme frappé d'un souvenir subit, le couvent de Sainte-Claire! Emilie observa qu'aux nuages de douleur répandus sur son front se mêlait un sentiment d'horreur. Il devint immobile; la blancheur argentine de la lune donnait alors sur son visage; il ressemblait à ces statues de marbre qui, placées sur un monument, semblent veiller sur les cendres froides, et s'affliger sans espérance.
–Mais, cher papa, dit Emilie qui voulait le distraire de ses pensées, vous oubliez combien vous avez besoin de repos; si notre bon hôte veut bien me le permettre, je préparerai votre lit, je sais comment vous aimez qu'il soit fait. Saint-Aubert se recueillit, et lui souriant avec affection, la pria de ne point augmenter sa fatigue en y ajoutant cette peine. Voisin, dont l'attention avait été suspendue par l'intérêt que ses récits avaient excité, s'excusa de n'avoir point encore fait venir Agnès, et sortit pour l'aller prendre.
Peu de moments après il revint; il ramena sa fille, jeune femme d'une jolie figure. Emilie apprit d'elle ce qu'elle n'avait pas encore soupçonné; c'est que pour les recevoir il fallait qu'une partie de la famille cédât ses lits. Elle s'affligea de cette circonstance; mais Agnès, dans sa réponse, montra la même grâce et la même hospitalité que son père. On décida qu'une partie des enfants et Michel iraient coucher dans le voisinage.
–Si je suis mieux demain, ma chère, dit Saint-Aubert à Emilie, nous partirons de bonne heure, pour pouvoir nous reposer pendant la chaleur du jour, et nous retournerons à la maison. Dans l'état de ma santé et celui de mes idées, je ne puis songer qu'avec peine à un plus long voyage, et je me sens le besoin de regagner la vallée. Emilie désirait ce retour, mais elle se troubla d'une résolution aussi soudaine. Son père sans doute se trouvait bien plus mal qu'il n'en voulait convenir. Saint-Aubert se retira pour prendre un peu de repos. Emilie ferma sa petite chambre, mais elle ne put trouver le sommeil. Ses pensées la reportèrent à la dernière conversation relative à l'état des âmes après la mort. Ce sujet la touchait sensiblement, depuis qu'elle ne pouvait plus se flatter de conserver longtemps son père. Elle s'appuyait toute pensive sur une petite fenêtre ouverte. Absorbée dans ses réflexions, elle levait les yeux au ciel; elle voyait cette voûte céleste semée d'innombrables étoiles, habitées peut-être par des esprits dégagés de leurs corps; ses yeux erraient dans les plaines éthérées, ses pensées s'élevaient, comme auparavant, vers la sublimité d'un Dieu et la contemplation de l'avenir. La danse avait cessé, les chaumières étaient paisibles, l'air semblait à peine effleurer le sommet des bois; quelques brebis égarées, de temps en temps le son d'une clochette éloignée, le bruit d'une porte qui se fermait, interrompaient seuls le silence et la nuit. A la fin même, ces sons qui lui rappelaient la terre et ses occupations, cessèrent tout à fait; les yeux mouillés de larmes, pénétrée d'une dévotion respectueuse, elle resta à la fenêtre jusqu'à ce que vers minuit l'obscurité se fût étendue sur la terre, et que la planète indiquée par Voisin eût disparu derrière le bois. Elle se souvint alors de ce qu'il avait dit à ce sujet, et se rappela la mystérieuse musique; elle restait à la fenêtre, espérant et craignant à la fois de l'entendre revenir; elle était occupée de l'extrême émotion de son père, quand on avait annoncé la mort du marquis de Villeroi et rappelé le sort de la marquise; elle se sentait vivement intéressée à en connaître la cause. Sa curiosité à cet égard était d'autant plus vive, que jamais son père n'avait prononcé devant elle le nom de Villeroi: aucune musique ne se fit entendre. Emilie s'aperçut que les heures la ramenaient à de nouvelles fatigues; elle pensa qu'il faudrait se lever de bonne heure, et se décida à gagner son lit.
CHAPITRE VII
Emilie, appelée de bonne heure comme elle l'avait désiré, se réveilla. Le sommeil l'avait peu rafraîchie, des songes pénibles l'avaient obsédée, et la plus douce consolation des malheureux avait été perdue pour elle. Elle ouvrit sa fenêtre, regarda les bois, vit le soleil levant, respira l'air pur, et se sentit plus calme. Tout le paysage avait cette fraîcheur qui semble apporter la santé. On n'entendait que des sons doux, que des sons pittoresques, si l'on peut s'exprimer ainsi, tels que la cloche d'un couvent lointain, le murmure des vagues, le chant des oiseaux, le mugissement du bétail, qu'elle voyait cheminer lentement entre les buissons et les arbres.
Emilie entendit un mouvement dans la salle basse; elle reconnut la voix de Michel qui parlait à ses mules, et sortait avec elles d'une cabane voisine; elle sortit aussi, et trouva Saint-Aubert qui venait lui-même de se lever, et que le sommeil n'avait pas mieux rétabli qu'elle. Elle le conduisit de l'escalier dans la petite pièce où ils avaient soupé la veille. Ils y trouvèrent un déjeuner proprement servi, et leur hôte et sa fille qui les attendaient pour leur souhaiter le bonjour.
Je vous envie cette chaumière, mes bons amis, dit Saint-Aubert en les voyant; elle est si agréable, si paisible, si propre, et cet air qu'on respire! Si quelque chose pouvait rendre la santé, ce serait bien sûrement cet air-là.
Voisin le salua honnêtement, et lui répondit avec la politesse française: On peut envier cette chaumière, depuis que vous et mademoiselle l'avez honorée de votre présence.—Saint-Aubert sourit amicalement à ce compliment, et se mit à table. Elle était couverte de crème, de fruits, de beurre et de fromage frais. Emilie, qui avait soigneusement examiné son père, et qui le trouvait bien mal portant, l'engageait vivement à remettre son départ jusqu'au soir; mais Saint-Aubert semblait impatient d'être chez lui, et exprimait cette impatience avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire. Il assurait que depuis longtemps il ne s'était pas trouvé mieux, et qu'il voyagerait avec moins de peine à la fraîcheur du matin qu'à toute autre heure de la journée. Mais tandis qu'il causait avec son respectable hôte, et le remerciait pour ses procédés obligeants, Emilie le vit changer et tomber sur sa chaise avant qu'elle eût pu le soutenir. En peu de moments il se remit de cette faiblesse soudaine; mais il était si mal, qu'il se vit incapable de voyager; et après avoir lutté quelques instants contre la violence de ses maux, il demanda qu'on vînt l'aider à remonter l'escalier et à se remettre au lit. Cette prière renouvela toutes les terreurs qu'Emilie avait éprouvées la veille: mais quoiqu'à peine elle pût se soutenir et résister au coup dont elle était frappée, elle essaya de dévorer sa crainte; et lui donnant son bras tremblant, elle mena Saint-Aubert dans sa chambre.
Dès qu'il fut au lit, il fit appeler Emilie, qui pleurait à quelques pas de la porte; et dès qu'elle arriva, il fit signe qu'on les laissât seuls. Alors il lui prit la main, et fixa ses yeux sur elle avec tant de tendresse et de douleur, que son courage l'abandonna, et elle se mit à fondre en larmes. Saint-Aubert cherchait lui-même à conserver sa fermeté, et ne pouvait parler; il ne pouvait que lui serrer la main et retenir ses propres larmes. A la fin, il prit la parole:—Ma chère enfant, dit-il, en s'efforçant de sourire au travers de l'expression de sa douleur; ma chère Emilie! Il fit une pause, il leva les yeux au ciel comme pour prier; et alors, d'un ton plus ferme et d'un regard où la tendresse d'un père s'unissait avec dignité à la pieuse solennité d'un saint, ma chère enfant, dit-il, je voudrais adoucir les tristes vérités que je suis obligé de vous dire; mais je ne sais rien déguiser. Hélas! je voudrais vous le cacher; mais il serait trop cruel de prolonger votre erreur. Notre séparation est prochaine; osons donc en parler, et préparons-nous à la supporter par nos réflexions et nos prières: la voix lui manqua. Emilie, pleurant toujours, pressa sa main contre son cœur; oppressée par des soupirs convulsifs, elle ne pouvait pas même lever les yeux.
Ne perdons pas un seul moment, dit Saint-Aubert en revenant à lui; j'ai beaucoup de choses à vous dire. J'ai à vous révéler un secret de la plus haute importance, et une promesse à obtenir de vous; quand cela sera fait, je serai plus tranquille. Vous avez observé, ma chère, combien je désire d'être chez moi; vous n'en savez pas la raison; écoutez ce que je vais vous dire. Mais attendez, il me faut cette promesse, cette promesse faite à votre père mourant! Saint-Aubert fut interrompu. Emilie, frappée de ses derniers mots, comme si, pour la première fois, elle eût connu le danger où il était, leva la tête; ses larmes s'arrêtèrent, et, le regardant un moment avec l'expression d'une affliction insoutenable, une convulsion la saisit; elle tomba sans connaissance. Les cris de Saint-Aubert attirèrent Voisin et sa fille; ils donnèrent tous les secours qui dépendaient d'eux, mais ils furent longtemps sans effet. Quand Emilie revint, Saint-Aubert était si épuisé de toute cette scène, qu'il fut quelques minutes sans pouvoir parler. Un cordial qu'Emilie lui donna, parvint à ranimer ses forces. Quand pour la seconde fois ils furent seuls, il s'efforça de la calmer, et lui présenta toutes les consolations que la circonstance pouvait admettre. Elle se jeta dans ses bras, pleura sur sa poitrine; et sa douleur la rendait tellement insensible à ses discours, qu'il cessa de lui en faire aucun; il ne pouvait que s'attendrir et mêler ses larmes aux siennes. Rappelée enfin à un sentiment de devoir, elle voulut épargner à son père un plus long spectacle de sa douleur; elle quitta ses embrassements, sécha ses pleurs, et dit quelques mots, comme de consolation. Ma chère Emilie, reprit Saint-Aubert, ma chère enfant, soumettons-nous avec une humble confiance à l'Etre qui nous a protégés et consolés dans nos dangers et dans nos afflictions. Chaque moment de notre vie fut exposé à ses yeux; il ne voudra pas nous abandonner, il ne nous abandonnera pas maintenant. Je sens cette consolation dans mon cœur: je vous laisserai, mon enfant, je vous laisserai entre ses bras; et quoique je quitte ce monde, je serai toujours en sa présence. Oui, mon Emilie, ne pleurez pas; la mort en elle-même n'a rien de nouveau ou de surprenant, puisque nous savons tous que nous sommes nés pour mourir; elle n'a rien de terrible à ceux qui se confient dans un Dieu tout-puissant.
Après un peu de repos, il reprit la conversation. Revenons, dit-il, au sujet qui me touche au fond du cœur. J'ai dit que j'avais une promesse solennelle à recevoir de vous. Il faut que je la reçoive avant de vous en expliquer la principale circonstance dont j'ai à vous entretenir. Il en est d'autres que, pour votre repos, il est essentiel que vous ignoriez toujours. Promettez-moi donc que vous exécuterez exactement ce que je vais vous commander.
Emilie, à qui cette extrême gravité en imposait, essuya les larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre; et regardant éloquemment Saint-Aubert, elle se lia par serment à faire ce qu'il exigerait d'elle, sans savoir ce que ce pouvait être.
Il continua.—Je vous connais trop bien, mon Emilie, pour craindre jamais que vous manquiez à vos engagements, mais surtout à un engagement si respectable. Votre parole me met en paix, et votre fidélité est d'une inconcevable importance pour la tranquillité de vos jours. Ecoutez à présent ce que j'avais à vous dire. Le cabinet qui joint ma chambre à la vallée renferme une espèce de trappe qui s'ouvre sous une feuille du parquet. Vous la reconnaîtrez à un nœud remarquable du bois; c'est d'ailleurs l'avant-dernière feuille du côté de la boiserie, et en face même de la porte. A une toise environ du côté de la fenêtre, vous apercevrez une jointure, comme si la planche avait été rapportée; c'est par là qu'on l'ouvre. Appuyez le pied sur la ligne, la planche s'enfoncera, et vous pourrez aisément la faire glisser sous l'autre; au-dessous, vous verrez un espace creux. Saint-Aubert s'arrêta pour reprendre haleine, et Emilie resta plongée dans la plus profonde attention. Entendez-vous ces instructions, ma chère? lui dit-il. Emilie, à peine capable de proférer un mot, l'assura qu'elle l'entendait bien.
–Quand vous retournerez à la maison… Il poussa un profond soupir.
Quand elle l'entendit parler de ce retour, toutes les circonstances qui devaient l'accompagner se présentèrent à sa pensée; elle eut une explosion de douleur, et Saint-Aubert, plus affecté encore par la contrainte et l'effort qu'il s'était fait, ne put enfin retenir ses larmes. Après quelques moments, il se remit. Ma chère enfant, dit-il, consolez-vous: quand je ne serai plus, vous ne serez pas abandonnée. Je vous laisse immédiatement sous la protection de la Providence, qui ne m'a jamais refusé ses secours. Ne m'affligez pas par l'excès de votre désespoir; apprenez-moi plutôt, par votre exemple, à modérer celui que je ressens.
Saint-Aubert, qui ne parlait qu'avec difficulté, reprit l'entretien après une pause. Ce cabinet, ma chère… quand vous retournerez à la maison, allez-y, et sous la planche que je vous ai décrite, vous trouverez un paquet de papiers écrits. Faites attention maintenant. La promesse que j'ai reçue de vous est relative à ce seul objet; vous brûlerez ces papiers, et cela sans les lire, sans les regarder: je vous l'ordonne absolument.
La surprise d'Emilie surmontant un instant sa douleur, elle demanda pourquoi cette précaution. Saint-Aubert lui répondit que s'il avait pu le lui expliquer, la promesse qu'il avait exigée n'aurait plus été nécessaire. Qu'il vous suffise, mon enfant, de vous en pénétrer essentiellement; elle est d'une importance extrême. Sous cette même planche, vous trouverez environ deux cents doublons enveloppés dans une bourse de soie. Ce fut même pour mettre en sûreté l'argent qui se trouvait au château, qu'on imagina ce secret. La province était alors inondée de troupes qui prenaient avantage des circonstances et se livraient à toutes sortes de pillages.
Mais j'ai encore une promesse à recevoir de vous: c'est que jamais, quelle que soit votre position, vous ne vendrez la vallée. Saint-Aubert ajouta que, si elle se mariait, elle spécifierait dans le contrat que le château ne serait jamais qu'à elle. Il lui parla ensuite de sa fortune avec plus de détail qu'il n'avait encore fait. Les deux cents doublons et le peu d'argent que vous trouverez dans ma bourse, sont tout le comptant que j'ai à vous laisser. Je vous ai dit en quel état j'étais avec M. Motteville à Paris. Ah! mon enfant, je vous laisse pauvre, mais non pas dans la misère. Emilie ne pouvait répliquer à rien; à genoux près de son lit, elle baignait de pleurs la main chérie qu'elle retenait encore.
Après cette conversation, l'esprit de Saint-Aubert parut beaucoup plus calme; mais, épuisé par l'effort qu'il avait fait, il tomba dans l'assoupissement. Emilie continua de veiller et de pleurer près de lui, jusqu'à ce qu'un léger coup à la porte de la chambre l'obligea de se relever. Voisin venait dire qu'un confesseur du couvent voisin était en bas prêt à assister Saint-Aubert. Emilie ne voulut pas qu'on réveillât son père, et fit prier le prêtre de ne pas quitter la maison. Quand Saint-Aubert sortit de l'assoupissement, tous ses sens étaient confondus; il lui fallut du temps pour reconnaître Emilie qui le gardait. Alors il remua les lèvres, il lui tendit la main; elle la reçut et retomba sur sa chaise, frappée de l'impression de mort qu'elle remarquait dans tous ses traits. En peu d'instants il retrouva la voix, et Emilie lui demanda s'il désirait entretenir un confesseur. Il répondit qu'il le désirait; et quand le révérend père parut, elle se retira. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. On rappela Emilie; elle retrouva Saint-Aubert plus agité, et elle regarda le père avec un peu de ressentiment, comme s'il en eût été la cause; le bon religieux la regarda avec douceur, et ensuite détourna les yeux. Saint-Aubert, d'une voix tremblante, la pria de joindre ses prières à celles que l'on allait faire, et demanda si Voisin ne voulait pas en être aussi. Le vieillard et sa fille arrivèrent tous deux en pleurant; ils se mirent à genoux auprès du lit. Le révérend père, d'une voix majestueuse, récita lentement les prières des agonisants. Saint-Aubert, d'un air serein, s'unissait avec ferveur à leur dévotion; des larmes quelquefois s'échappaient de ses paupières presque closes; les sanglots d'Emilie interrompirent souvent le service.
La prière des agonisants.
Quand il fut fini, et qu'on eut administré l'extrême-onction, le père se retira. Saint-Aubert fit un signe pour que Voisin s'approchât; il lui donna sa main, et fut quelque temps en silence. A la fin il lui dit d'une voix éteinte: Mon bon ami, notre connaissance a été courte, mais elle vous a suffi pour me développer votre bon cœur; je ne doute pas que vous ne transportiez toute cette bienveillance à ma fille: quand je ne serai plus, elle en aura besoin. Je la confie à vos soins dans le peu de jours qu'elle doit passer ici: je ne vous en dis pas davantage. Vous avez des enfants; vous connaissez les sentiments d'un père: les miens deviendraient bien pénibles si j'avais moins de confiance en vous. Voisin l'assura, et ses larmes témoignaient toute sa sincérité, qu'il n'oublierait rien pour adoucir l'affliction d'Emilie, et que, si Saint-Aubert le désirait, il la ramènerait en Gascogne. Cette offre fut si agréable à Saint-Aubert, qu'il ne trouva point d'expression pour peindre sa reconnaissance, ou, pour bien dire, qu'il l'acceptait.